« 150 ans après sa mort, Alexis de Tocqueville demeure une énigme. Il est la figure majeure du libéralisme français au XIXe siècle ».

C’est sur cette citation que débute l’ouvrage de Nicolas Baverez consacré à la pensée d’Alexis de Tocqueville. On connaît le parcours académique (École normale supérieure 1980, agrégation de sciences économiques et sociales 1983, doctorat d’histoire 1986) et idéologique de Nicolas Baverez. Celui-ci ne fait pas mystère de son adhésion au libéralisme et entend, par l’ouvrage qu’il publie ici, participer à la redécouverte de la pensée Tocquevillienne, processus déjà largement entamé par de grands penseurs et historiens comme Raymond Aron ou encore François Furet.

L’ouvrage débute par une très longue introduction (66 pages) revenant sur le parcours social, politique et idéologique d’Alexis de Tocqueville afin de replacer la pertinence de sa pensée pour analyser la situation dans laquelle se trouve le monde. Nicolas Baverez rappelle dès les premières lignes l’héritage fondamental que l’on doit à Alexis de Tocqueville, à savoir l’analyse de la démocratie dans ses moindres aspects, y compris les plus sombres pouvant conduire à sa chute (individualisme, passion pour la violence, populisme), et du processus révolutionnaire dont il fut le témoin privilégié ; ceux à travers trois ouvrages majeurs : De la démocratie en Amérique, L’Ancien Régime et la Révolution, Souvenirs.

Nicolas Baverez aborde en une cinquantaine de pages la biographie d’Alexis de Tocqueville. Né en 1805 à Paris, au sein d’une famille de la noblesse d’épée, Alexis de Tocqueville resta toute sa vie lourdement marquée par « l’ombre de la terreur »Nicolas Baverez, Le monde selon Tocqueville : combats pour la liberté, Tallandier, 2020, page 12  tant sa famille fut marquée par la période révolutionnaire. Ayant reçu une éducation aristocratique classique, Tocqueville conserva des valeurs nobiliaires toute sa vie s’attachant d’ailleurs à reprendre le château familial. Rejoignant en 1820 son père à Metz où celui-ci avait été nommé préfet sous la Restauration, Alexis pu découvrir sur place les philosophes des Lumières avant d’entamer en 1823 des études de droit à Paris puis d’exercer le métier de magistrat jusqu’en 1832. Peu à peu au cours de la période, Alexis s’émancipa de son milieu social, rejetant à la fois le légitimisme qu’il avait défendu comme garde national lors des Trois Glorieuses, bien qu’il sût ce régime condamné, et la Monarchie de Juillet à laquelle il prêta néanmoins serment comme magistrat.

Envoyé aux États-Unis d’Amérique avec son ami Gustave de Beaumont afin de rédiger un rapport sur la réforme des prisons françaises, Tocqueville profita du voyage pour étudier les institutions de la toute jeune république et en rapporter les réflexions qui donneront lieu à la publication de De la démocratie en Amérique. Ce voyage le fit rompre définitivement avec l’aristocratie. Désormais « il avait reçu la confirmation que le phénomène démocratique constituait la clé de l’avenir, qui permettrait de libérer la créativité l’énergie de la société et, dès lors, ne manquerait pas de s’imposer en France en Europe. »Ibid page 22. De la démocratie en Amérique fut contre toute attente un immense succès de librairie. En quatre ans ce sont sept éditions qui se succéderont. Elles lui donneront la légitimité et le courage de se lancer en politique, domaine qui l’a toujours attiré, en étant élu en 1839 à l’Assemblée nationale et en 1841 à l’Académie française, et le courage de dépasser les oppositions de sa famille pour épouser une roturière anglaise protestante et de 6 ans son aînée en la personne de Marie Mottley.

Peu à l’aise dans les prises de parole publique et loin de tout esprit partisan, Tocqueville vécut mal son expérience parlementaire. Sa farouche indépendance, sa crainte de voir la démocratie basculer vers la tyrannie au moment où le désir d’égalité prime sur la liberté, l’amènent à être isolé au sein de l’Assemblée Nationale. Il s’engagea essentiellement dans la lutte contre l’esclavage, pour une reprise en main de la colonisation en Algérie confiée à l’armée jusqu’ici, et pour une politique sociale visant à intégrer les classes populaires au jeu démocratique afin de mettre un terme aux « passions révolutionnaires dont il percevait le renouveau de danger »Ibid page 35. Réélu député à la chute de la Monarchie de Juillet, il participa la rédaction de la constitution de la Seconde République dont il constata rapidement l’impasse. Paradoxalement c’est à ce moment-là qu’il intégra le gouvernement en devenant ministre des affaires étrangères en 1849. Sorti épuisé de cette expérience, Alexis de Tocqueville compris les tentations despotiques de Louis Napoléon Bonaparte. S’opposant au coup d’État de 1851 il démissionna de tous ses mandats et se retira sur sa propriété se consacrant uniquement à l’écriture et la rédaction de ses pensées au cours des dernières années de sa vie. Il publia ainsi en 1856 l’Ancien Régime et la Révolution consacré tout entier aux causes du processus révolutionnaire et à l’analyse du paradoxe politique français. Souffrant de la tuberculose depuis son voyage aux États-Unis d’Amérique, Alexis de Tocqueville décède des suites de cette maladie le 16 avril 1859.

La pensée de Tocqueville, redécouverte par Raymond Aron notamment, garde une profonde pertinence selon Nicolas Baverez pour aborder le XXIe siècle. En effet, à l’heure où émergent les populismes et régimes autoritaires rebaptisés démocratures, la complexité et la faiblesse inhérentes aux sociétés démocratiques permettent de comprendre la crise profonde que celles-ci traversent, et notamment la France depuis le début du XXIe siècle : « l’hyper concentration du pouvoir »Ibid page 56, héritage de la monarchie, et le souvenir de la Révolution de 1789 continuent de faire peser sur le pays une instabilité institutionnelle, fruit de notre croyance en la radicalité comme mode de gouvernement et notre croyance en homme providentiel. Pour Nicolas Baverez la France n’est pas protégée contre le populisme, au contraire « la France en est imprégnée »Ibid page 56. À l’international, la vision d’un monde post occidental portée par des régimes autoritaires comme la Russie ou la Chine prospère devant la faiblesse des démocraties et leur désunion, et en premier lieu les États-Unis d’Amérique qui sous la présidence Trump ont renoncé à leur leadership. En conclusion de cette première partie Nicolas Baverez plaide pour un réinvestissement de la démocratie passant par l’éducation, la culture de la modération politique, de la maîtrise des passions, et l’union car « la démocratie est loin d’être morte »Ibid page 64 comme en témoignent les récents évènements à Hong Kong.

 

À l’introduction succèdent 28 chapitres, touchant tout à la fois aux rapports qu’entretenait Alexis de Tocqueville avec le reste de sa famille, son goût pour les voyages, son attachement à la Manche, jusqu’à ses réflexions sur la démocratie, les institutions politiques, les relations sociales ou encore les portraits dressés sur ses contemporains dont certains très savoureux (Lamartine notamment). Et c’est là que se situe la grande déception de cet ouvrage. En effet, conçu avant tout comme un portrait rapidement brossé de la pensée d’Alexis de Tocqueville, l’ouvrage de Nicolas Baverez procède par paraphrases présentant les opinions du penseur avant de céder la place à de très longs passages issus directement des œuvres d’Alexis de Tocqueville et repris in extenso (parfois sur plusieurs pages) avec, selon le besoin, et notamment sur les derniers chapitres, des renvois sur les parallèles à établir avec les évolutions récentes des sociétés démocratiques et les dérives populistes du moment. Le monde selon Tocqueville est avant tout un ouvrage introductif au tocquevillisme qui offre au lecteur la possibilité de « déguster » la prose particulièrement agréable de Tocqueville, mais loin de satisfaire complètement l’appétit intellectuel de celui  qui souhaiterait pénétrer encore plus profondément dans le génie unanimement reconnu de cette grande figure intellectuelle du XIXe siècle. Pour cela nous invitons à se rediriger vers les écrits de Jean-Louis Benoît ou encore de Raymond Aron cité précédemment.