Une exposition, un livre

Philippe Artières et Frank Veyron dirigent un bel ouvrage tiré d’une exposition présentée à La contemporaine (Université Paris Nanterre). Celui-ci porte sur l’action et les débats d’une fraction de la gauche extra-parlementaire, dans l’immédiat après Mai-juin 68, en France. Ph. Artières, historien, est directeur de recherches au CNRS et a récemment publié : Le peuple du Larzac : une histoire de crânes, sorcières, croisés, paysans, prisonniers, soldats, ouvrières, militants, touristes et brebis ainsi que La Mine en Procès (recensés par La Cliothèque). F. Veyron est responsable du département des archives à La contemporaine. Ils sont accompagnés dans ce travail par nombre d’historiens spécialistes des mouvements sociaux de ces années parmi lesquels : Danielle Tartakowsky, Pierre-Marie Terral, Xavier Vigna, Michelle Zancarini-Fournel et bien d’autres encore. Au total plus de trente contributeurs auxquels il faut ajouter Michel de Certeau dont un texte de 1973 est présenté dans l’introduction. Sept chapitres composent l’ouvrage : « Militer en France en 1970 » (chapitre 0), « Informer », « Soutenir », « Dénoncer », « Désobéir », « Riposter », Débattre ». La postface est intitulée « L’élargissement ». Chaque partie est précédée d’une brève introduction posant les principaux enjeux de la question étudiée. Les contributions brèves sont, la plupart du temps, organisées autour de l’analyse d’un document d’archives : tracts ; une de journaux, de brochures ou de revues ; affiches ; textes divers ; photographies ; couverture de bande dessinée…

Illégalismes et violences dans l’immédiat après Mai-juin 1968

Deux questions traversent la plupart des contributions : le recours à l’action illégale (qui peut être non-violente) et le rapport à la violence (qu’elle soit volontaire ou subie). Pour les auteurs, le « début de la décennie 1970 est largement habité par la figure de la violence – violence d’État […] ou violence considérée comme une option par les mouvements protestataires ». Or, selon eux, celle-ci aurait été « largement gommée dans les représentations que nous nous faisons désormais » de la période qui va de la mort du général de Gaulle (1970) à l’élection de Valéry Giscard d‘Estaing (1974). Il y a, bien sûr, la répression des contestations par l’État, réelle et parfois violente comme l’atteste le tir à bout portant d’une grenade lacrymogène contre un jeune militant (Richard Deshayes, 1971) et nombre d’autres faits. Mais aussi la violence initiée par les directions des entreprises qui débouche à Renault sur la mort de Pierre Overney (militant de la Gauche prolétarienne) ou celle (non citée dans ce livre) envers les syndicalistes et les militants politiques dans l’usine Citroën de Rennes ou à Peugeot-Sochaux… Par ailleurs, la violence raciste tue à plusieurs reprises des immigrés d’origine maghrébine à Marseille, en 1973 (p. 120-125). Les groupes d’extrême-gauche entendent riposter à ces menaces voire considèrent que la révolution qu’ils appellent de leurs veux passera par le recours à la violence. On aurait cependant apprécié que les auteurs définissent ou délimitent plus clairement ce qu’ils entendent par violence.

L’autre question majeure que pose cet ouvrage est celle du recours par des mouvements contestataires à des illégalismes, jugés par les militants utiles car légitimes. Les actions illégales présentées sont fort diverses et nombre d’’entre elles n’entraînent aucune violence aux personnes : floraison d’une presse underground, journaux ne respectant pas les normes légales ou reproduisant des articles ou des dessins interdits, construction d’une bergerie sur le causse du Larzac, manifestations de soldats appelés, pratique d’avortements clandestins avant 1975… D’autres s’accompagnent de pressions sur les personnes : occupations d’entreprises lors de grèves, séquestrations de cadres ou de dirigeants, tribunaux populaires… D’autres encore dépassent le stade de la menace. On passe parfois d’un service d’ordre (SO) chargé par ces groupes de protéger les manifestants à un service d’ordre chargé d’en découdre avec la police ou l’extrême-droite. Enfin, la Gauche prolétarienne et la Nouvelle résistance populaire organisent l’enlèvement de personnalités, libérées assez rapidement, premier pas vers une escalade qui … n’a pas eu lieu. En effet, la France n’a pas connu la dérive mortifère de certains groupes de la gauche extra-parlementaire en Italie et en Allemagne. Probablement du fait d’une politique gouvernementale plus habile, d’une moindre présence et d’une moindre violence des groupes fascistes et de l’évolution de l’extrême-gauche française qui, après un temps, refuse d’aller plus loin dans l’action minoritaire accompagnée de violences contre les personnes.

Une vision par trop parisienne ?

Les auteurs ont fait le choix assumé dès l’introduction de ne pas présenter la floraison d’initiatives liées à la contre-culture qui relève de ce que Philippe Buton a appelé le « gauchisme culturel »[1]. Le livre est centré sur les mouvements sociaux portés par l’extrême-gauche, essentiellement réduite à une sensibilité, dite maoïste, la Gauche prolétarienne. Le choix n’est pas inintéressant mais de ce fait les combats des autres courants de la gauche extra-parlementaire (anarchistes, maoïstes prochinois, divers trotskysmes, tendances du PSU et groupes divers…) sont minorés. Seule la Ligue communiste dont nombre de documents d’archives sont présentés a droit à une contribution. Quant au PCF et au Parti socialiste, qui renaît alors, ils semblent n’avoir ni lutter ni riposter. Ce qui paraît exagéré. Enfin, la dimension régionaliste des luttes dans les régions périphériques (Bretagne, Languedoc-Roussillon…) est peu présente. Même si les luttes du Larzac, du Joint français à Saint-Brieuc, en Corse ainsi que la « naissance d’un syndicalisme guadeloupéen politique » sont présentées. On regrettera aussi, malgré la reproduction de la belle couverture de la bande dessinée de Wiaz et Piotr (Les hors-la-loi de Palente), l’absence de contribution sur la lutte des LIP (1973). Illégalisme majeur puisque les grévistes y affirment : « C’est possible, on fabrique, on vend, on se paie !». La place prise par des intellectuels français dans ces ripostes est, par contre, discutée, avec finesse soulignant les proximités mais aussi les désaccords de certains d’entre eux avec la GP ainsi que l’évolution de leurs positions vis-à-vis de celle-ci.

Une histoire ouverte sur les débats du présent ?

Ce livre écrit avec empathie permet de transmettre aux jeunes générations l’histoire des courants contestataires de l’après 68 dans leur richesse, leurs contradictions et parfois leurs errements sans tomber dans le dénigrement systématique.

 Par ailleurs, des auteurs ont pris le parti de nourrir des débats actuels. En analysant un texte d’André Glucksmann de 1972, Laurent Jeanpierre s’interroge sur « les ressorts de fascisation des démocraties », question de « notre présent » en France comme en Europe, affirme-t-il. Et question que les débats parlementaires de la fin 2023 semblent poser par certains aspects. Les contributions sur la lutte du Larzac et sur le « refus-redistribution » de l’impôt montrent l’intérêt pour les mouvements sociaux de formes d’actions illégales et déterminées mais non-violentes. Débat qui a resurgi parmi les opposants à un projet de « mégabassine » à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), après les affrontements violents qui se sont déroulés lors d’une manifestation, le 25 mars 2023. Enfin, Michelle Zancarini-Fournel présente la déclaration de la Nouvelle résistance populaire (issue de la GP) au lendemain de l’action d’un commando palestinien contre des athlètes israéliens, lors des Jeux Olympiques de Munich (septembre 1972). La NRP approuve « la lutte globale des Palestiniens » et condamne la « force brutale » de l’État d’Israël mais critique l’action menée à Munich par ce commando. Le mouvement considère qu’il faut « faire une différence entre un Israélien quelconque et l’armée, ou la police, ou l’administration d’occupation ». Pour l’historienne, la NRP affirme alors « qu’il ne faut pas confondre antisionisme et antisémitisme. Question […] toujours d’actualité ». Et qu’hélas la tragique séquence ouverte depuis octobre 2023 au Proche-Orient pose à nouveau dans des conditions dramatiques.

Un livre dense, riche, avec de nombreux documents d’archives qu’il est possible de voir, jusqu’au 16 mars 2024, à La contemporaine (Nanterre), et qui permettra peut-être de « reprendre le passé pour le penser à neuf » (p. 257).

[1] Philippe Buton, Histoire du gauchisme. L’héritage de Mai 68, Perrin