L’action du renseignement français durant la Guerre d’Indochine.
Lutte hybride combinant guerre de décolonisation et conflit de guerre froide dans une logique d’endiguement du communisme, la guerre d’Indochine a été très étudiée par les spécialistes d’histoire militaire, même si son exposition auprès du grand public reste modeste. Un angle d’approche néanmoins demeurait encore inexploré, celui de la guerre secrète du renseignement. Cette lacune est à présent comblée par la publication de la thèse consacrée à ce sujet par Jean-Marc Le Page sous la supervision du professeur Maurice Vaïsse, lequel signe également la préface de ce livre.

C’est une synthèse solide que publie Nouveau Monde éditions sur ce thème méconnu. La qualité du résultat impressionne d’autant plus qu’il s’appuie sur un solide travail de dépouillement d’archives dans un domaine où, pour d’évidentes raisons, elles sont souvent rares, dispersées ou indirectes, quand elles ne sont pas inaccessibles ou même détruites.

Jean-Marc Le Page développe avec minutie le panorama complexe de la nébuleuse des services secrets français engagés dans le contexte très particulier de la guerre d’Indochine, contraint par une forte pénurie de moyens. Étudiant l’action du SDECE, du SRO, de la Sûreté indochinoise, du 2e Bureau, du STR et des OR, il en envisage les hommes, les méthodes, les résultats … ainsi que les rivalités. La guerre clandestine du renseignement s’y dévoile dans toutes ses dimensions, organisationnelles, doctrinales, opérationnelles, techniques et humaines. L’impulsion personnelle des différents proconsuls civils et militaires qui se sont succédés à la tête de l’Indochine française est également analysée.

Le tableau est complété par les missions assumées par le SR Air (reconnaissance photographique, renseignement goniométrique et protection des bases) et le SR Marine (surveillance et interception des flux logistiques du Viêt-minh acheminés par la contrebande côtière). La coopération avec les partenaires locaux (Sud-vietnamiens, Siamois) et occidentaux (Britanniques et Américains) est elle aussi prise en considération. Enfin, les réseaux nord-vietnamiens d’espionnage et de contre-espionnage auxquels sont confrontés les services français sont soigneusement décrits.

A travers ce large tour d’horizon, Jean-Marc Le Page interroge l’efficacité des moyens de renseignement français et évalue leur part de responsabilité dans les coups durs de la guerre d’Indochine (désastres de Cao Bang et de Diên Biên Phu) et la défaite militaire finale. La conclusion qui se dégage de son analyse est nuancée. L’apport du renseignement humain, jugé moins fiable et plus susceptible d’être pénétré par des opérations d’intoxication, a été déprécié par rapport au renseignement technique provenant des écoutes. Or ces deux sources ne rendaient pas compte des mêmes niveaux de réalité : essentiellement tactique pour le premier, davantage d’essence stratégique pour le second.

Par-delà ce constat, l’auteur estime que, malgré les limites inhérentes au contexte, la mission assignée aux services secrets a été honorablement remplie. C’est en fait le commandement qui n’a pas suffisamment tenu compte de leur expertise dans ses processus de décision. Dans les différents registres d’un combat acharné qui associait guerre politique, guerre conventionnelle, guerre révolutionnaire et lutte pour le contrôle des populations, les résultats ont été inégalement performants, quelquefois remarquables, ponctuellement défaillants, mais jamais dépassés. Leur efficacité a été jugée suffisante en tout cas pour faire école. Dans le domaine du renseignement aussi, les acquis de la guerre d’Indochine ont ensuite été transposés en Algérie : doctrines d’emploi, structures et méthodes, sans occulter la délicate question de la torture…

C’est donc un travail instructif que livre Jean-Marc Le Page. Le sérieux scientifique de l’édition est étayé par un appareil critique de qualité : documents d’archive en fac-similé, organigrammes, sources et bibliographie, répertoire des abréviations, index. Le propos est dense, parfois technique, mais jamais austère. Il améliore indéniablement la compréhension de la guerre d’Indochine et enrichit avec profit le répertoire émergeant des études sur l’histoire du renseignement.

© Guillaume Lévêque