Ce n’est pas un scoop : le roman historique se porte bien, a fortiori quand il se consacre au destin d’une personnalité célèbre ou investit une période porteuse d’un puissant imaginaire. Il est devenu un créneau vendeur, en un temps où les livres d’histoire académique ont de plus en plus de mal à trouver leur public. Les médiévistes participent aussi de cet engouement pour la fiction, comme en témoignent les polars très réussis de Nicole Gonthier prenant pour cadre la ville Lyon à la fin du XVe siècle et maintenant ce roman réaliste d’Hervé Martin, « Les Poilevilain. Une famille française pendant la Guerre de Cent Ans ». Il est vrai que l’écriture de l’histoire, avec ses intrigues, ses acteurs, ses tensions et ses rebondissements, n’est pas si éloignée que cela du genre romanesque.

Historien de la fin du Moyen Âge, Hervé Martin est bien connu pour ses travaux sur l’Église et les mentalités médiévales. Dans ce dernier opus, il nous entraîne sur les traces d’une famille française de basse condition durant une époque périlleuse, la guerre de Cent Ans, débutant avec la grande dépression du milieu du XIVe siècle et s’interrompant sur des prodiges annonciateurs d’une possible victoire sur les Anglais dans les années 1420. Centré sur la France du nord, de la Picardie à la capitale, le récit évoque aussi des terres plus lointaines à travers les figures d’un farouche soldat breton, d’un seigneur français captif en Angleterre, d’un prêteur lombard cupide et fourbe, tandis que le monastère de Saint-Gall en Suisse suscite les convoitises par ses manuscrits de grande antiquité et que le royaume de Jean Ier au Portugal fait figure de pays de Cocagne. Car ce monde du Moyen Age finissant n’est pas qu’un temps de calamités successives, qui affectent les trois générations de Poilevilain . Il est aussi une époque de mutations, donc d’opportunités pour qui a su résister aux épreuves divines. À cet égard, le parcours du fondateur de la lignée est exemplaire : meneur des Jacques au village de Bazouges l’Épervier, révoltés contre leur seigneur, Pierre Poilevilain est condamné à s’enfuir, ce qui lui permet de sauver sa peau et recommencer sa vie à la ville. Devenu forgeron à Château-Goupil, il se mue bientôt en leader de grève au service de la cause des exploités. Mais c’est plus à la faux de la peste qu’il doit de se retrouver à la tête de la forge, grâce à un remariage de tout profit avec une jeune veuve, et le passage de l’artisanat au commerce. La success story des Poilevilain se poursuivra avec les deux générations suivantes, permettant aux descendants de se consacrer à des carrières diversifiées, des études aux offices, du banditisme au mercenariat, de la vie religieuse au cercle de cour.

Au-delà du destin singulier de cette famille française, l’intrigue romanesque se nourrit de la connaissance très précise de la période par l’auteur, qui a su incontestablement intégrer une histoire familiale à la grande histoire, celle d’une France en crise à la recherche d’un sauveur… Les malheurs du temps n’empêcheront pas les membres de la famille Poilevilain d’améliorer leurs conditions de vie et de connaître une ascension sociale digne des Trente glorieuses. Quant au gouvernement du monde, il est déjà gangréné par toutes les formes de corruption, avec une papauté à trois têtes, un roi fou sur le trône de France et des échevins municipaux peu soucieux de probité, à l’image du maire de Château-Goupil Bertrand Podevin. Loin de tout misérabilisme, ce roman rend compte de toutes les facettes d’un Moyen Âge bien plus riche et contrasté que ne le conçoit le sens commun. Le récit alterne des situations réalistes très imagées, nous conduisant du château de campagne au faubourg crasseux, de l’atelier de la forge à l’échoppe ayant pignon sur rue, des étuves du bordel aux chapelles de l’église paroissiale, du monastère d’honnêtes filles aux forêts malfamées, de la fastueuse cour princière au studieux cabinet de l’historiographe. À chaque fois, nous percevons l’intrication entre une vie terrestre marquée par de nombreuses vicissitudes et une crainte de l’au-delà toujours présente.

L’écriture d’Hervé Martin est tout sauf monotone. Ceux qui ont pu apprécier la flamboyance du style de l’historien, découvrirons ici les fulgurances et la truculence du romancier, évitant toute « langue de bois sorbonnicole » (p. 132) pour reprendre une des expressions croustillantes de l’auteur. Il sait inventer des personnages hauts en couleurs, tels les deux coursiers lombards, opportunément nommés Bartali et Pantani, que bien sûr personne ne réussit à suivre lors de leur évasion ; le frère Raphaël, prédicateur dominicain prophétique surpris de ses propres miracles ; le vendeur d’indulgences sans vergogne dont la concurrence déloyale fait fuir les honnêtes commerçants… Il intègre des morceaux de bravoure, telles les divagations d’une troupe de théâtre tantôt rémunérée par les autorités, tantôt sur les routes en compagnie de « sans-dents » de tout poil, ou la sévère partie de crosse entre deux bandes de jeunes paysans, ou encore la séance tumultueuse du conseil municipal de Château-Goupil réglée par l’entrée tonitruante des garçons bouchers dans la salle de réunion…

Autant de scènes que l’on imagine facilement dans une adaptation télévisuelle : après « un village français », comment en effet ne pas rêver de voir « une famille française » pour relater une autre époque troublée, mais tout aussi fondatrice de l’histoire de France ? Car, à sa façon, ce petit roman stimulant apporte sa pierre à la construction du grand récit national, à l’écart de tout prétention identitaire, car toujours vécue à hauteur d’hommes et de femmes de toute condition. Autant dire que ce roman trouve logiquement sa place sur nos étagères, entre « Le Grand Ferré. Premier héros paysan » de Colette Beaune, contemporain de Pierre Poilevilain qui aurait pu combattre à ses côtés, et « L’histoire populaire de la France de 1685 à nos jours » de Michelle Zancarini-Fournel, superbement titrée « les luttes et les rêves », qui a dû intégrer sans le savoir quelques descendants restés anonymes de la famille Poilevilain…