Jean-François Sirinelli, professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences-Po, est un spécialiste bien connu de la V ème République et des mutations socio-culturelles de la France. Il est l’auteur notamment de « Les vingt décisives » en 2007 et, plus anciennement, de « Sartre et Aron » en 1995. Il entreprend dans ce livre un regard sur le demi-siècle qui vient de s’écouler en repérant, en historien, les mutations de la société française.

Un changement accéléré

Jean-François Sirinelli part du constat que la France a changé à vitesse accélérée sans qu’on lise dans cette remarque une quelconque nostalgie. Il précise que, pour l’historien, il est toujours compliqué de juger d’une accélération de l’histoire, surtout quand on est dedans. Par quelques faits d’hier et d’aujourd’hui, il souligne que la France de 2017 est bien différente de celle de la fin des années 60. Si l’on ne devait citer qu’un exemple, c’est le rapprochement qu’il fait entre l’affaire Gabrielle Russier et le couple que forme aujourd’hui Brigitte et Emmanuel Macron. Ce qui fut objet de scandale hier, une relation entre une professeure et un de ses élèves, ne l’est plus aujourd’hui.

Leçon de méthode

Jean-François Sirinelli livre un mode d’emploi un peu détaillé pour expliquer son projet. Structuré en quatre parties, il choisit ensuite de partir d’évènements qui se sont déroulés entre 1962 et aujourd’hui. Il se donne toute liberté pour circuler dans le temps afin de les expliquer et de les remettre en perspective. L’auteur précise que son livre peut donc être parcouru et pas forcément lu dans un sens unique. De même, il revendique d’utiliser des évènements de toutes sortes, ce qu’il nomme « les faits de peu ».

Les craquements de la France d’avant

L’auteur part donc de 1962 en l’intitulant « Retour à l’hexagone », car avec la fin de la guerre d’Algérie, la France se reconfigure forcément. Ensuite, il envisage comme premier objet « Les parapluies de Cherbourg », signe de ce qu’il nomme une «  coloration du monde ». On est dans une autre époque car la guerre s’est éloignée alors qu’elle avait constitué un arrière plan très présent pour tout jeune Français depuis presque un siècle. Le changement, c’est aussi la place des vacances car en 1964, sept millions de Français se rendent en Espagne contre trois millions seulement deux ans plus tôt. C’est à cette occasion qu’il précise pour la première fois dans cet ouvrage l’importance de la période 1965-1985, véritable moment de changement selon lui. Il renvoie à ses précédents travaux et propose une formule, un peu trop répétée au début de l’ouvrage, à savoir les 4 P d’alors : paix retrouvée, prospérité, plein emploi et progrès.

La fin des « années faciles »

Il revient ici sur le basculement qui s’effectue alors et parle évidemment du septennat de Valéry Giscard d’Estaing en insistant sur l’antigiscardisme qui pouvait exister à la fin des années 70. Jean-François Sirinelli évoque aussi la rencontre Sartre-Aron et se livre à un rapprochement entre les boat people vietnamiens et la situation des migrants aujourd’hui en insistant sur le fait qu’en 1979 «  la dénonciation pouvait se passer de l’énonciation visuelle ». Le livre poursuit dans le même esprit d’alterner des faits qui semblent évidents à envisager et la « petite histoire » malgré tout très révélatrice. Ainsi le film « La Boum » et ses quatre millions d’entrées a droit à un article comme révélateur d’une France qui continue de changer malgré la crise. En effet, de 1973 à 1983, la proportion des ménages qui possèdent un téléviseur passe de 78 à 91 % et le nombre de radios est multiplié par deux. Le chapitre déroule ensuite l’accession de Mitterrand au pouvoir, le tournant de 1983 puis de 1986, en s’interrogeant sur quelle droite accède alors au pouvoir.

Le changement du monde

Jean-François Sirinelli propose la formule que, désormais, 2 P remplacent les 4 P des années fastes, à savoir à présent planétarisation des échanges économiques et culturels et société post-industrielle. Après avoir évoqué l’arrivée de Jacques Chirac et retracé son parcours, il pose la question du rôle et du poids des intellectuels. A propos du 11 septembre 2001, l’auteur revient sur l’immédiateté de la connaissance de l’évènement en rappelant que, depuis 1921, celle-ci existait déjà. Il n’avait fallu en effet que moins de deux minutes pour connaitre en France le résultat du match de boxe entre Carpentier et Dempsey. Il évoque quelques autres jalons de cette immédiateté avec, en 1985, la mort lente d’Omayra Sanchez sous l’oeil des caméras. L’auteur cherche aussi à décortiquer le 21 avril 2002 et souligne que cet événement fut trop souvent analysé à l’aune de la fin du XIXème siècle, c’est-à-dire en parlant de poussée forcément passagère. Il invite ici à desserrer la focale pour considérer la situation européenne.

Une perte d’autonomie ?

Comment analyser des temps si proches en historien ? Jean-François Sirinelli précise bien qu’il est conscient des difficultés de l’exercice. Il revient d’abord sur l’accession à l’Elysée de Nicolas Sarkozy. Il propose la formule de « Gouverner sans le temps » tellement les pressions, dont celle de la crise économique, sont fortes. « La rupture proclamée par N Sarkozy … se voulait au moins implicitement l’annonce d’un retour au volontarisme politique. ». Il développe ensuite le cas Fillon et élargit à la question de la place du premier ministre et de ses rapports avec le président dans le cadre de la V ème République. Il tente ensuite un retour sur François Hollande et insiste particulièrement ici sur les difficultés d’analyse. Il prend notamment comme exemple le mariage pour tous et conclut : «  ce qui allait de soi pour un président de gauche, de surcroit baby boomer et donc lui aussi pur produit de la grande mutation, était loin d’être admis par une France plus âgée ou sur un autre registre que celui des générations spirituellement peu encline à considérer comme propice une telle réforme » . Le livre se termine en évoquant le destin de Cabu et celui d’Emmanuel Macron.

Jean-François Sirinelli se livre donc à un exercice à la fois nécessaire et parfois risqué en analysant certains événements très proches. Il mêle habilement évènements incontournables et «  petite histoire ». Au-delà des faits choisis et de la lecture agréable de l’ensemble, on a envie d’en retenir finalement le discours de la méthode. Comme il le dit lui-même, «  l’un des principes de ce livre est le constat que les temporalités sont toujours imbriquées et que le temps long assurément laisse des empreintes profondes et durables dont la reconstitution est nécessaire pour une meilleure compréhension du présent ».

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.