«L’arobase, aujourd’hui symbole omniprésent de la communication électronique, se définit par une forme universelle – @ – et par des noms infiniment variés selon les langues. Ses origines, perdues dans la nuit des temps, ont donné lieu à des explications multiples et contradictoires, confondant l’histoire d’un tracé, de ses fonctions et de ses désignations.

Marc Smith Marc Smith est professeur de paléographie à l’Ecole nationale des chartes, directeur à l’Ecole pratique des hautes études (PSL) et président du Comité international de paléographie latine.recompose pour la première fois l’histoire de l’arobase, du Moyen-Age jusqu’à nos jours, comme un cas à la fois insolite et exemplaire de l’évolution des signes écrits qui accompagne le constant changement des sociétés et des techniques.4ème de couverture. »

De quoi s’y perdre !

Icône de la communication moderne sous la forme de son signe, la question de l’origine de l’arobase a fait l’objet de multiples interprétations, souvent peu convaincantes, mais d’autant plus reprises par les médias. L’auteur constate que sa profession et celle des historiens n’est guère mise à contribution pour éclairer l’énigme. Vraisemblablement aiguillé par la curiosité qui sied à tout chercheur, l’auteur décide de relever le défi sous la forme de ce petit livre d’une collection maison qui nous aura déjà séduit il y quelque temps :

Des archives considérées comme une substance hallucinogène 

En mettant du sérieux et de l’ironie au menu…

Loin de nous l’idée de mettre en cause l’érudition d’un des éminents professeurs d’une école prestigieuse, mais il nous plait de penser que le titre de l’ouvrage offre un clin d’œil amusé au lecteur. Celui-là d’ailleurs observe avec curiosité que sa tentative de révision de la notice de Wikipédia se heurte « aux efforts des internautes pour y rétablir les légendes habituelles »…

… Et en pratiquant une histoire régressive

Puisque la bataille des origines fait rage, l’auteur remontera le temps en cherchant pour chacune des pistes qu’elles soient compatibles ou contradictoires à en établir l’origine documentaire avérée – en attendant d’en trouver une plus antérieure. En somme, un travail d’historien assez classique, fait de tâtonnements et d’imprévus pour un objet qui en suscite à foison.

Que nous dit le présent ?

Des @ partout

Comment @ se dit ? Les langues sont prolixes d’inventions, liées à la forme, ainsi ciociola, l’escargot des Italiens, kukac, le ver hongrois ou snabel-a « à trompe » pour la Suède. L’hébreu dit strudel, le corse, ciuvodda, qui y voient un gâteau roulé et un oignon…

Les Anglo-Saxons le voient, eux, comme une fonctionnalité : at sign ou simplement at, oralisé.

Reste l’exception, le français, qui fabrique l’officiel arrobe en réponse à l’anglais a commercial. Mais l’usage a imposé le vocable féminin d’ar(r)obase, que l’auteur reprend à son compte dans cet ouvrage. À noter que la tentative d’employer la traduction littérale du at anglais en « chez » a fait long feu.

@ est maintenant omniprésent dans nos écrits numériques.

Fruit d’un hasard bienvenu

Nous le devons au premier envoi d’un courrier électronique d’une machine à une autre – dans la même pièce – en 1971 via le réseau militaire Arpanet. Ray Tomlinson, son auteur eut l’idée de choisir un caractère non alphabétique qui ne ferait ainsi partie d’aucun nom de personne.

Outre le fait que le signe allait coïncider avec le at anglais, cet usage nouveau prouvait que ce signe ne signifiait rien d’utile en soi. Une piste intéressante pour remonter dans l’histoire ?

Ray Tomlinson utilisait une machine informatique « hybride » avec des touches inspirées des machines à écrire existantes.

Mais de quand date la première machine à écrire ayant le signe @ sur son clavier ?

Remontons donc le temps

L’origine du signe mécanique

Curieusement, le MoMA, qui s’est approprié la naissance moderne de l’arobase sur un clavier mécanique, cite une machine – la célèbre Underwood de 1885 – qui n’en possède pas…

1ère machine à écrire avec la touche @

Des recherches collectives – auxquelles l’auteur a participé – conduisent à une publicité pour une machine de 1883, la Calligraph 2 Commercial, dont le texte atteste la présence de l’arobase, vraisemblablement parce que les machines à écrire, initialement pensées pour des professions de lettres, a rapidement trouvé le succès auprès du service commercial des entreprises.

On notera que la touche @ n’apparaît pas sur les machines de l’autre côté de l’Atlantique. C’est pourtant de ce côté qu’une autre piste, très antérieure existe…

À propos des hypothèses historiques

Pour le paléographe, une des premières pistes est que la valeur sémiotique de l’arobase puisse être fluctuante, contrairement aux lettres de l’alphabet. L’auteur insiste sur l’importance de rappeler « la distinction fondamentale, relevant de la sémiotique la plus élémentaire, entre la forme du signe, sa signification et son nom ».

Les principales thèses

On peut en distinguer trois : 1- une préposition ; 2- le symbole par abréviation d’un récipient ou d’une unité de mesure ; 3- un caractère typographique à la fonction indéterminée (ce qui n’est manifestement pas contradictoire avec son actuelle popularité).

Pour vérifier l’hypothèse, il y a la consultation pratique des immenses quantités de données qu’offre l’internet, complétée par celle beaucoup plus restreinte – mais on le verra essentielle – des documents écrits sur papier et parchemin.

Du côté de la Toile

Très vite, il apparaît dans ce premier corpus que la répétition par copier-coller hors de toute méthodologie scientifique est la règle. Obstacle supplémentaire : contrairement au livre, avec la présence des dates de publication, il est bien difficile de trouver une origine possible à telle ou telle affirmation, les liens étant souvent éteints en quelques années.

Du côté des archives

– La préposition : Hic d’entrée : l’hypothèse souvent avancée d’une ligature ad ? due à des moines médiévaux n’a jamais pu être démontrée par un seul exemple dans les archives…

– La mesure : On trouve par contre mention du signe @ en association avec le mot espagnol arroba, traduit comme  « arobe » en français, soit une mesure de volume l’arroba, ancienne mesure ibérique venue de l’arabe ar rub’ qui signifie «  le quart » et qui sera abandonnée avec la généralisation du système métrique hérité de la Révolution Française. utilisée dans les transactions commerciales vers le début du XVIe siècle dans le monde ibérique.

– Le signe « aléatoire » : il est déjà fréquent à l’époque moderne d’employer le signe @ comme abréviation. Ainsi @° pour anno, ou @t° pour Antonio. Or, rien de spécifique à l’espagnol quant à l’emploi d’un système abréviatif. « avoir » s’écrit @r et « autre » @e dans le français de l’époque de Montaigne.

À partir du XVIIe siècle, les échanges commerciaux s’intensifient. Le a, avec ou sans accent (grave en français, langue d’influence de l’époque) devient courant dans le langage du commerce international. Il est par contre rarement bouclé, mais quelques exemples ornementaux existent. Ainsi dans un livret de comptes d’un colon hollandais d’Albany, au nord de New-York.

Pur ornement personnel ou début d’un lien entre notre @ et le at anglo-saxon ?

At : la piste anglo-américaine

Dans les archives des sociétés commerciales de la fin du XIXe on trouve communément le signe typographique pour désigner un destinataire ou une somme. Mais avant l’arrivée du symbole mécanique on trouve sur des registres plus anciens des a calligraphiés et plus ou moins « bouclés » pour les mêmes usages. Mais d’où vient cet habitude d’écriture ?

Un trait plus mécanique que signifiant

La plus ancienne occurrence de l’@La plus ancienne occurrence d’un @ retrouvée par l’auteur se trouve dans une « lettre  de bourgeoisie » octroyée en 1391 par le prévôt d’Ornans dans le comté de Bourgogne. Il est possible qu’elle ne soit pas la plus ancienne, mais il semble bien que son apparition soit liée à l’adoption au cours du XIVe siècle d’une nouvelle écriture cursive permettant l’usage de traits de plume « levrogyres ». Or, auparavant, la main traçait tous les traits de façon « dextrogyre », en allant de haut en bas et de gauche à droite. Avec des plumes taillées en biseau également du côté gauche, on peut dorénavant faire un d’un seul trait, d’abord de haut en bas et de gauche à droite, puis de bas en haut et de droite à gauche.

C’est en effet le cas pour notre signe, et l’hésitation dans la graphie nous indique vraisemblablement une nouvelle habitude à prendre, encore maladroite dans son exécution.

Conclusion : 10 siècles en 20 dates

Si la mention de l’arroba apparaît en 1088 en Espagne, il est avéré qu’il n’existe pas de trace de la forme en Occident avant le XIVe siècle. Et en 2010 l’fait son entrée au MoMA, le temple new-yorkais de l’art contemporain… Elle aura pris entre-temps les nombreuses significations évoquées plus haut.

Dit autrement, un cheminement parti d’histoires nationales pour devenir un symbole de la mondialisation d’aujourdhui.