Yann Le Bohec nous plonge au cœur de la vie quotidienne des soldats romains à l’apogée de l’Empire, soit de 31 av. J.C. à 235 ap. J.C. Il ne nous présente pas une histoire-bataille mais explique qui étaient ces hommes recrutés pour faire la guerre, comment se déroulait une journée au camp, comment l’armée se déplaçait sur le terrain des opérations, comment les soldats parvenaient-ils à concilier leur métier, leur vie privée et de familiale, leurs loisirs. Mais aussi quelles étaient les punitions infligées pour un manquement à la discipline, quelles étaient les corvées destinées à l’intérêt général, les récompenses.

Toute cette histoire du quotidien de la troupe a été grandement renouvelée par les textes des grands auteurs bien entendu, mais également par l’épigraphie, la papyrologie et la numismatique, ainsi que de nombreuses découvertes archéologiques. Mis en en scène et expliqué avec talent par Yann Le Bohec, toutes ces sources ajoutées les unes aux autres nous permettent de comprendre la redoutable efficacité de l’armée romaine et son niveau d’excellent longtemps resté inégalé.

Yann Le Bohec est professeur émérite à la Sorbonne, auteur de nombreux ouvrages consacrés à Rome et à son armée, comme « La Guerre romaine » en 2014 ou « L’Histoire des guerres romaines » en 2017.

Longtemps, les études consacrées à l’armée romaine le furent par « le haut », c’est-à-dire présenté comme une institution, de façon très théorique. Or, depuis peu, quelques historiens se sont aperçus que cette structure servait une finalité différente – faire la guerre – comme toutes les armées de tous les temps. Par conséquent, le soldat doit occuper une place centrale dans cette enquête. Ce simple constat invite donc à reprendre la question à partir « d’en bas », à savoir qui furent les hommes recrutés et formés pour participer à des conflits ? Cette description débouche également sur une image vivante et moderne de ce nouveau sujet. Il est impossible de ne considérer que les simples soldats sans évoquer la place majeure des officiers, donc de l’encadrement. L’auteur va donc s’attacher à traiter la vie quotidienne des militaires.

Une bibliographie riche et savante permet d’appréhender le sujet, mais elle reste cependant lacunaire. C’est pour cette raison que Yann Le Bohec a décidé d’entreprendre cette étude grâce à de nombreux documents plus ou moins récemment découverts, souvent à des dates très proches de nous qui apportent énormément de précisions et de détails très concrets. Ces sources ont par ailleurs été retrouvées à des endroits forts éloignés les uns des autres : Bretagne, Egypte par exemple ce qui permet de comparer les similitudes et les différences. Il peut s’agir de tablettes en bois près du mur d’Hadrien ou des ostraka, des tessons de bouteilles découverts en Libye ; dans la vallée du Nil. Ces documents émanent essentiellement de militaires, soldats ou officiers. De ce lot émergé par exemple, on peut trouver une invitation : « Nous faisons une fête pour l’anniversaire de mon mari, et nous serions heureux de votre présence ». Ou bien le rapport d’un guetteur : « J’ai vu passer des barbares avec des ânes » ; ou bien une requête : « Mes hommes n’ont plus de bière et de te demande de leur en envoyer ». Ces sources révèlent la vie concrète d’une unité.

Nouvelles sources sur les soldats romains

Cette nouveauté ne doit pourtant pas pousser à négliger les auteurs anciens, d’autant qu’il convient d’en faire une nouvelle lecture. Deux d’entre eux méritent d’occuper une place particulière : César bien entendu et Végèce, bien qu’ils n’aient pas vécu dans la période concernée. César est indispensable par ce qu’il a été lu par tous les officiers du Haut-Empire ; son œuvre constituait leur meilleur manuel pour apprendre l’art de la guerre. Il est une mine d’informations aussi pour les historiens. Végèce également nous fournit de très nombreux renseignements sur la guerre au temps du Principat (premiers siècles de l’Empire, à son apogée, à son extension maximale et à un niveau exceptionnel de civilisation). Il proposait ainsi de résoudre la crise militaire de la fin du IVe siècle avec pour objectif de recréer l’armée victorieuse du IIe siècle. D’autres auteurs sont aussi appelés par l’auteur tels Tacite ou Flavius Josèphe.

Une armée, çà sert d’abord à faire la guerre

Comme le précise Yann Le Bohec, une armée est soumise au pouvoir civil car c’est ce dernier qui l’organise en promulguant des lois et c’est encore lui qui décide de son emploi. Les soldats sont faits pour le combat et lorsqu’ils sont en temps de paix, il prépare la guerre. Les soldats Romains du Principat obéissaient sans restriction à cette règle. Autre piste souvent négligée, les soldats romains allaient au combat pour vaincre, pour la victoire, comme l’a clairement démontré Charles Ardant du Picq (1821 – 1870). Pour l’auteur, afin de bien comprendre la vie quotidienne des militaires romains, il est donc nécessaire d’utiliser la bibliographie disponible en la confrontant à toutes les sources, en particulier aux documents archéologiques récemment découverts

L’œuvre s’appuie également sur un article rédigé par un érudit, P. Petru, qui définit sa réflexion et sa méthodologie comme fondées sur l’archéologie, la sociologie et l’anthropologie. Cette étude a permis de définir de nombreux centres d’intérêt regroupés comme suit :

  • Le cadre matériel était constitué par l’habitat des soldats, comme le camp, ainsi que le mobilier et la décoration ;
  • Les nécessités de la vie devaient être satisfaites par le salaire pour acheminer des aliments et un équipement qui comprenait vêtements, nourriture et armement.
  • Les soldats avaient comme tout le monde de besoins spirituels. En temps de paix, ils recherchaient des loisirs, artistiques ou intellectuelles et bien entendu la religion trouvait nombre de solutions à leurs problèmes
  • Enfin la pratique de l’exercice permettait de s’améliorer et de renforcer la cohésion du groupe. Quelques soldats détenaient des activités spécifiques, parmi eux, les employés de l’administration et les travailleurs de la fabrica, c’est-à-dire les ateliers du camp. Une grande partie des hommes était soumise à des corvées, comme les tours de garde, l’entretien des armes, la cuisine.

Yann Le Bohec a voulu démontrer dans son livre le côté pragmatique, à niveau d’hommes, de cette étude. Dans les études précédentes, les historiens, en fonction de leurs appétences et des modèles de leur époque on presque omis que le soldat était destiné à faire la guerre. L’armée fait tout, construit des villes, trace des routes (ce qui est faux), les soldats se marient, bref, vivaient presque comme des civils. Or, dans l’armée romaine, les soldats font la guerre. Ils partent en campagne au début du mois de juin et rentrent dans leur camp autour de la mi-octobre. Ainsi, pendant plus de quatre mois, le soldat romain connaissait une vie quotidienne qui prolongeait, en partie, celle du camp en temps de paix.

L’ouvrage de Yann Le Bohec vient battre en brèche bon nombre d’idées reçues. Les six chapitres autour desquels s’articule cette étude le montrent sans ambages : vers le camp, au camp, partout (chapitre dévolu au statut militaire et privé du soldat), autour du camp, en guerre, au combat, après le service.

Un livre incontournable pour appréhender cette époque.

 

Bertrand Lamon

pour les Clionautes