L’auteur est agrégé d’histoire et docteur ès lettres, professeur émérite des universités. Spécialiste reconnu de la Seconde guerre mondiale et de la France des années 1940, il a réalisé de nombreuses biographies dont Pierre Laval, Marcel Déat, Hippolyte Taine, … et de monographies (Hitler et la France, Paris 40–44, Expier Vichy, l’Épuration en France, La France libre, et avec Michèle Cointet, La France à Londres.

Introduction

Jean-Paul Cointet présente De Gaulle comme un pessimiste actif. Deux hommes sembleraient coexister en lui, le militaire et le politique. « Si je n’étais passé militaire, j’aurais certainement fait une carrière politique », se confie-t-il à Claude Guy, son aide de camp. En juin 1940, le général De Gaulle s’autoproclame chef des Français libres avec « l’affirmation implicite de représenter l’ensemble des Français au nom de la poursuite de la guerre. Geste hautement politique ; son destin personnel se confond désormais avec la Nation dans son ensemble. Chef du gouvernement provisoire à la Libération, et chef de l’État en 1958 puis 1965, il se retrouve en même temps chef des armées ».

La guerre est donc un compagnon fidèle ? La vocation première de De Gaulle est bien de servir l’armée, soit de servir la France. Il écrit dans la France et son armée, en 1938 : « la France s’est faite à coups d’épée. Nos pères entrèrent dans l’histoire avec le bouclier de Brennus ». Mais, au nom de quoi se bat-il ? Davantage au nom de la France que des Français. « La France est au-dessus des Français. Je ne me suis pas occupée du bonheur des Français. On meurt pour la France. Cela prouve qu’autre chose et plus que les Français ».1

De Gaulle, historien de son personnage, « n’écrit pas pour se livrer mais pour se construire », selon Jean-Luc Barré2. Les deux auteurs se rejoignent pour évoquer le manque d’introspection ou de confession privée de la part du personnage : Charles De Gaulle raconte le général De Gaulle. Nous savons également qu’il n’est pas belliciste en raison de son expérience douloureuse de la Grande guerre et d’avoir été douloureusement frappé par l’ampleur des pertes humaines. Ayant suscité des oppositions, peu d’hommes ont été aussi haïs ou admirés.

Dans une première partie, sur la guerre attendue, Jean-Paul Cointet, rappelle que De Gaulle est devenu une légende vivante par l’appel du 18 juin, et « non pas marqué du sceau inné du génie au berceau, mais davantage servi par une intelligence, une volonté et une ambition exceptionnelles ». Dans sa famille, pas de lignée de glorieux soldats, mais beaucoup d’hommes et de femmes de lettres. Par son père, il est élevé à l’école de la guerre, celle de 1870 ; un père, patriote, « monarchiste de regrets », qui lui inculque le culte de l’armée et de la patrie, le goût de l’histoire. Pratiquant, il assiste régulièrement à la messe, mais pas de théologie ni de spiritualité chrétienne. Qu’en est-il alors dans la symbolique gaullienne, de la place de la Croix de Lorraine et de celle de l’ordre de la Libération ?

La croix de Lorraine est apparue pour la première fois le 5 janvier 1477 à la bataille de Nancy sur les bannières du duc René II. Elle a donc une signification patriotique en rappel de la Lorraine et de sa résistance à la colonisation germanique. Mais elle est aussi chrétienne, comme signe de la résurrection3.

L’ordre de la libération, incarna résistance et l’espérance mais aussi évoque la société d’initié et l’ordre chevaleresque médiéval. L’auteur rappelle à juste titre que Malraux parlera plus tard de De Gaulle comme un chef d’ordre.

De Gaulle est-il un pur nationaliste ? De Gaulle, dès 1937, a adhéré à l’Association des amis du temps présent, revue antifasciste et résolument hostile à l’Action française, car d’inspiration démocrate–chrétienne. L’auteur s’attarde alors sur la jeunesse de De Gaulle et ses années de formation, l’occasion aussi de s’arrêter sur la Français sur l’Europe de son temps, sur le contexte de l’avant-guerre, ses lectures, notamment celle de Barrès, que je relève, intéressée. Dans les cahiers de Barrès de l’année 1920, Jean-Paul Cointet relève cette citation : « donner de la France une certaine idée, c’est nous permettre de jouer un certain rôle […]. Certains hommes sont un accident heureux pour leur pays. Ils sont l’inattendu intervenant au milieu de tous les nécessités sociologiques ; ils agissent ; leur état de conscience individuelle balance, retarde, précipite, modifie un ensemble de faits sociaux ». Mais, De Gaulle se tourne vers l’avenir et Barrès est passéiste, rejette un nationalisme volontiers agressif, et le catholicisme de sa naissance et de son éducation. Mais, tous deux ont en commun l’attachement à la terre natale, le même sentiment pour la nature, associer la brièveté de la vie humaine. C’est alors l’occasion de s’arrêter sur Péguy. « Je lisais, dit De Gaulle, tout ce qu’il publiait. Aucun auteur n’a eu autant d’influence sur moi dans ma jeunesse que Péguy ». Il s’en rapproche par l’écriture, par la volonté d’être un écrivain authentique, par sa structuration d’un schéma dualiste excluant tout compromis, avec une pensée structurée par des schémas diaïrétiques, c’est-à-dire, préparatifs et distinctifs. Tout le sépare de Maurras.

De Gaulle et l’Allemagne. Un membre de sa famille est allemand ; il n’apprend et ne se perfectionne dans la langue de Goethe que parce qu’elle est obligatoire à l’examen d’entrée de Saint-Cyr. Sans doute a-t-il été inspiré par la pensée allemande mais il est empreint du classicisme français.

Saint-Cyr et l’armée. Il y est reçu le 14 octobre 1910, 19e sur 700 candidats et 221 admis. Il y entame une scolarité de deux ans. Durant cette dernière, ses supérieurs ont relevé parmi ses qualités, sa méthode, sa prise rapide de décision, son énergie, son enthousiasme, son esprit militaire très développé. Il rentre dans l’armée à un moment où elle est jugée moins attirante : l’affaire Dreyfus a laissé des traces, les soldes sont minces, et l’armée supporte de moins en moins d’être l’instrument principal de la répression des mouvements ouvriers. C’est à Arras qu’il apprend véritablement son métier de soldat au même 33e régiment d’infanterie. Son colonel est Pétain. Dans ses Mémoires de guerre, il note sobrement : « mon premier colonel, Pétain me démontra ce que valent le don de commander ». Le nom de De Gaulle n’est mentionné qu’à deux reprises par Pétain.

La deuxième partie est consacrée à l’école de la guerre.

L’auteur commence par présenter la guerre et ses enseignements. C’est par la vingtaine de lettres adressées pendant la guerre par De Gaulle à ses parents, sa mère surtout auquel s’y ajoute les notes d’un carnet personnel que Jean-Paul Cointet dresse le tableau d’un jeune officier et de sa déconvenue rapide face à la guerre, mettant en cause les offensives mal préparées, mal coordonnées avec l’artillerie, du fait d’un haut commandement trop âgé. Il est promu capitaine en septembre 1915, blessé et fait prisonnier à Douaumont en mars 1916. Il reçoit la Légion d’honneur au printemps 1919, la captivité de 32 mois pèse sur le jeune De Gaulle, il prononce des conférences l’intention de ses camarades prisonniers, « de la guerre » par exemple, ou encore « la conduite générale de la guerre ».

Le premier ouvrage de De Gaulle, la discorde chez l’ennemi, s’appuie sur une documentation qui commence à être publiée dans les années 1920. C’est une réflexion sur les causes de la défaite allemande dans la guerre : De Gaulle dénombre cinq erreurs. Celle d’avoir laissé aux subordonnés une trop forte responsabilité dans l’exécution, de s’être lancé dans la guerre sous-marine à outrance, ce qui provoqua l’entrée en guerre des États-Unis, l’incapacité des souverains des empires centraux à réaliser l’unité de commandement, l’établissement d’une quasi-dictature militaire, cause de l’effondrement final. Dans une seconde partie, il s’arrêtera sur l’affaissement total du peuple allemand, et en s’adressant directement à la France. Pas une animosité particulière à l’égard de l’Allemagne, le traité de Versailles ne le rassure pas particulièrement. Pour lui dans la conduite proprement dit de la guerre, c’est le gouvernement du pays qui doit l’assurer. Le personnage De Gaulle est né.

Dans une troisième partie, c’est un après-guerre qui oscille entre frustrations et ambitions. Il s’inquiète face au spectacle de l’Europe et de la France. « La France a gardé la tête haute, souveraine, et son corps exsangue ne l’aurait pas soutenu si la force de 20 nations n’avait accru ses membres énervés […]. Son soleil défoulé par tous et par n’importe qui. […] Nous étions restés seuls, que serait-il arrivé ? […] Nous n’avons pas couché seul avec la victoire. » Plus loin, auteur cite les propos de De Gaulle dans une lettre à sa mère : « voici donc la paix signée. Il reste à la faire exécuter par l’ennemi que nous le connaissons, il ne fera rien, il ne cédera rien, il ne paiera rien, qu’on ne le contraigne à faire, à céder, à payer et non pas seulement moyen de la force, mais bien par la dernière brutalité. […] Ces engagements sont une fumée, sa signature une mauvaise plaisanterie. Heureusement, maintenant, il faut absolument garder, la rive gauche du Rhin. […] Au fur et à mesure des années, l’Allemagne se redressant deviendra plus arrogante […]. Il faut craindre du reste que nos amis ne soient en très peu de temps nos rivaux et ne se désintéressent de notre sort ». L’auteur s’attache alors d’écrire la reprise de carrière de De Gaulle : éloigné de France pendant près de trois ans, il est détaché au début de l’année 1919 un stage pour les commandements de compagnie à l’école militaire de Saint-Maixent, il fait une demande d’engagement dans l’armée polonaise formée en France. C’est alors le début d’une période d’activité intense, entre commandements, enseignement, publication. En Pologne, il est professeur instructeur, puis officier de liaison. Il se marie le 7 avril 1921, avec Yvonne Vendroux, un mariage arrangé. Il devient professeur adjoint d’histoire à Saint-Cyr, avant d’intégrer l’école de guerre en mai 1922. On est vu son attitude frondeuse, il est cependant reçu avec la mention bien, est affecté pour quelques mois en stage à l’état-major de l’armée de terre, versés au quatrième bureau (transport–ravitaillement). Point en juillet 1925, il est détaché au cabinet du Maréchal Pétain, vice président du Conseil supérieur de la guerre – plus haute autorité militaire –aux 4, boulevard des Invalides jusqu’en 1927. C’est dans cette fonction, qu’il prononce à l’École de guerre les trois conférences qui vont constituer le corps du Fil de l’épée paru en 1932, chacune préfacée par Pétain. En 1927, il est placé à la tête du 19e régiment de chasseurs, unité d’élite. De cette période daterait le refroidissement des relations avec Pétain. Il n’en demeure pas moins que sa carrière militaire est assurée. Il part au Liban de novembre 1929 à janvier 1932, un poste qu’il souhaite en raison de ses avantages pécuniaires (6o% de solde en plus), possibilité d’amener toute sa famille, un désir d’Orient ? Puis, il est détaché au secrétariat du Conseil supérieur de la Défense nationale (CSDN).

Un auteur prolifique. Le Fil de l’épée.

De Gaulle s’adresse à l’opinion, non au seul milieu militaire. Aux trois conférences prononcées en 1927 sur l’« action de guerre », le « caractère », le « prestige », il a joint deux chapitres nouveaux : « De la doctrine » et « Le politique et le soldat ». Il y étale son érudition, Jean-Paul Cointet cite un extrait prémonitoire du dernier chapitre « le politique et le soldat » : « le caractère de crise brutale que revêt la guerre de mouvement confère au commandement militaire la plupart des attributs propres au gouvernement ». Cet ouvrage achèverait la construction du personnage hors-série qui deviendra le général De Gaulle, selon l’auteur. Un ouvrage qui ne connut aucun succès, mais qui montre qu’il appartient un petit cercle influent de proches et de relations qui voient en lui un homme d’avenir. En 1932, il est affecté au secrétariat du Conseil supérieur de la Défense nationale jusqu’en 1937, qui deviendra le Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN). Mais il n’y a pas de conduite unifiée des problèmes de défense. Et c’est pour cette raison, que dès l’époque du gouvernement provisoire, De Gaulle créera un ministère de la Défense nationale aux prérogatives effectives. Par l’ordonnance du 7 janvier 1959, dans les débuts de la Ve République, le président de la république aura le premier rôle en sa qualité de chef des armées, l’arme atomique ne faisant qu’accélérer cette évolution.

Par la suite, dans la quatrième partie, l’auteur développe la « guerre » des blindés, du militaire au politique. Dans l’ouvrage Vers l’armée de métier, publié en 1934, De Gaulle présente la frontière du nord-est comme étant la plus vulnérable qui soit car dépourvue de toute barrière naturelle, tout conduit vers Paris et à nous couper de l’Angleterre. Il s’oppose donc à la ligne Maginot car, pour lui, la protection du pays ne saurait être assurée de cette façon, mais bien par des forces mobiles, capables de rapidité dans la manœuvre. Cette armée de métier reposerait sur sept divisions, six lourdes et une légère, chaque division comprenant trois brigades. Une armée repensée apte à agir sur le terrain, à servir de fer de lance aux autres troupes, à être une force de « dissuasion ». Il est ensuite évoqué le développement de l’armée blindée allemande de l’influence de Guderian, auteur de la percée allemande en 1940.

L’accueil de l’ouvrage est mitigé : le haut commandement lui reproche le titre même de l’ouvrage, de remettre en cause le statut de l’armée dans une France qui a tourné le dos à la guerre, les sommes engagées. Face au danger allemand, une mentalité conservatrice prévaut. De Gaulle n’attend plus rien du monde militaire, il se tourne vers la politique et cherche à convaincre les personnalités du temps, un temps Paul Reynaud, mais également Léon Blum.

Face à la débâcle, De Gaulle part à Londres le 17 juin, Pétain, lui, s’adresse aux Français en déclarant assumer la direction du gouvernement et en préparant la population à l’armistice.

_______

1 Cité dans André Frossard, De Gaulle et la France en général, Plon, 1975, page 80.

2 Jean-Luc Barré, Le Devenir de de Gaulle, 1939–1943, aux éditions Perrin, 2003.

3 L’origine de la double traverse est sans doute à chercher dans la petite planchette portant l’inscription INRI fixée sur le haut de la croix du Christ.