Jacques Berlioz1 commence sa préface par ces mots : « En 1248, la montagne du Granier, près de Chambéry, en Savoie, s’effondre, en un gigantesque glissement de terrain. Environ deux mille victimes sont à déplorer. Il s’agit de l’une des plus importantes catastrophes naturelles de l’Occident médiéval. En janvier puis en avril 2016, la montagne s’éboule de nouveau de façon spectaculaire. Le massif calcaire n’arrête pas de s’éroder. Il n’y a pas de victimes. Le phénomène reste d’ordre géologique. La catastrophe n’existe donc qu’en fonction de l’homme. »2.

Si l’histoire des catastrophes naturelles, dans le champ de l’histoire environnementale et de l’histoire culturelle, s’est développée depuis les années 1990, peu de travaux concernaient le Moyen Age. La thèse de Thomas Labbé3 tente de répondre à deux questions : Comment la société médiévale explique-t-elle les phénomènes naturels et Quels sens en donne-t-elle ?

Dès l’introduction l’auteur propose une réflexion épistémologique sur le terme de catastrophe qui n’apparaît dans la langue vernaculaire qu’au XVIe siècle. Il présente son travail, une étude du phénomène naturel comme évènement, son impact sur les société et sur les systèmes de représentation. Il le situe dans les recherches, notamment allemandes, la catastrophe comme objet d’histoire totale. Il remarque que les études portent plus volontiers sur l’époque moderne ou contemporaines pour lesquelles on dispose de sources nombreuses et variées. Le Moyen Age est peu étudié4 ; ici le cadre géographique est une « petite Europe occidentale » (France, Italie, Belgique, Hollande, Allemagne) du XII au XVe siècle.

Imaginer le phénomène extrême du XII au XVe siècle

Trois chapitres pour comprendre comment se construit l’image de la catastrophe, une approche culturelle des menaces perçues comme telles.

Construire une rationalité du phénomène naturel : les causes de l’évènement

Il s’agit d’abord de voir comment, dans les textes des chroniqueurs, sont nommés les phénomènes extrêmes : prodiges, signes, miracles mais pas calamités même si fléaux apparaît parfois. Il faut attendre le XVe siècle pour qu’émerge une démarche savante avec notamment le Terraemotu de Giannozzo Manetti.

Ces phénomènes provoquent d’abord l’étonnement et, souvent d’après les textes, un sentiment de puissance. Quelles explications sont énoncées ? Dans plusieurs cas on retient un phénomène cosmique, entre philosophie naturelle et théologie en rapport avec le texte biblique : c’est à cause de nos curés pour le 16 janvier 1219 l’envahissement de la côte par la mer. Même constat pour l’effondrement du Granier (1248) : un tremblement de terre et punition divine. L’auteur analyse aussi les inondations de l’Arno en 1333 et le tremblement de terre de Naples en 1456.

Le discours de la norme ou la conscience de la mécanique du monde

La catastrophe se distingue par son étrangeté, c’est un accident de la nature. L’auteur analyse de très nombreux textes et montre cette réflexion sur la norme : il existe des tempêtes en mer et ce qui est hors norme, le signe. Le normal, ce qui est simplement un fait, n’a pas besoin d’explication selon la philosophie naturelle qui se répand dans la société du Bas-Moyen-Age avec les idées d’Aristote sur les séismes par exemple. Mais la réaction des lettrés rejoint celle du vulgaire prompt à voir des signes prodigieux ou démoniaques quand survient un fait hors norme.

L’auteur note que la culture savante se diffuse par les sermons, notamment des prêcheurs des ordres mendiants comme le montre les explications du tonnerre ou de la grêle. A partir du XIIIe siècle l’explication physique des phénomènes naturels devient assez courante de me qu’à la fin de la période on trouve des textes attestant de l’observation de dégradations anthropiques de l’environnement comme l’érosion des sols et la déforestation comme dans les « capitulations de 1414 de Meyronnes et de Larches sur l’Ubayette (p. 115).

Donner un sens aux phénomènex extrêmes

Tous les évènements ne sont pas signifiants, l’auteur étudie ceux qui ont un impact social. Il met en évidence une hiérarchie des phénomènes : comètes, éclipses, foudre, tremblements de terre. Bien que moins destructeurs les phénomènes astronomiques retenaient plus l’attention comme porteurs de signes, leur signification est souvent ambiguë. L’auteur souligne une évolution au XVe siècle, les chroniqueurs s’intéressent à une plus grande variété de phénomènes (inondations, nuages de criquets…) et à des phénomènes qui ont plus d’impact sur la société. La signification la plus répandue du fléau est sa fonction purificatrice, rappeler aux hommes leur responsabilité, la foudre punit les blasphémateurs, les séismes les débordements sexuels, l’inondation de 140 en Italie est associée à la cupidité papale. La catastrophe permet le retour à l’ordre moral.

Il existe une autre fonction : l’annonce d’un fléau encore plus grand, ce qui est à mettre en relation avec le développement dès le XIVe siècle des arts divinatoires.

L’auteur montre des analogies entre des discours actuels de crise à propos du dérèglement climatique avec certains textes médiévaux. Le dérèglement général est perçu, par exemple par Johann Von Winterthur, Eustache Deschamps ou Pétrarque. Ces textes pourtant n’associe pas la catastrophe à la fin du monde.

Réagir face aux phénomènes naturels extrêmes du XIIe au XVe siècle

Dans une deuxième partie, l’auteur intéresse aux réactions des populations, des autorités. Ces réactions sont analysées en trois temps.

Absorption émotionnelle et construction sociale de l’urgence : le temps de l’évènement

Les réactions primaires, souvent rapportées dans les textes, comme la lettre de Pétrarque du 25 novembre 1343 à la suite du raz-de-marée qui inondât Naples : mouvements de foule, panique, prières. Durant les tremblements de terre c’est le sauve-qui-peut qui domine. Face à l’urgence on organise des processions plutôt que la solidarité ou la reconstruction.

Encadrement et reconstruction matérielle : le temps de la réponse

Si les autorités organisent des manifestations religieuses elles n’interviennent que très peu dans l’aide aux victimes. Il faut ressouder la communauté, la réformer parfois, par exemple en interdisant les divertissements ou les vêtements luxueux.

Les évènements ont laissé peu de traces dans les archives publiques à part quelques interventions frumentaires ou demandes d’arrangements fiscaux par les autorités locales au pouvoir central comme le montre l’exemple de Tours en 1405.

L’appauvrissement des populations est fréquents. La charité, la caritas médiévale, est différente de la charité contemporaine, c’est un message vers Dieu plus qu’un acte de solidarité alors qu’une rupture s’amorce au XVIe siècle.

Assimiler le phénomène extrême

Le bilan humain, le nombre des victimes n’a finalement que peu d’importance aux yeux des hommes du Moyen-Age quand ils ne sont pas très exagérés. Le seul décompte sérieux est celui de Giannozzo Manetti, en 1456 pour le séisme de Naples.

En ce qui concerne le bilan matériel seuls les lieux importants, églises, ponts, semblent avoir retenu l’attention. L’auteur associe ces hésitations à chiffrer à la conception médiévale de la mesure réservée à Dieu. Il faut attendre le XVe et surtout le XVIe siècle pour un dénombrement précis des victimes.

L’idée générale de l’ouvrage est que la manière dont les sociétés définissent et réagissent aux catastrophes nous renseigne sur les rapports entre l’homme et la nature.

On peut regretter la quasi-absence d’analyse iconographique. L’ouvrage est de lecture agréable, complété d’une bibliographie abondante et récente. Le livre pourrait devenir un classique de l’histoire environnementale.

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1 Médiéviste, il est directeur de recherche au CNRS et, enseigne à l’université de Fribourg (Suisse). Il a publié, en 1998, L’effondrement du mont Granier en Savoie (1248). Histoire et légendes, Grenoble, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, Chambéry, Conservation départementale du Patrimoine, 1998 et aussi : Tuez-les tous Dieu reconnaîtra les siens. Le massacre de Bé­ziers et la croisade des Albigeois vus par Césaire de Heisterbach, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1994 …

2 Citation p. 8

3 Chercheur à l’Université de Bourgogne

4 Sur un sujet assez proche voir : Fabrice Mouthon, Le sourire de Prométhée, l’Homme et la nature, La découverte, 2017