Cet ouvrage publié aux presses de Sciences-Po vient certainement combler un manque sur la connaissance des comportements politiques d’une population qui a fait irruption en France en 1962. Ces pieds-noirs au verbe haut ont essayé de reconstruire leur vie en arrivant sur la rive nord de la Méditerranée, pas forcément attendus et certainement pas très bien accueillis.
Évidemment lorsque l’on réside dans le Midi languedocien où, de l’autre côté du Rhône en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, on retrouve dans cet ouvrage de très nombreux référant politiques et culturels. Le vote pied-noir est une réalité, tout comme la complaisance dont certains élus ont pu faire preuve à l’égard d’organisation de rapatriés faisant explicitement référence à l’OAS. Mais, ici comme ailleurs, c’est l’arbre qui cache la forêt. Les expressions revendicatives d’organisation de rapatriés ont très souvent usurpé la parole des pieds-noirs, beaucoup plus nuancée dans la plupart des cas, que celle de leurs représentants pas forcément très autorisés.

La guerre d’Algérie et le traumatisme

C’est dire si cet ouvrage est utile. Utile à plus d’un titre pour celui qu’une certaine tradition familiale rattache à ce groupe méconnu, mais aussi utile à celui qui a toutes les raisons de s’interroger sur la sociologie électorale d’une région dans laquelle il cherche à s’implanter. Cela peut concerner aussi bien l’élu que le décideur, sur le terrain politique notamment.
Ce livre offre un état des lieux de la « maison pied-noire ». Il s’agit incontestablement d’un cas de figure presque idéal pour le thème plus général des effets politiques d’un traumatisme historique.
Forcément, la guerre d’Algérie continue d’influer sur les attitudes politiques de ce groupe, distinguant les pieds-noirs du reste des Français. Aujourd’hui, le rapport des pieds-noirs à la politique est beaucoup plus compliqué. Traumatisés par les conditions du rapatriement, ils auraient voulu par leurs votes punir ceux qui les ont abandonnés tandis que d’autres écœurés, choisissent l’abstention. Il existe sans doute un vote pied noir susceptible de peser de façon significative, mais il n’est pas forcément lié à la guerre d’Algérie. Les pieds noirs votent en fonction de leur histoire familiale mais également de leur milieu social. La perception de la situation politique et sociale de la France pèse fortement sur leur participation. Les difficultés des hommes politiques à régler les problèmes de société peuvent les détourner du vote. En cela, les pieds-noirs rejoignent l’attitude de rejet civique de certains de leurs compatriotes.
Les pieds noirs semblent d’après l’étude très détaillée de l’auteur plus « politisés » que leurs concitoyens. Il est vrai qu’ils ont été confrontés à une histoire dramatique et à la traduction concrète, vitale même, de la décision politique sur leurs existences. De plus ils ont pu mesurer surtout avant 1958, leur capacité à influer sur le cours des événements. Rares sont les pieds noirs qui ne sont pas persuadés que c’est « grâce à eux » que de Gaulle est arrivé au pouvoir en 1958… La guerre d’Algérie leur a fait prendre conscience qu’il valait mieux s’impliquer davantage en politique pour défendre leurs intérêts. D’après l’auteur, le drame algérien a suscité des attitudes opposées entraînant, chez les uns (la majorité), une politisation accrue, une volonté d’activisme et, chez les autres (moins nombreux), de la défiance et un rejet de la politique.

Un groupe politisé

Et justement, c’est parce que les pieds-noirs ont dans l’ensemble une image assez critique de la politique et de leurs représentants qu’ils semblent plus politisés que les autres.
Chez un certain nombre d’entre eux, mais ils disparaissent peu à peu, le traumatisme de la guerre d’Algérie aura contribué à forger un système de représentation du monde et une idéologie tournés vers le passé.
Le passé traumatique n’a pas eu pour conséquence d’orienter les rapatriés vers un parti en particulier. Leur vote est multi¬forme. Il l’était déjà en Algérie. On sait que le vote communiste était important dans les quartiers populaires comme à Bab el Oued. Il continue de l’être aujourd’hui, malgré le rapatriement. Le traumatisme intervient sur le positionnement sur l’échelle gauche-droite. Les pieds-noirs sont aujourd’hui majoritairement situés à droite. Leur positionnement est donc différent de celui des autres Français du moins jusqu’en 2007.

La mémoire traumatique infléchit également la perception des partis politiques. Toutefois, celle-ci est très hétérogène. Les formations de gauche suscitent généralement la méfiance, voire l’hostilité, des rapatriés. Le rejet du PCF s’explique à cause de la guerre d’Algérie mais cela ne joue pas sur un PS au fonctionnement notabiliaire dans le Midi. Les rapatriés sont très sensibles à cette logique. Les partis de droite semblent avoir su conserver ou capter l’électorat pied-noir après 1962 mais ce n’est pas évident des deux côtés du Rhône. En Languedoc, Aude, Hérault, Gard, ce ‘est pas forcément le cas, tandis que cela semble évident dans les Pyrénées orientales.
Le ressentiment de ce groupe s’est exercé à droite essentiellement à l’encontre de la personne du général de Gaulle. La plupart des rapa¬triés ne lui ont pas pardonné d’avoir abandonné l’Algérie. Les rapatriés ont pu avoir deux attitudes. Certains ont reporté l’hostilité à de Gaulle sur le RPR. D’autres ont tourné la page et votent pour le RPR, puis pour l’UMP. Les pieds-noirs ont souvent choisi les partis centristes mais ils ont aussi largement soutenu le Front National, ce qui est directement lié au traumatisme du rapatriement. Jean-Marie Le Pen a exprimé, à de nombreuses reprises, de la sympathie pour les Français d’Algérie. Les thèses du FN sur l’immigration et sur la préférence nationale ont également suscité l’intérêt pendant un temps.
Les comportements et attitudes politiques des enfants de pieds-noirs tendent, pour leur part, à rejoindre ceux de leurs compatriotes. Ils sont en quelque sorte à mi-chemin entre leurs parents et l’ensemble de la population française. Ils conservent moins de spécificités que leurs aînés. Pour la plupart, ils tiennent compte avant tout de la vie politique et sociale d’aujourd’hui. Ils n’ont certes pas, dans l’ensemble, une très bonne image de la politique ni de leurs représentants. Mais cette appréciation critique est partagée par de nombreuses catégories de Français. Il n’y a pas forcément ici de lien avec le passé traumatique. Le vote des enfants de pieds-noirs est très divers. Ils sont majoritairement à droite sur l’échelle gauche-droite, mais ils sont plus nombreux que leurs aînés à être de gauche dans cette génération. Leur perception des partis politiques ne tient plus vraiment compte de la guerre d’Algérie.

Les enfants des pieds noirs

Les enfants de pieds-noirs votent plus fréquemment pour le PS que leurs parents : ils se prononcent avant tout par rapport aux propositions actuelles de ce parti. Les fils et filles de rapatriés sont aussi assez nombreux à choisir les partis de droite : ils votent pour eux parce qu’ils partagent avant tout des valeurs libérales de droite et ils se posi¬tionnent essentiellement en fonction du présent. Le soutien au FN peut aussi être important dans cette génération, mais il apparaît moins lié au passé que chez leurs aînés. Il est plus fonction de la crise de l’emploi.
Les enfants de pieds-noirs se rapprochent ainsi des autres Français dans leurs raisons de voter ou de ne pas voter pour ce parti. Des éléments sont légués, mais tout n’est pas communiqué en l’état. Les enfants de pieds-noirs ont les préoccupations politiques de leur époque. Si leur famille est de droite, rien ne les empêche d’être de gauche, donc en rupture par rapport à la socialisation familiale. De plus, celle-ci est en déclin.
L’auteur fait également remarquer que les enfants de pieds-noirs vivent aujourd’hui dans une société globale marquée par l’individualisme où l’on se réfère moins qu’avant au groupe familial. Les traditions et les coutumes des pieds-noirs, issues du melting pot entre Européens sur le sol algérien au temps de la colonisation, ne devraient probablement pas survivre à la génération des rapatriés.
La culture pied-noire est beaucoup trop récente et composite pour pouvoir être revendiquée par les descendants. Les enfants de rapatriés ont opéré une reconstruction identitaire. Ils ont, pour la plupart de ceux nés après 1962, fait le deuil de leur identité pied-noire, de sorte qu’ils ont pu se constituer leur propre identité ici en France.
On ne peut qu’apprécier cet ouvrage qui apporte une compréhension de la réalité des évolutions politiques notamment grâce à de nombreux témoignages recueillis au terme d’une enquête minutieuse. Il manque sans doute ici une étude plus précise des postures politiques des élus régionaux et départementaux dans les zones les pieds-noirs sont présents de façon significative. Il toutefois souligner que les pieds-noirs ne sont pas dupes de la sollicitude des politiques qui cherchent à s’assurer de leur soutien, par des promesses vite oubliées une fois les élections passées. On retrouve d’ailleurs cette posture de victimes permanentes dans certains discours de rapatriés pour qui la cicatrice de la guerre d’Algérie reste encore ouverte.
Pourtant, en plus d’un quart de siècle d’enseignement dans une région où les rapatriés d’Algérie et leurs enfants et petits enfants sont nombreux, et où le vote Front National est encore significatif, force est de constater que les interventions dans les classes liées à la mémoire de ce traumatisme familial sont devenues extrêmement rares, ce qui n’était pas le cas il y a 25 ans. Cette remarque vient assurément confirmer la thèse de l’auteur.

Bruno Modica