C’est une évidence que les conquêtes d’Alexandre Le Grand marquèrent profondément l’Orient ancien, en modelant sa géopolitique et en y imposant de manière durable l’empreinte grecque. Si certains des Etats nés de cette épopée sont maintenant relativement bien connus (l’Egypte lagide, l’immense empire asiatique des Séleucides…), d’autres restent pourtant encore dans la pénombre. Le plus marquant de ceux-là est sans conteste l’Etat grec de Bactriane, dont l’histoire mouvementée, et celle de ses héritiers, devaient influer, pendant plus de trois siècles, sur les destinées d’un territoire dont l’étendue correspond aujourd’hui peu ou prou à ceux de l’Afghanistan, du Pakistan et à toute la frange nord-ouest de l’Inde, touche à certaines républiques ex-soviétiques d’Asie centrale, et même à la Chine. Cette histoire n’a pourtant fait l’objet que de peu d’études de synthèse : W.W.Tarn (1938, rééd.1951), A.K.Narain (1957, rééd.1962), O.Bopearachchi (1991) ont livré les plus marquantes. Les considérant comme dépassées et entachées d’erreurs d’interprétation, François Widemann, ingénieur physicien de formation, directeur de recherche honoraire au CNRS, chargé de mission au Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France, s’atèle à son tour à cette tâche dans cet ouvrage.

Si loin, si longtemps

L’histoire fascinante de ces Grecs d’« Extrême-Orient » est ainsi reconstituée par l’auteur des origines jusqu’à leur disparition en tant que puissance politique. La présence grecque dans cette Bactriane et dans les régions environnantes, situées aux confins de l’empire perse et terres de déportation pour celui-ci, était relativement ancienne ; après en avoir fait la conquête, Alexandre Le Grand la renforce par l’apport de nombreux colons gréco-macédoniens. Ces provinces orientales passent ensuite sous la tutelle des Séleucides ; mais, riche, urbanisée, coupée du cœur de l’empire par l’irruption des Parthes en Parthyène-Hyrcanie, la Bactriane fait progressivement sécession dans les années 240-230, sous des monarques grecs. La contre-offensive du monarque séleucide Antiochos III, qui, de 208 à 206, vint assiéger Bactres, sa capitale, ne parvient pas à remettre en cause l’indépendance de ce « royaume gréco-bactrien », fondé sur la symbiose entre les populations iraniennes originelles et une importante communauté hellène qui maintient vigoureusement son identité culturelle. Bien au contraire, Démétrios 1er s’avance, quelques années plus tard, dans le nord-ouest de l’Inde et atteint les bouches de l’Indus. La Bactriane connaît son apogée sous Démétrios II au début de la décennie 160 av.J.-C., avec la reconquête de la Sogdiane et de nouvelles offensives en Inde, jusqu’à la vallée du Gange. Mais le système complexe de délégation des pouvoirs mis en place pour gérer cet immense empire attise les convoitises : la guerre civile qui éclate immédiatement après entre Eucratide et Ménandre, les deux acteurs de cette expansion, mine ses forces vives et l’expose aux convoitises des Parthes et à l’invasion des nomades Yuezhi dans les années 130 av.J-C.. Repliés au sud de l’Hindu-Kush, les Grecs parviennent néanmoins à se maintenir dans le royaume « indo-grec » de Taxila et dans d’autres petites principautés. Un temps dominées par le Barbare mais philhellène Mauès, toutes leurs possessions tombent progressivement aux mains des Sakas (qui éliminent le royaume résiduel de Sagala, dernier bastion indo-grec au Penjab oriental, vers 15 ap.J.-C.), puis des Indo-Parthes de Gondopharès II (chute de la Kapisène vers 20 ap.J.-C.). Des monarques grecs réapparaissent pourtant à Alexandrie du Caucase-Kapisi (aujourd’hui Bagram) après 45 ; mais leur rôle n’est qu’honorifique, du au bon vouloir des Kouchans, qui ont réalisé l’unité des Yuezhi autour d’eux et s’imposent alors sur toute l’ancienne Bactriane et le nord-ouest de l’Inde. Les derniers vestiges de l’ancienne prépondérance politique des Grecs disparaissent progressivement à la fin du Ier s.ap.J.-C., une fois l’empire kouchan bien établi, mais leur impact culturel restera pendant longtemps très fort dans la région.

Retrouver un passé disparu

Incontestablement, l’ouvrage de François Widemann apporte un regard neuf sur le destin de ces Gréco-Bactriens et Indo-Grecs si méconnus. Est-il pour autant définitif ? Là apparaît une donnée incontournable : la rareté des sources aujourd’hui disponibles. Les sources littéraires sont minimes, les auteurs grecs, romains, chinois n’ayant laissé que quelques allusions à la Bactriane, la littérature de l’Inde antique n’ayant aucune vocation historiographique. Les régions concernées, soumises à l’agitation politico-militaire que l’on sait depuis plus d’une trentaine d’années, n’ont fait l’objet que de trop rares fouilles et n’ont pareillement livré que peu de richesses archéologiques et épigraphiques ; et encore certaines sont-elles de provenance douteuse car issues de pillages ou découvertes fortuites. Le statut atypique de l’auteur l’induit : ce sont donc (et ceci bien qu’elles ne soient pas non plus à l’abri de telles pratiques) des sources numismatiques exceptionnellement nombreuses que découle l’essentiel de ce que nous pouvons savoir sur la période. Dès lors, cet état de fait, aggravé par le caractère à priori extrêmement complexe de l’évolution politique des Etats de ces Grecs des confins à partir de la fin du IIè s.av.J.-C., entraîne qu’il y a dans l’étude fatalement beaucoup de place laissée à l’hypothèse, à l’extrapolation. François Widemann en est bien conscient : si ses prises de position, parfois osées, sont affirmées, il n’oublie cependant pas de qualifier son travail d’ « essai ». Un essai appuyé sur un travail de recherche et une bibliographie conséquents, et dont les conclusions, argumentées et nuancées, apparaissent finalement assez convaincantes. Toutes les sources disponibles sont mobilisées, étudiées, mises en perspective ; en particulier, l’auteur fait appel à des textes chinois jusqu’ici peu exploités, et pousse très loin son analyse des monnaies et médailles et des études dont elles ont fait l’objet. Il apporte ainsi plusieurs éclairages originaux (telle la mise en évidence de la présence de rois grecs dans le sud de l’Afghanistan actuel jusque tard au 1er s. ap.J.-C.), et élabore une chronologie qui apparaît, en l’état actuel de nos connaissances, fort crédible.

Si François Widemann s’est donc efforcé à une interdisciplinarité féconde, si, en 4ème de couverture l’ouvrage est présenté comme « écrit dans un style clair, agréable à lire, appuyé en permanence sur des illustrations, qui le rend accessible à un plus large public », on signalera tout de même que l’omniprésence des monnaies dans les sources et l’utilisation approfondie qu’en fait l’auteur (forcément plus à l’aise dans ce domaine que dans les autres champs disciplinaires mobilisés) peuvent parfois incommoder le lecteur néophyte ; à destination de cet éventuel public, un lexique des principaux termes de la numismatique n’aurait sans doute pas été superflu. L’étude est effectivement clairement organisée, en 20 chapitres eux-mêmes divisés en de nombreuses sections, même si le texte dense n’évite pas toujours les répétitions et des transitions un peu raides, et qu’un récapitulatif de la chronologie à laquelle aboutit l’auteur n’aurait sans doute pas été inutile non plus. Et on ne peut que se féliciter de la présence dans l’ouvrage d’illustrations nombreuses et de grande qualité : la majorité des sources matérielles évoquées sont reproduites très lisiblement dans le corps de texte, avec quelques cartes utiles, et certaines figurent aussi en couleur dans un cahier de 18 planches sur papier glacé apposé à la fin du livre. D’intéressants appendices, enfin, permettent de mieux saisir certaines des pistes utilisées par l’auteur dans ses efforts d’identification des différents monarques mentionnés.

Avec cette ambitieuse synthèse, François Widemann a donc indéniablement produit un ouvrage de référence, dorénavant incontournable pour tout lecteur intéressé par le sujet.

Stéphane Moronval