Le Maghreb, région d’Afrique du Nord, a longtemps été perçu uniquement sous l’angle de la périphérie. Il s’avère toutefois que cet espace a très tôt été intégré aux différents réseaux d’échanges, appartenant dans un premier temps à un espace islamique en construction et dans un second à une Méditerranée dominée par les puissances latines. C’est ce qui intéresse Dominique Valérian, médiéviste et agrégé d’histoire, professeur à l’université Paris 1 – Panthéon Sorbonne et spécialiste de l’histoire des pays d’Islam et de la Méditerranée, dans son dernier ouvrage, Ports et réseaux d’échanges dans le Maghreb médiéval, édité par la Casa de Velázquez en 2019. Le travail présenté est la publication de la thèse d’Habilitation à Diriger les Recherches (HDR) que l’auteur a soutenue en 2010 à l’université Paris 1. Il s’inscrit dans la lignée du programme de recherche développé par l’auteur avec Damien Coulon et Christophe Picard dans le cadre de séminaires et qui a donné lieu à la publication d’un travail en deux tomes, intitulés Espaces et réseaux en Méditerranée médiévale, publié aux éditions Bouchène en 2007 et 2010.
Dès l’introduction, D. Valérian rappelle que depuis l’époque médiévale, le Maghreb est considéré comme une « périphérie d’un Islam centré sur l’Orient ». L’historiographie de la période coloniale n’a pas permis de donner une autre image qu’un « corps inerte ne pouvant que subir ou voir passer (…) des influences extérieures » venant d’Orient, d’Al-Andalus, ou d’Europe chrétienne. Aujourd’hui encore, malgré les indépendances, le Maghreb a du mal à s’affranchir de la vision de zone intermédiaire entre Orient musulman et Espagne musulmane, et entre Sahara-Soudan et Méditerranée.
Toutefois, comme le précise l’auteur, si nous faisons un zoom sur le seul Maghreb, certains territoires, comme Bougie, sont caractérisés par les géographes arabes comme des centres. Il s’agit toujours de capitales politiques « qui agissent comme des pôles autour desquelles gravitent les autres villes et les territoires ». Cette organisation en étoiles ou en cercles concentriques découle d’une logique centre/périphéries qui s’est imposée comme modèle dominant chez les historiens modernes. Ce modèle a été observé par des historiens qui se sont intéressés aux principales dynasties qui se sont succédées. Ils ont montré que la création des États se réalise à partir des capitales qui concentrent les flux. Le même modèle a été étudié par des chercheurs spécialistes de l’Islam d’Orient ou de l’expansion européenne en Méditerranée.
D. Valérian émet cependant quelques critiques vis-à-vis du modèle centre/périphéries. Tout d’abord, il est difficile de rendre compte de la complexité des territoires régionaux et locaux, notamment lorsqu’ils s’éloignent du centre. Ensuite, le rôle des acteurs locaux est très souvent négligé. Cela s’accentue d’ailleurs lorsque l’on s’approche des périphéries considérées à tort comme passives. Enfin, ce modèle nécessite une périodisation pour chercher les moments de « passage de relais d’un centre à un autre » que ce soit à l’échelle de l’organisation de l’espace maghrébin (entre capitales politiques) ou à l’échelle monde, lorsque les espaces de dominations rejettent le Maghreb dans les périphéries.
Dans son ouvrage, D. Valérian fait le choix de l’étude réticulaire. Il reprend la définition des réseaux qui avait été donnée lors des séminaires organisés avec D. Coulon et Ch. Picard, et qui réunit trois composantes principales : « un ensemble d’éléments distincts, le plus souvent nombreux généralement constitués (…) de points dans l’espace ; des liens rassemblant ces éléments, qui peuvent être plus ou moins enchevêtrés, simples ou réciproques ; une organisation, voire une hiérarchie, structurant ces éléments et ces liens en un véritable système dans le cas de réseaux les plus achevés ». L’auteur explique que cette approche permet de résoudre un certain nombre de problématiques, en rendant compte des espaces qui se trouvent dans les « angles morts cachés » par les analyses en terme centre/périphéries. L’étude réticulaire donne l’occasion de travailler le jeu des échelles en allant du plus local (lorsque les sources le permettent) au plus global. On peut ainsi prendre conscience de « la complexité des relations au sein d’un même ensemble ». Enfin, cette approche permet de mettre en évidence les évolutions et les dynamiques à l’œuvre.
D. Valérian part des espaces portuaires comme Bougie, qui constituent « les points les plus facilement intégrés » pour comprendre les réseaux d’échanges. Ils constituent selon lui « un observatoire privilégié pour mettre de l’ordre dans la complexité des logiques d’organisation de l’espace maghrébin ». Il rappelle également que les ports maghrébins jouent un rôle croissant dans l’histoire politique et économique de la région.
L’ouvrage est divisé en deux parties chronologiquement bien définies. La première permet de comprendre à quel moment et de quelle façon s’anime la façade maritime maghrébine dans l’espace islamique depuis les conquêtes musulmanes jusqu’au début du XIe siècle. L’arrivée des Latins à partir du XIe siècle bouleverse les réseaux. Ainsi, dans une seconde partie, l’auteur cherche comprendre comment les ports et les réseaux d’échange du Maghreb s’insèrent dans une Méditerranée désormais dominée par les Latins, jusqu’à la fin du XVe siècle.
L’intégration des ports au sein de l’espace islamique (fin VIIe siècle – début XIe siècle)
Depuis le début de la conquête et jusqu’à la fin du VIIIe siècle, la domination musulmane ne couvre pas de manière égale et homogène l’ensemble du territoire maghrébin. Seule la partie à l’est de la Tunisie actuelle connaît une organisation assez efficace. À l’ouest, l’activité commerciale est surtout terrestre et le littoral méditerranéen reste au second plan.
Ce n’est qu’entre les IXe et XIe siècles que se met véritablement en place l’armature portuaire du Maghreb. Malgré des sources plus nombreuses pour cette période, l’auteur rappelle qu’il n’est pas toujours évident de savoir à quel moment un simple mouillage devient un lieu important d’échanges maritimes. Le redémarrage de l’activité des ports se fait lentement et à des rythmes différents selon les régions. C’est au cours de cette même période que se met également en place une intégration des littoraux à l’espace maghrébin à partir de régions intérieures où l’on trouve les principaux pôles d’influence politique et économique. C’est notamment le cas avec la formation d’un réseau en Ifrīqiya orientale autour de Kairouan dès l’époque aghlabide.
Au XIe siècle, l’infrastructure portuaire est globalement en place et les espaces littoraux sont désormais intégrés dans les réseaux maritimes et terrestres. Cela s’explique par une reprise des échanges en Méditerranée et au sein du Dār al-Islām à partir du IXe siècle et de la progressive prise de possession du territoire par les pouvoirs politiques musulmans. Les ports sont en relation avec leur hinterland, d’abord avec leur arrière-pays immédiat et ensuite avec les réseaux de routes terrestres. Ils sont également connectés avec les routes sahariennes, voies de pénétration de l’or et des esclaves, qui se situent plus en arrière vers le Sud. Le changement le plus important introduit par les conquêtes arabes est l’intégration du Maghreb au vaste ensemble qui s’étend d’Al-Andalus aux extrémités orientales de l’empire musulman. Les ports maghrébins sont donc insérés dans des réseaux qui s’étendent principalement à l’intérieur du Dār al-Islām avec des prolongements en Afrique noire et vers l’Océan Indien par l’intermédiaire de l’Irak et surtout de l’Égypte. Un commerce latin commence également à se développer, mais il est encore marginal et de dimension régionale. Il se limite pour cette période à la Méditerranée centrale entre l’Ifrīqiya et l’Italie.
Les ports maghrébins dans la Méditerranée latine (fin XIe siècle – fin XVe siècle)
« L’histoire de la Méditerranée à partir du XIe siècle a été presque entièrement étudiée du point de vue de l’expansion latine, face à laquelle les puissances musulmanes sont présentées avant tout en position défensive ou passive ». Cependant, comme le souligne D. Valérian, il convient de nuancer cette vision car les ports maghrébins apparaissent à la fois comme des pôles moteurs par leur hinterland, mais aussi en Méditerranée où ils apparaissent comme des éléments constitutifs de réseaux d’échanges dont les pôles se sont déplacés vers le Nord. Les infrastructures portuaires du littoral maghrébin jouent le rôle d’interface entre l’espace économique islamique et un réseau animé par des acteurs latins.
La période allant du XIe au XIIe siècles est marquée par un ensemble de mutations dans les domaines politique, économique et religieux, qui ont un impact durable sur les relations en Méditerranée. Conséquence d’une longue évolution qui débute dès le IXe siècle, le rapport entre les régions intérieures et les littoraux se transforme radicalement et les pôles d’influence politique et économique migrent vers le Nord et la Méditerranée.
L’affaiblissement du lien direct entre le Maghreb et l’Égypte est un bouleversement majeur du XIe siècle. Les raisons en sont multiples : les difficultés propres à l’Ifrīqiya à la fin de l’époque ziride, la rupture avec les Fatimides et l’irruption avec les Hilaliens. Ainsi, entre le XIe et le XIIe siècles, se constituent deux réseaux fortement liés entre eux grâce aux ports. Le premier, terrestre, est animé par des acteurs maghrébins alors que le deuxième est maritime et organisé par les Latins. Cette capacité à s’adapter à cette nouvelle organisation a permis aux villes littorales de faire preuve de dynamisme. Ces transformations placent les ports au cœur des relations commerciales et des compétitions politiques et économiques aux échelles du Maghreb et de la Méditerranée. Toutefois, hormis quelques produits qui montrent une certaine spécialisation régionale (esclaves noirs, blé, huile, sel et corail), les marchés maghrébins sont relativement interchangeables, ce qui a pour conséquence une concurrence mais aussi une moins grande stabilité des itinéraires marchands. En effet, les marchands s’adaptent très rapidement, parfois au cours d’un même voyage, et ajustent leur itinéraire en fonction de l’état des marchés et de la sécurité des routes et des ports.
À partir du XIIe siècle, les ports maghrébins sont pleinement intégrés à une économie-monde. Entre le XIIe et le XVe siècles, en fonction des phases de croissance, de crise et de reprise économique, s’opère une reconfiguration des réseaux et donc une modification de l’espace économique du Maghreb littoral. En effet, D. Valérian montre que la période allant du milieu du XIIe au début du XIVe siècle est marquée par une croissance de l’économie d’échanges en Méditerranée. Au XIIIe siècle, des villes telles que Tunis ou Bougie connaissent un fort développement des ports et de leur commerce, notamment grâce à une diversification des routes maritimes liée à l’ouverture aux marchands chrétiens. L’auteur arrive ainsi à distinguer différents types de ports, entre ceux intégrés à des réseaux multiples (Tunis, Bougie, Ceuta), ceux du Maghreb central avec une domination de plus en plus forte des réseaux catalano-aragonais en allant vers l’Ouest et enfin en Ifrīqiya où les ports qui avaient connu les développements les plus précoces (Sousse, Sfax, Madhia) ne s’intègrent aux réseaux méditerranéens que par l’intermédiaire du pôle tunisois. La crise que traverse la Méditerranée au XIVe siècle provoque un repli régional du Maghreb et une contraction du volume des échanges, compensée pour certains ports par un développement de la piraterie. Toutefois, ce n’est qu’au XVe siècle que le Maghreb est réintégré dans les réseaux du commerce mondial, ce qui peut s’expliquer à la fois par la reprise économique en Europe, des difficultés en Orient et l’essor des liens avec l’Atlantique et des routes maritimes longeant les côtes africaines.
Pour conclure, D. Valérian nous livre ici un ouvrage passionnant pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du Maghreb. Il nous offre un grand nombre de clés pour comprendre au mieux les différentes évolutions des ports du littoral maghrébin au sein des différents réseaux d’échanges que ce soit dans l’espace islamique ou une Méditerranée dominée par les puissances latines. C’est également un ouvrage en phase avec son époque car en mettant au premier plan le concept de réseau, l’auteur mêle différents champs disciplinaires dont celui de la géographie, dont on retrouvera le lexique en lien avec le littoral. Enfin, dans la deuxième partie, il est tout à fait possible aux collègues professeurs d’histoire-géographie de trouver un exemple, pour montrer à leurs élèves que les relations entre musulmans et chrétiens n’ont pas seulement été belliqueuses.