La thèse de Gilles Della-Vedova porte sur le Nord-Vercors, le canton de Villard-de-Lans entre 1830 et 1930. Le pays des quatre montagnes est une région proche d’une grande ville, Grenoble. L’auteur montre le rôle des populations rurales dans un développement coconstruit avec les notables et les représentants de l’État, une adaptation aux évolutions du temps.

Gilles Della-Vedova est chercheur associé au laboratoire d’études rurales de l’Université Lyon 2, il enseigne au Lycée du Parc de Lyon. Sa thèse, publiée ici et soutenue en 2016 repose sur une masse importante d’archives qui lui ont permis de suivre les parcours de cette population sur un siècle. L’auteur en retrace les logiques sociales d’un développement tâtonnant : bois, élevage, tourisme naissant. Un travail qui s’inscrit dans la micro-histoire d’un espace montagnard.

Dans son introduction générale l’auteur définit à la fois le terrain de son étude, tant géographique que chronologique, les sources et les démarches utilisées et notamment un important travail de biographies pour une histoire au plus près des acteurs pour une étude en deux périodes : 1830-1870, 1870-1930 ?

Les faux-semblants d’un archaïsme rural (du début des années 1830 au milieu des années 1870)

Un titre qui résume bien le propos de cette première partie qui vise à déconstruire l’image d’une société montagnarde immobile.

Une société en prise avec son environnement ?

C’est d’abord un tableau évolutif du pays des quatre montagnes à la naissance de la Monarchie de Juillet : mutations économiques et jeu d’échelles, formes d’organisation, place des femmes et mobilités sociales comme géographiques. Cette étude se fait grâce à quelques portraits comme celui de Louis Mure-Ravaud (1817-1852) dont les carnets permettent d’appréhender le développement et ses acteurs.

Ces portraits qui se succèdent tout au long de l’ouvrage font vivre des hommes et des femmes, ils rendent la lecture fluide et agréable. Il amène à la découverte d’une famille, ses activités, son insertion dans la vie sociale, économique et politique, ses stratégies d’une génération à l’autre. Avec Louis Mure-Ravaud on approche au plus près une exploitation tournée vers l’élevage laitier (transformation en beurre et en fromage1) intégré au marché et où on perçoit des améliorations techniques (amendements ; prairies artificielles) mais qui repose sur la pluriactivité.

L’évocation de l’exploitation forestière amène l’auteur à la replacer dans un contexte plus large qui remonte au XVIIIe siècle avec le développement de la métallurgie dauphinoise. Le bois, ce sont aussi des dynasties de scieurs. Bois, produits laitiers profitent de l’attractivité du marché grenoblois qui assure aussi un développement d’une activité industrielle : la ganterie2 qui permet une accumulation de capital et met en relation avec le monde urbain. La pluriactivité des familles du Vercors n’est pas synonyme d’autarcie mais marque l’intégration à l’économie régionale.

L’étude de l’état civil montre une mobilité proche ou plus lointaine (Algérie pour quelques Autranais en 1851-1852), plus choisie qu’imposée par la misère.

Enfin l’auteur aborde les hiérarchies sociales, des notables, propriétaires terriens, élus locaux. La propriété foncière est la base de la richesse associéz, souvent, au commerce du bois. Pour eux les liens avec la vallée sont très forts ; ils jouent un rôle dans la circulation de l’argent.

Ces bois dont on se chauffe

Le » code forestier de 1827 ouvre l’étude de cette filière entre négociations et rébellion. Au cœur de ce chapitre la question de la propriété individuelle et de la propriété collective (60 % de biens communaux dans le canton, bois et pâturages). Les communaux sont une ressource essentielle dans ce pays de petites tenures (31 % des exploitations). L’établissement de la matrice cadastrale en 1832-1834 réactive les querelles à propos des communaux entre propriétaires, albergataires3 et communes et envenime les relations avec les gardes chargés d’imposer le code forestier. S’ensuivent 30 ans de procès qui montrent, à la fois, les relations interindividuelles et les stratégies de développement ? C’est en particulier le cas de l’analyse de la délinquance forestière et de la rébellion de 1848 à Autrans contre les agents forestiers. Les petits délinquants sont, le plus souvent, soumis, soutenus par les marchands de bois qui s’opposent à l’intérêt collectif. C’est l’administration qui a le dernier mot dans les années 1860, succès à mettre en relation avec de nouvelles orientations de la politique forestière en montagne (loi du 18 juillet 1860).

L’auteur étudie les évolutions du personnel forestier et de leur action.

La construction d’un pays d’élevage bovin

Ce chapitre est consacré à l’histoire de la reconnaissance officielle de la race villarde4 avec la création de la station d’élevage de Villard-de-Lans.

L’année 1864, celle de la reconnaissance marque « un point de rencontre entre des cultivateurs, qui désirent élargir l’aire de vente de leurs bestiaux, et des pouvoirs publics à la recherche de la valorisation des territoires. »5.

Le succès de l’élevage bovin qui se développe au XIXe siècle tient à la polyvalence de la be (traction, lait, viande) et à la demande urbaine croissante. C’est ce développement que décrit l’auteur à partir de sources très diverses : augmentation du cheptel, un élevage qui se tourne vers la viande, amélioration de la race locale par croisement avec des taureaux étrangers (anglais, suisses ou salers). Gilles Della-Vedova se livre à une enquête sur les acteurs de ces changements : préfets et autres fonctionnaires, vétérinaires… L’étude des associations agricoles met en lumière le rôle des notables comme Félix Réal ou le Comte D’Agoult.

La construction d’un système agro-touristique de la seconde moitié des années 1870 à la fin des années 1920

L’auteur explicite les bornes chronologiques choisies avec en 1875 l’ouverture de la route des gorges de la Bourne qui relie Grenoble à Pont-en-Royans et la création de la station d’élevage de Villard-de-Lans, évoquée au chapitre 3 puis 1925 date de l’exposition de la houille blanche de Grenoble et 1930 quand Villard-de-Lans est classée station climatique.

Une race inachevée pour un concours entravé

L’auteur poursuit son étude de la spécialisation de l’élevage grâce aux archives relatives aux concours départementaux de 1983 à 1914 : étude des membres des jurys où les républicains succèdent aux conservateurs. Ces concours participent à la popularité de la république dans l’électorat rural comme le montre la relation entre soutien à la race bovine et succès électoraux. On assiste, dans le même temps, à l’influence croissante des professionnels (professeurs d’agriculture, vétérinaires) dans les jurys qui transforment le concours en examen ; ce qui contribue à son affaiblissement au XXe siècle. Si la diffusion de la race hors du canton est réelle (provenance des éleveurs qui concourent) elle est limitée dans les régions qui, recherchant la production laitière, préfèrent la tarine ou l’abondance.

L’étude des hommes démontre que pour certains recherche dans les concours le prix de leurs efforts : « Avoir une belle étable est une autre manière d’être reconnu localement »6

Faire flèche de tout bois

Gilles Della-Vedova rappelle que ce demi-siècle est une période de déclin démographique aggravé par la saignée de 14-18 même si au pays des quatre montagnes le dynamisme démographique demeure et explique une déprise agricole faible malgré un recul des céréales au profit des pâturages qui renforce l’orientation vers l’élevage. D’autant qu’à la production de viande vient s’ajouter l’engraissage de bœufs de labours, nouvelle production d’exportation hors du canton où l’animal de traction dans les fermes est plutôt la vache. On constate la persistance d’un système agricole viable grâce notamment aux alpages qui accueillent en été, outre le troupeau local, des ovins en transhumance. Les exploitations sont moyennes et plus solides qu’à la période précédente comme le montre un début de mécanisation et l’extension du bâti agricole. Ce qui permet d’abriter une plus grande quantité de fourrage hivernal. Les innovations agricoles : qualité des prairies, drainages découlent du travail des fonctionnaires du jeune ministère de l’agriculture, comme les ingénieurs Carrier et Dussert, associés à des cultivateurs dynamiques comme la famille Chabert. La transformation laitière se structure à l’échelle communale avec par exemple la Laiterie du Vercors qui collecte le lait de plusieurs fermes et les premières coopératives7.

Une autre activité connaît un développement puis un déclin dans les années 1920 : le travail des femmes dans la ganterie. L’auteur constate une autre activité complémentaire dans les petites exploitations : l’accueil en nourrice dont la pratique ancienne bénéficie d’un nouveau regard, le bon air de la montagne. L’activité se développe de façon plus structurée avec les pensions pour enfants pauvres et malades, activité où les femmes jouent le premier rôle.

L’émergence d’un système touristique

Ce phénomène est à mettre en relation avec l’ouverture des routes (route des gorges de la Bourne en 1872), le développement de l’automobile comme mode de déplacement de la bourgeoisie urbaine et la proximité d’une grande ville mais aussi un nouveau goût pour les paysages et les vertus curatives de la montagne. Le village de Villard-de-Lans est classé station climatique en 1930.

L’auteur décrit le développement du réseau routier et le maillage d’un territoire d’excursions popularisé par des éditions : Guide Joanne, Revue Le Dauphiné. Petit à petit apparaissent de nouveaux personnages : voituriers, aubergistes, hôteliers. Le Pays des quatre montagnes est désormais considéré comme la partie nord du Vercors dont la presse détaille le pittoresque.

Le développement hôtelier est autant le fait des locaux que d’entrepreneurs urbains. Parmi ces entrepreneurs locaux on retrouve des familles présentes à la période précédente dans l’exploitation du bois ou le développement de l’élevage et souvent dans les conseils municipaux comme Pierre Chabert, véritable « pivot qu’il exerce entre le local et le global »8.

L’auteur met en lumière la place des acteurs locaux, même modestes dans le transport des excursionnistes (sociétés de cars, projet de funiculaire de St Nizier, tramway Grenoble-Villard-de-Lans), l’hébergement (hôtels, pensions de famille, chambres chez l’habitant), le petit équipement hydroélectrique ou la mécanique automobile.

Si le développement touristique débute à la fin du XIXe siècle, son véritable essor date des années 1920 avec le tourisme sanitaire par l’accueil à la fois des tuberculeux et des enfants malades. Le rôle de Pierre Charbert est bien montré.

Le dernier élément du tableau touristique apparaît en 1930 avec les premiers téléskis

La conclusion réaffirme le rôle des hommes d’un territoire pour choisir les voies du développement de cette « Montagne des possibles » qui annonce tout le XXe siècle avec les J.O. de 1968, la création du Parc naturel de Vercors en 1970 et plus récemment la « fête du bleu » reconnu par une AOC.

La richesse de cet ouvrage passionnant tient aussi à ses annexes : une cinquantaine de biographies qui donne chair à des acteurs rencontrés au fil des pages et à une communauté rurale faite d’interrelations, des textes, de la recette du bleu aux divers rapports des autorités ainsi qu’une abondante bibliographie ; de nombreuses annexes qui pourraient être utilisées en classe.

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1Ces fromages dits Bleu de Sassenage qui bénéficie aujourd’hui d’une AOC et d’un regain d’intérêt. Il a sa fête annuelle en été depuis 2001

2Les gants coupés en ville sont transportés dans toutes les environs, vallée comme montagne (Chartreuse, Belledonne, Trièves) pour y être cousus.

3Ceux qui sont bénéficiaires d’un bail emphytéotique

4Pour en savoir plus sur cette race bovine : https://www.osrar.fr/villarde/ , longtemps oubliée elle fait aujourd’hui son retour sur le plateau (https://www.la-descente-des-alpages.fr/la-villarde/)

5Cité p. 115

6Cité p. 209

7Elles sont contemporaines de l’arrivée de fromagers suisses ou savoyards qui explique le développement de fromages de type gruyère à côté de la production de bleu et de beurre

8Cité p. 273