Violet Moller a travaillé sur le savoir intellectuel de l’Angleterre au début de la période Moderne à partir de la bibliothèque du savant John Dee. Mathématicien, historien mais également astrologue et alchimiste, Dee a été l’un des traducteurs, en langue anglaise des Éléments d’Euclide.

L’autrice Violet Moller, à la suite de son parcours scientifique, s’est demandée comment le manuscrit des Éléments avait pu être transmis durant les deux mille ans séparant sa rédaction à Alexandrie de sa publication à Londres par l’érudit britannique en 1570.

Évoquant un « hiatus » dans sa formation universitaire ( page 17 : « j’ai étudié la littérature classique et l’histoire durant toutes les années que j’ai passées sur les bancs de l’école et de l’université, mais on ne m’a jamais enseigné l’influence du monde arabe médiéval sur la culture européenne, pas plus, du reste, que celle d’une autre civilisation extérieure. L’histoire de la science semblait se présenter sous cette forme : « il y a eu les Grecs, et puis il y a eu les Romains, et puis il y a eu la Renaissance », sautant allégrement les mille ans qui les séparaient »), Violet Moller entreprend de mener l’enquête sur les conditions de transmission des textes de trois scientifiques, Galien, Ptolémée et Euclide à travers ce qu’elle a identifié comme étant les « sept cités du savoir » : Alexandrie, Bagdad, Cordoue, Tolède, Salerne, Palerme et Venise.

Dans une première partie intitulée « La grande éclipse », l’auteure évoque la place occupée par les préoccupations scientifiques et littéraires à hauteur du début du VIe siècle ap. J.-C, avec les pertes, nombreuses, de pièces des tragiques grecs et de traités scientifiques, à l’instar du De la démonstration de Galien ou du Des mines de Théophraste.

De belles figures de l’érudition subsistent encore comme le chrétien Cassiodore (vers 485-vers 585) qui va fonder un monastère à Vivarium (côte sud de l’Italie) avec une bibliothèque conservant des textes de l’antiquité classique ou Boèce (480-524), « engagé dans un ambitieux projet de traduction de tous les textes grecs indispensables à l’étude du programme classique (p.38) ».

La seconde partie est consacrée à Alexandrie. L’auteure rappelle la date de fondation de la grande bibliothèque (300 avant notre ère) et l’ambition de « rassembler en un seul lieu l’intégralité du savoir en y regroupant un exemplaire de tous les textes existants (p.47) ».

Devenue le principal centre d’érudition du monde antique, Alexandrie a joué un rôle essentiel dans l’histoire de la science. Euclide, Claude Ptolémée et Galien y résidèrent et des développements sur leurs œuvres sont effectués par l’auteure.

Évoquant le déclin de la grande bibliothèque, Violet Moller passe ensuite à sa troisième partie consacrée à Bagdad.

La Ville Ronde aux quatre portes monumentales fondée par Al-Mansûr fut un très grand centre d’érudition. L’auteure écrit (p.85-86) que les « savants de Bagdad avaient mesuré la circonférence de la terre, révolutionné l’étude des astres, défini des critères de traduction et des méthodes de pratique scientifique rigoureuses, tracé une carte du monde, fait progresser la base de notre système moderne de chiffres et défini l’algèbre, fondé de nouvelles disciplines médicales et identifié les symptômes de plusieurs maladies. En un laps de temps étonnamment court, les Abbassides et leurs sujets avaient redessiné la carte du savoir et fait de Bagdad un centre majeur d’études scientifiques, baigné de l’éclat d’un âge d’or de découvertes et de lumières ».

Plusieurs grands savants s’y révélèrent. Les frères Banû Mûsâ, astronomes et inventeurs de talent, y déployèrent également une grande activité en matière de traduction.

Hunayn ibn Ishâq (809-873), médecin et traducteur, innova également dans l’art de la traduction. Il ne se contenta plus de traduire mot à mot un texte mais, de part sa maîtrise de plusieurs langues (syriaque, arabe et grec), parvint à rendre compte du sens exact de chaque phrase. Il chercha également à obtenir le plus de versions possibles d’un même opus afin d’en offrir une publication fiable.

L’érudit Al-Hajjâj ibn Yûsuf ibn Matar (786-830) traduisit en arabe les Éléments d’Euclide et l’Almageste de Ptolémée.

La quatrième partie est centrée sur Cordoue. La ville, transformée par l’émir Rahmân Ier, devient également un centre intellectuel de premier plan. Un savant comme l’astronome et mathématicien Al-Majrîtî se passionnait pour l’Almageste et « aurait, dit-on, réalisé une traduction du Planisphaerium (« Atlas céleste ») de Ptolémée (p.148) ». L’un de ses disciples, Al-Sahm, écrivit un livre expliquant la géométrie des Éléments d’Euclide.

C’est également à Cordoue qu’est traduit en arabe le De materia medica de Dioscoride, pharmacopée recensant 600 plantes et leurs propriétés médicales, par une équipe multilingue d’érudits supervisée par le médecin et diplomate Hasdaï ibn Shaprut. A la fin du Xe siècle, Cordoue connaît une période plus sombre sous la domination de l’ancien vizir al-Mansûr qui fit mettre à sac les grandes bibliothèques de la ville et détruisit une grande parties des livres présents dans la cité. Cordoue va cependant rester un centre intellectuel. L’auteure écrit qu’ au « XIIe siècle, deux des plus grands penseurs du monde y naquirent : Maïmonide (vers 1135-1204), un philosophe juif dont les écrits influencèrent des érudits à travers tout le Proche et le Moyen-Orient et jusqu’en Europe, et ibn Rushd (latinisé en Averroès, 1126-1198) connu pour avoir été le père fondateur de la pensée laïque en Europe occidentale grâce à ses commentaires largement diffusés sur la philosophie aristotélicienne (p.163) ».

La cinquième partie est relative à Tolède. La ville était le principal lieu de traduction de l’arabe vers le latin. Elle abrita le savant Al-Zarqâli. Astronome et concepteur d’instruments d’astronomie, le savant arabe rédigea plusieurs ouvrages dont un Canones (règles) dont la traduction sera assurée par Gérard de Crémone. Ce dernier se rendit à Tolède au milieu du XIIe siècle dans l’espoir de trouver un exemplaire de l’Almageste. Apprenant la langue arabe, le savant traduisit de nombreux textes dans des domaines variés (logique, géométrie, astronomie, philosophie, médecine…). Parmi les textes médicaux qu’il eut à traduire se trouve le célèbre Canon du grand savant arabe Avicenne.

Gérard de Crémone établit également une édition latine des Éléments d’Euclide. Sa version de l’Almageste fut très largement assurée en Europe (52 manuscrits en sont encore conservés!).

Violet Moller écrit à propos de Tolède que « la ville servit de pont entre la culture gréco-arabe et l’Europe latine ; ce fut un lieu où le savoir scientifique ne fut pas seulement préservé, mais traduit et transmis aux savants de l’avenir (p.207) ».

La sixième partie évoque Salerne, la Civitas hippocratica (p.212) d’Europe. A partir de l’an 850, Salerne fut en effet au premier rang des études de médecine sur le continent. Son « école » médicale jouit d’une telle réputation que l’évêque de Verdun vint s’y faire soigner dans les années 980 (p.223). Fait rare, et digne d’être relevé, l’école de médecine de Salerne introduira, de manière très novatrice, des femmes en son sein (p.245).

Constantin l’Africain se rendit à Salerne avec l’espoir de réunir l’essentiel du savoir médical. Il fit la connaissance de l’archevêque de la ville, Alfan, homme brillant et cultivé, également passionné par l’art médical.

Constantin l’Africain va résider au Mont-Cassin et, pendant cette résidence, va faire aboutir son Pantegni (« Tous les arts » en grec), « premier texte médical en latin » qui « eut une importance considérable, mais suscita aussi maintes controverses (p.229) ». Constantin l’Africain chercha en effet a dissimuler les contributions arabes de son texte. Selon Violet Moller (p.230), « il semblerait que si Constantin chercha délibérément à dissimuler les origines arabes du texte, ce fut davantage pour accroître ses possibilités de diffusion en Europe que pour s’en attribuer la paternité ». Le Pantegni exerça une influence considérable, notamment dans l’étude de l’anatomie.

Constantin va également traduire l’Isagoge. Associé à d’autres textes au XIIIe siècle, dont les Aphorismes d’Hippocrate, ce texte va constituer « la pierre angulaire » de l’Articella, « premier texte médical arabe traduit en latin (p.234) ».

La septième partie se focalise sur Palerme. Sous la domination des Hauteville, la Sicile devint un état particulièrement riche. Le roi Roger II, prince instruit, pratiqua une politique d’ouverture culturelle. Il accueillit des savants à la cour de Palerme et fit passer commande au savant arabe Abû Abdalluh Muhammad ibn Muhammad ibn Abdullah ibn Idris al-Sharif al-Idîsî d’une description du monde particulièrement complète et regroupant les connaissances géographiques du monde oriental comme du monde occidental. Le recueil portait le nom de Livre du divertissement de celui qui désire parcourir le monde, abrégé par la suite sous le nom de Livre de Roger.

Parmi les érudits qui se rendirent en Sicile, on compte Adélard de Bath. L’homme, à la fois grand voyageur, musicien, astronome et passionné de fauconnerie, était aussi un enseignant de renom. Auteur de traités destinés à l’éducation de jeunes nobles, il a aussi rédigé des ouvrages à caractère scientifique. Il a également traduit les Éléments.

La domination qui suivit, celle des Hohenstaufen, fut aussi propice à la diffusion de l’érudition. L’auteure évoque ainsi les personnages de Michael Scot (traducteur, entre autres, de nombreux textes comme le De animalibus d’Aristote ou le De la Sphère d’al-Bitruji) et de Léonard de Pise (mathématicien de renom qui va populariser le système numérique indo-arabe sur le continent européen).

Violet Moller écrit (p.284) que « les Normands firent de la Sicile une puissance de premier plan, une plaque tournante au cœur du monde méditerranéen, où la connaissance passait d’une culture à l’autre. A leur éblouissante cour de Palerme, ils introduisirent l’érudition dans la sphère profane pour la première fois en Europe depuis que le christianisme s’y était établi, créant un schéma directeur que les cours européennes reproduiraient pendant des siècles ».

La dernière partie se penche sur la Sérénissime république. Parmi les érudits que l’auteure évoque figurent le Pogge (Poggio Bracciolini), lettré qui exhuma le De rerum natura de Lucrèce.

Jean Bessarion de Trébizonde, érudit extrêmement doué, commanda une édition abrégée de l’Almageste auprès des savants Peuerbach et Regiomontanus. L’épitomé ainsi obtenu « était remarquablement clair et bien structuré (p.301) ». Bessarion va également léguer à la ville de Venise sa bibliothèque. L’érudit Luca Pacioli (1447-1517), mathématicien puis franciscain, fut un grand spécialiste d’Euclide et donna des cours sur les Éléments.

Une autre grande figure évoquée est celle de l’érudit et imprimeur Alde Manuce. Fondateur des éditions aldines en 1494-1495, « il commença à imprimer des textes classiques dans leur langue originale et réalisa ainsi l’idéal humaniste ultime en rendant accessible à un public contemporain le savoir intact des Anciens, préservé de la corruption de la traduction (p.323) ». L’imprimerie aldine publia, entre autres, les œuvres complètes d’Aristote en grec.

Dans sa conclusion (« 1500 et au-delà »), l’auteure écrit (p.344) que « chacune des villes que nous avons visitées au fil de cet ouvrage présentait sa topographie et son caractère propres, mais toutes avaient en commun les conditions permettant l’épanouissement de l’érudition : stabilité politique, approvisionnement régulier en fonds et en textes, réservoir d’individus doués et intéressés et, surtout, atmosphère de tolérance et d’intégration des différentes nationalités et religions. Cette collaboration est un des facteurs les plus importants du développement de la science ». On ne saurait mieux dire…

Heureuse qui comme Violet Moller est allée à la rencontre de tant d’érudition et de personnages et cités hors du commun. On savoure avec beaucoup de plaisir cette longue Odyssée à travers les « sept cités du savoir » retenues par l’auteure, l’ensemble étant rédigé des surcroît  dans un style agréable et de manière très didactique. Le seul petit bémol concerne la qualité de certaines reproductions de la présente édition, parfois difficilement lisibles.

Le bel ouvrage de Violet Moller peut constituer, en sus, un vivier des plus intéressants pour alimenter des séquences consacrées au monde médiéval ou à la Renaissance.

Grégoire Masson