Alain Blum,Yuri Shapoval. Faux coupables. Surveillance, aveux et procès en
Ukraine soviétique ( 1924-1934) L’exemple de M.Grusevskij et S.Efremov.
CNRS Editions- 348p – 29!

La lecture de l’ouvrage peut être complétée par la consultation du site
http://cercec.ehess.fr/fauxcoupables. Pour qui veut comprendre de près l’engrenage policier, judiciaire et répressif de la
fin des années 1920 et du début de la période stalinienne, l’ouvrage d’Alain Blum et Yuri Shapoval rendra de grands services. L’ouvrage montre comment deux éminents spécialistes de l’histoire et de la littérature de l’Ukraine sont pris dans des «noeuds de culpabilité» qui les conduisent à l’emprisonnement, au procès et à la mort .
Sergej Efremov est né en 1876 près de Kiev.Il devient un spécialiste de l’histoire de la littérature de l’Ukraine.En 1918, lorsque l’Ukraine proclame son indépendance, il est l’un des fondateurs de l’Académie des sciences d’Ukraine. Après que les bolcheviks ont repris le contrôle de l’Ukraine, il est arrêté à trois reprises par la police politique, la GPU.Il peut reprendre ses travaux jusqu’à la fin de l’année 1928 et le milieu de l’année 1929.C’est le moment où Staline met fin à la Nep, met en place la collectivisation et remet en cause lespolitiques en faveur des cultures nationales.C’est aussi l’époque des grands procès publics comme celui des ingénieurs des mines de Sahty dans la région minière du Donbass. Efremov qui possède une forte personnalité, comme en témoigne son
journal intime, est l’objet d’un constant harcèlement et d’attaques publiques de la
part de membres d’institutions scolaires et universitaires. «On aboie» , écrit -il. En mai 1929, un étudiant est arrêté et «avoue» faire partie d’une organisation proche de l’Union pour la libération de l’Ukraine(SVU )dont Efremov serait le
chef. En juillet 1929, il est arrêté et accusé d’être à la tête d’une organisation qui possède des ramifications dans toute l’Ukraine.

Accusation de terrorisme

Il s’agit de décapiter le nationalisme ukrainien.Tous les événements de la vie
quotidienne ( voyages, rencontres) sont réinterprétés à la lumière d’une théorie du complot. L’entourage se transforme en «groupe» ou en «clique». Plusieurs centaines de personnes sont arrêtées. En prison , Efremov analyse lucidement dans ses propos à son co-détenu, qui est un indicateur, le mécanisme de l’accusation: interrogatoires épuisants, production de pseudo «aveux» de ses coinculpés, absence de recherche de preuve, rédaction «d’aveux contraints» L’organisation du procès est suivie de près par Staline qui ordonne d’inclure dans le procès des médecins accusés d’empoisonnement, anticipation du»procès des blouses blanches « de 1953. Le procès qui concerne 45 personnes a lieu en mars -avril 1930 dans las salle de l’Opéra de Karkhov. Efremov est condamné à la peine de mort, peine commuée en dix ans de réclusion.Il décède en camp en 1939. Un tiers de ses co-accusés est fusillé en 1937.

Le procès ouvre la voie à d’autres procès contre des «nationalistes» ou supposés
tels,en particulier en Biélorussie.

La seconde personne dont les auteurs étudient l’itinéraire est Mickhail Grusevskij. Il est né en 1866 et devient un éminent spécialiste de l’histoire de l’Ukraine.En 1917,il devient le président de la Rada, le conseil central d’Ukraine, qui proclame l’indépendance de la République d’Ukraine en janvier 1918. Pour des raisons complexes, Grusevskij émigre en mars 1919, et reste en exil entre 1919 et 1924. Dans l’intervalle, les bolcheviks ont pris le contrôle de l’Ukraine.

Germanophiles et nationalistes

En exil, Grusevskij cherche à mettre ses compétences universitaires au service du nationalisme ukrainien. Mais les revendications ukrainiennes sont mal vues
par les Alliés, qui accusent les nationalistes de germanophilie, lors de la Conférence de la Paix de 1919. Finalement, malgré la répression bolchevik, Grusevskij manifeste le désir de rentrer en Ukraine, car il croit dans les promesses de respect des cultures nationales formulées par les bolcheviks. Certains l’accusent de soumission à l’égard du pouvoir bolchevik, mais il rentre en Ukraine où il peut poursuivre ses travaux, tout en étant constamment surveillé par la GPU. A partir de 1930 et du procès d’Efremov, Grusevskij est accusé d’être à la tête d’un «centre national ukrainien».
Après une vaste campagne d’intimidation et d’humiliation, il est arrêté en mars 1931.
Déjà âgé,il ne résiste pas aux interrogatoires prolongés et signe des aveux dans
lesquels il confirme l’existence d’une organisation ukrainienne conspiratrice liée à
d’autres organisations, et à des États étrangers, organisation dont il serait le chef. Pour des raisons inconnues, le procès public n’a pas lieu, mais en février 1932 cinquante personnes furent condamnées, dont la plupart moururent dans des camps. Grusevskij est libéré, sans doute à la suite de l’intervention de l’un de ses proches, il écrit des lettres à Staline et Molotov dans lesquelles il explique que ses aveux lui ont été extorqués par la contrainte. La GPU cherche à l’impliquer dans un vaste complot qui concernerait une grande partie de l’URSS, mais il meurt en 1934. Sa fille et son frère meurent en détention.Il semble que les autorités bolcheviques ukrainiennes aient autorisé un enterrement public qui réunit 600 personnes. Conclusion quelque peu macabre: un indicateur rend compte des réactions d’hommage ou de critiques au moment de son enterrement.

La mécanique de l’aveu

L’ouvrage met ainsi en lumière les mécanismes de la surveillance policière et de la répression en URSS. En premier lieu, Staline et les bolcheviks reviennent sur leurs promesses de soutien aux cultures nationales. Un certain nombre de procès sont dirigés contre de supposées conspirations nationalistes, ukrainiennes, biélorusses ou russes.
En 1934,les autorités décrivent un complot d’académiciens à la fois russes et ukrainiens, complot ayant , comme il se doit des ramifications à l’étranger. Après les liens avec la France et la Pologne , c’est la menace fasciste qui est omniprésente.
Les auteurs analysent finement les relations entre les bolcheviks et les milieux
universitaires. En théorie, les bolcheviks respectent les scientifiques et les universitaires, mais un climat de méfiance se développe malgré tout. Les
universitaires sont surveillés, les indicateurs interprètent toute polémique scientifique ou tout conflit personnel en terme politique; à la fin des années 1920,les bolcheviks modifient les règles de nomination à l’Académie des sciences de l’Urss, pour mieux en assurer le contrôle. Mais à partir du début des années 1930 la situation se dégrade.Certains universitaires sont soumis à des contraintes humiliantes. Ils doivent comparaître devant une commission d’épuration composée d’ouvriers communistes.Ils y sont interrogés non sur leurs travaux,mais sur leurs origines sociales. Un climat de méfiance et de crainte s’installe, climat que les universitaires ont du mal à analyser. Deux raisons peuvent expliquer ce climat de méfiance. En premier lieu, il s’agit des relations complexes entre les élites traditionnelles et les bolcheviks. Les élites traditionnelles libérales, parfois issues de milieux
révolutionnaires, adeptes d’un Etat éclairé ont adhéré à certains aspects du
programme bolchevik de moderniser la société et ont contribué à la montée du
stalinisme.De leur côté, les bolcheviks mettent la science sur un piédestal,mais se
méfient aussi d’une science qu’ils qualifient de «bourgeoise» ainsi que des
savants.En second lieu ,les universitaires ont été victimes de la conception stalinienne de la société. Il s’agit de détruire tout lien personnel ou horizontal pour ne laisser subsister que les liens verticaux avec Staline.
Les mécanismes de la construction du complot et des aveux permettent de
comprendre le fonctionnement de la terreur stalinienne.Comme on l’a vu,les
universitaires font l’objet d’une surveillance constante, sans que leurs faits et gestes soient intégrés dans un ensemble unifié. Or, ce qui change avec la période stalinienne, c’est que tous ces évènements sont réinterprétés pour être intégrés dans la vision d’un complot. Les accusés sont classés dans une catégorie (appartenance à un ancien parti politique par exemple) dont ils ne peuvent pas sortir. Surtout, les faits eux-mêmes (contenu des débats, des rencontres) ne comptent pas. Ce qui importe, c’est le réseau de relations réel ou supposé. Il s’agit de faire apparaître un réseau très large, une vaste «toile d’araignée», d’opposants. Les faits eux-mêmes ne comptent guère et de nombreux accusés se sont demandés pourquoi ils ne pouvaient s’expliquer sur leurs actions. Dès lors se pose le problème de l’aveu. Pourquoi attacher une telle importance aux aveux alors que les faits ne sont jamais pris en compte ? «Le zéro et l’infini» d’Arthur Koestler, «L’ Aveu» d’Artur London ou l’ouvrage pionnier d’ Annie Kriegel « Les grands procès dans les systèmes communistes» ( 1972) se sont interrogés sur le mécanisme de l’aveu. Peu de détenus ont refusé de signer des aveux. Beaucoup ont cédé face aux pressions physiques ou psychologiques. Exemple tragique: on faisait signer des aveux à des détenus qui étaient ensuite exécutés. Puis on présentait ces aveux aux accusés des procès. Toutefois, il pouvait exister des formes déguisées de résistance, ce que les auteurs nomment «l’aveu-dénégation». Certains accusés soulignent que le fait même d’avoir travaillé pour une organisation légale, faisaient d’eux, sans qu’ils le sachent les membres de la «conspiration». Pour les organes policiers l’aveu est un moyen de donner à des faits reconnus par les accusés une interprétation politique imaginaire inscrite dans le champ du complot et du terrorisme.
L’ouvrage se termine par un recueil de documents et un index des noms. Une lecture ,même rapide, montre que de très nombreux accusés ont été exécutés en 1937-1938.
On mesure là le traumatisme des procès staliniens et de la Grande Terreur sur la société.

Laurent Bensaïd