L’ouvrage La mer nourricière : un défi millénaire, publié par les éditions du CNRS en juin 2019 est le fruit d’une collaboration entre Alain Miossec spécialiste de la géographie du littoral et des questions environnementales et J.R Pitte, professeur spécialiste de la géographie des paysages et de la gastronomie. Le livre issu des actes d’un colloque qui réunit des professionnels de la pêche, de la gastronomie et de nombreux professeurs et chercheurs de géographie et d’histoire a pour objectif principal de combiner une réflexion sur l’environnement et la gastronomie. Il adopte une approche importante sur les enjeux géographiques de la pêche, de la surpêche et de la surexploitation dans une optique de développement durable tout en l’associant à une réflexion sur les pratiques historiques, sociales, géographiques de la consommation gastronomique du poisson. L’ouvrage est ainsi composé de nombreux articles répartis en trois grands thèmes : la question des « ressources halieutiques », une approche plus historique sur la consommation « du maigre à son déclin » et dans un troisième temps une présentation des « consommations marines d’ici et d’ailleurs ». L’approche d’ensemble est très cohérente mais les articles peuvent être lus et exploités de manière séparée pour illustrer le travail d’une recherche ou approfondir un point particulier.
Les ressources halieutiques et la question de leur durabilité
Le premier article combine une réflexion sur les différentes difficultés rencontrées pour gérer les stocks, explique les différentes mesures mises en place et la nécessité d’une culture de la pêche et d’une consommation prenant en compte la saisonnalité, la diversification de la consommation….
Le second article est illustré de très nombreux croquis. Il s’intéresse aux défis de la sécurité alimentaire, la durabilité et l’impact sur les ressources. Il explique en partie les causes de la surexploitation en s’attardant sur l’histoire, l’industrialisation des techniques et s’attache à montrer les conséquences de cette surpêche. Il montre la pêche comme une pratique mondialisée en montrant l’importance des flux, des transformations de la consommation au profit des pays du Nord. Il réfléchit enfin aux différentes solutions proposées, l’aquaculture et les objectifs de Développement Durable proposés par l’ONU.
L’article 3, rédigé par le délégué de la filière pêche au bureau agrimer évoque la question de la pêche maritime et de sa durabilité à l’échelle de la France aujourd’hui. Il montre le difficile défi de concilier rentabilité économique des entreprises et protection des ressources, s’attarde sur l’évolution de la flotte française et les différentes contraintes rencontrées par les professionnels et explique enfin l’histoire de l’écolabel « pêche durable » au niveau institutionnel.
Le quatrième article est présenté par le directeur du programme MSC en France. Il raconte l’origine de la création du label Marine Stewardship Council en 1997 ( la catastrophe écologique qui touche Terre Neuve, il explique ensuite les différentes conditions pour l’obtention du label et son application sur les différentes aires géographiques d’origine des poissons. Il met en évidence l’importance de développer ce label et les pratiques de pêche durable qui y sont associées.
Le dernier article de cette partie porte plus spécifiquement sur une espèce en France atlantique, le germon et s’attarde sur l’histoire de la pêche de cette espèce de thonidés très spécifique, sur les pratiques utilisées mais aussi sur sa vente et sa consommation. Un très beau croquis illustre les notions de systèmes et espaces halieutiques.
Analyse historique du « maigre à son déclin »
Le premier article est intitulé « Maigre gastronomique et culture catholique du poisson dans la France d’Ancien Régime ». Il s’attache à montrer l’importance du maigre dans la culture catholique pour les périodes de jeûne, en particulier pendant la période du carême. L’article cite de nombreux exemples mettant en évidence que jeûne ne signifie pas pénitence et qu’il y a une culture gastronomique autour des poissons et fruits de mer les plus fins et les plus frais. De très nombreuses recettes sont élaborés à l’époque. Par ailleurs, le poisson n’est pas toujours associé au maigre, il peut être mangé avec des viandes pendant les périodes de gras et est apprécié par de très nombreux Français de l’époque en tant que tel, pour lui-même. L’auteur finit sur la condamnation du maigre gastronomique par les protestants et par des catholiques, l’accusant d’être une pratique hypocrite dévoyant l’idéal d’humilité et de pénitence lié au jeûne.
Le deuxième article décrit la situation dans une région précise, la Picardie sur une période assez longue s’étendant du XIIe au XVIIIe siècle. L’auteur décrit dans un premier temps la géographie de la région et montre ensuite les différentes pratiques sociales et culinaires liés aux différents produits : bivalves, poissons marins comme les harengs, les merlans, poissons d’estuaires, les poissons migrateurs et les mammifères marins. Un des intérêts présentés par cet article est d’ordre épistémologique: il analyse les différentes sources permettant ces études historiques comme les sources archéologiques mais aussi documentaires (règlements et lois, les comptes-rendus juridiques, aveux et dénombrements des seigneuries, registres de comptes…)
Le troisième article s’attarde sur « les produits de la mer dans le Sud Ouest de la France » et adopte une perspective de longue durée entre le XVIe siècle et le XXIe siècle. Il montre que s’opère une géographie de la marée entre produits morutiers, produits pêchés à proximité des côtes, poissons d’estuaire et poissons d’eau douce. Il insiste aussi sur les différentes pratiques gastronomiques et sociales.
Le dernier article de cette partie porte sur la consommation du poisson à Molise et apporte un regard sur la Méditerranée et l’Italie. Il montre que la gastronomie de cette région où la consommation de viande était préférée à celle du poisson a progressivement été transformée. Il s’attache à s’interroger sur les sources (production, carnets de recettes, livres de comptes) mais aussi à montrer les pratiques différentes selon les classes sociales.
Différentes pratiques de consommation à travers le monde
La dernière partie est la plus importante en termes de pages et de nombre d’articles.
Le premier article porte sur l’évolution de la consommation des sardines. Il s’intitule ainsi « comment la sardine est devenue un mets de luxe grâce à la conservation à l’huile et en boite ». Après avoir mis en évidence le rôle important de la boite de conserve et du mode de conservation, il s’attarde à montrer l’évolution de la consommation de la sardine au XIXe et XXe siècle. Il montre par exemple que la sardine, poisson délaissé par les classes supérieures de la société devient un produit de luxe après la mise en conserve. A la fin du XIXe siècle, cette consommation connaît une crise qui est terminée depuis.
Le second article analyse la « géographie culinaire de la morue et du stockfish ». L’article débute sur une analyse étymologique puis en partant des données géographiques et culturelles, il explique les différentes manières de préparer ce poisson et le rôle du sel dans la conservation. Il met en évidence le rôle des épices, des plantes, des féculents présents pour expliquer la géographie des recettes en Europe et dans le monde.
Le troisième article a pour but d’analyser « la cuisine de la mer comme expression des origines multiples de la population sétoise ». Il montre le rôle de l’immigration terrienne puis étrangère (italienne, catalane, pied-noir, maghrébine) dans l’élaboration d’une cuisine très diverse. Il met en évidence le rôle traditionnel de la pêche des étangs, le rôle très important donné aux origines italiennes et s’attarde sur l’élaboration de la tielle, une tourte au poulpe. Enfin, il évoque le film La graine et le mulet de Abdellatif Kechiche.
L’article suivant porte sur l’évolution des soupes de poisson en prenant pour exemple la bouillabaisse marseillaise. L’auteur s’attache à démontrer que la bouillabaisse évolue au XIXe siècle par la différenciation sociale (poissons choisis, pratiques du chaudron).
Le cinquième article nous emmène dans l’océan indien pour nous montrer la « géographie gastronomique de la mer et la gestion des ressources à La Réunion». Il analyse à la fois les différentes ressources, leur gestion et met en évidence le fait que de nombreuses ressources comme les langoustes sont des produits d’exportation vers la métropole. Il montre enfin grâce à de nombreuses photos alléchantes des différents plats, les plats de fêtes comme les camarons, les langoustes, les bichiques, les plats de morue et de rougaye, les plats créolisés comme les vindaye de thon ou les plats issus de nouvelles consommations. Il insiste donc sur la pratique sociale de la gastronomie réunionnaise.
Le sixième article apporte une dimension supplémentaire à la réflexion sur la pêche, le rôle de la géopolitique. Intitulé « la gastronomie de la mer, la pêche et la Chine, des besoins énormes aux rivalités géopolitiques », l’auteur montre le tournant pris par la Chine dans sa politique halieutique. Il insiste en effet sur la culture gastronomique et la relation à la mer en Chine, les différences entre Chine du Nord et Chine du Sud, le rôle des produits de la mer dans la pharmacopée chinoise, puis il montre l’importance du tournant stratégique opéré dans les années 80 par Deng Xiaoping qui fait de la Chine aujourd’hui une véritable puissance halieutique. Il s’attache à analyser à l’échelle régionale les rivalités avec le Japon, Taïwan, les Philippines, le Vietnam et à l’échelle mondiale le rôle d’une flotte qui va pêcher de manière trop intensive dans toutes les eaux du globe et en particulier dans les eaux internationales. Il montre combien cette puissance halieutique s’associe à la volonté de conquérir les mers pour affirmer la puissance militaire et posséder les autres ressources de la mer.
Les trois derniers chapitres s’attachent à étudier la gastronomie des restaurants. Le septième porte sur « l’évolution au restaurant de l’utilisation des espèces de mer et de rivière », il montre en particulier les différentes codifications.
Le huitième article met en évidence le fait que la cuisine de la mer soit le reflet de la diversité du monde et s’intéresse au notion de « pire et de meilleur »,il réfléchit aux notions de sophistication et de raffinement et aux questions du goût. Quels critères suivre ? Ceux des guides gastronomiques, ceux des étoiles de Michelin ou ceux des auteurs comme Camilleri qui évoque la passion de la cuisine de son héros Montalbano.
Enfin le dernier article, abondamment illustré de très belles photos, s’intéresse à la géographie des restaurants de poisson, à l’importance de la localisation, aux décors choisis (qui peuvent relever de la folklorisation du bord de mer), à l’esthétisation des plats de poisson présentés comme des œuvres d’art et à l’engagement de restaurateurs inspirés par une démarche éthique comme celle de Ethic Ocean, gage de sérieux et de durabilité.
Cet ouvrage est donc très dense par la diversité des sujets traités. L’ensemble est cohérent, mettant en évidence toute la dimension géographique de la pêche en associant réflexion sur la durabilité des ressources et lien fort entre gastronomie et pratiques sociales. Il peut aider des professeurs voulant approfondir ces notions pour aborder le développement durable, la notion de ressources ou de « nourrir les hommes ». Il peut aussi tout simplement passionner les très nombreux amateurs de gastronomie au sein de l’association des clionautes (il était question il me semble de créer un cliogastronome…)