Il vient de publier Les Vingt Décisives. Le passé proche de notre avenir (1965-1985) chez Fayard. Il justifie dans son avant-propos son choix de se porter vers cette période par sa conviction qu’il s’agit là d’« un moment particulier de la vie de notre communauté nationale ». Il étudie son sujet dans un propos traditionnellement en trois parties.
La fin du monde d’avant
Dans un premier temps, l’auteur présente « la fin du monde d’avant ». Il dresse d’abord un tableau d’une société française marquée par les 2 P, paix et prospérité. La fin de la guerre d’Algérie fait quitter les conflits armés du « devant de la scène nationale ». Les jeunes, les baby-boomers, en qui Sirinelli voit une « génération sur échasses (…) comme placée au-dessus du paysage social » mettent alors en place une « subculture », se détachant de la culture des générations précédentes. Le temps est à l’expansion économique, surtout à partir de 1954, transformant en profondeur la France d’avant, ce qui ne se fait pas sans réticences, comme l’illustre l’épisode poujadiste de 1956, ni sans élan modernisateur, incarné par le courant mendésiste. Amélioration de l’habitat, diffusion d’« une obsession de la propreté », illustrée par la machine à laver le linge, émergence d’une société de loisirs, facilitée par l’automobile, sont autant de caractéristiques de la France des Trente Glorieuses.
L’historien fixe ensuite le tournant vers ces Vingt Décisives en 1965. C’est d’abord politiquement une année décisive. Par la forte participation aux élections présidentielles, les Français entérinent de fait le nouveau régime et installent durablement, par leur vote, la bipolarisation du jeu politique en marche depuis 1958, au détriment des mouvements du Centre. Cette année 1965 est aussi une année charnière pour la culture de masse, alors que les téléspectateurs sont de plus en plus nombreux et regardent de plus en plus « le poste ». Les transformations profondes qui sont en train de se vivre sont confirmées avec provocations par deux tubes de 1966, Les élucubrations d’Antoine et L’Amour avec toi de Michel Polnareff. Face à cette culture de masse montante, les intellectuels semblent vivre leur « été indien », tant par la médiatisation que par le personnage symbolique de Jean-Paul Sartre, « véritable institution » comparée ici au Général De Gaulle.
Enfin, Jean-François Sirinelli aborde la question de Mai 1968. Il n’y voit pas un accident de l’Histoire mais davantage un moment porté par des racines plus profondes. Il compare Mai 1968 à une « fusée », dont les étages successifs, universitaire, social et politique, ne se disloqueraient pas à l’avènement du suivant. Il s’agirait d’une « fusée éclairante », prenant place dans une possible « seconde révolution atlantique » dans laquelle « le paramètre générationnel sera essentiel ». L’auteur pense qu’il s’agit aussi de « la première crise française de l’ère médiatique ». L’existence médiatique de Mai 1968 a participé à leur densité historique. En resituant ces événements dans une histoire plus longue du « tribunal de la rue » en France, on perçoit qu’« ils constituent assurément un ébranlement fort, mais au sein d’une démocratie capable d’absorber de telles ondes de choc » mais aussi que la « civilisation républicaine » est en train de se transformer.
Changement de versant
Dans une deuxième partie, Sirinelli aborde les années 1970 élargies en amont et en aval. Il s’agit d’abord de « gérer la grande mutation », mission qui revient à la France pompidolienne. Le nouveau président reste cependant sur de nombreux points « un homme du premier versant », un homme de cette France d’avant qui eut à faire face aux transformations des années 1960, un fils de cette « République des professeurs ». Alors qu’il avait au début soutenu le projet de Nouvelle Société de Chaban-Delmas, Pompidou semble, au fil de son mandat, se raidir sur des positions plus conservatrices peu efficaces dans la gestion de la mutation en cours.
Jean-François Sirinelli situe ensuite la ligne de crête de ce changement de versant à l’automne 1973, quand survient le premier choc pétrolier alors que les Français voient leur président sombrer dans une maladie dévorante. De l’autre côté du versant, se trouve l’ère du « changement », terme qui rappelle évidemment le vocabulaire de 1974. C’est sur cette base novatrice que Giscard entend construire sa politique, avant que la crise ne le rattrape. La croissance entame alors un sérieux fléchissement, crise que l’auteur intitule « l’ubac d’une croissance étiolée ».
Cependant, la mutation ne cesse pas avec la crise. La question de la permissivité de la société est posée, qui s’appuie sur des pétitions, en particulier l’« Appel du 18 joint » paru dans Libération du 18 juin 1976. Dans cette société mutante, la diffusion d’une culture-monde tient une grande place d’autant que se joue « la première guerre de l’ère médiatique », la guerre « dite du Vietnam ». L’été indien des intellectuels s’achève, en même temps que Sartre perd de sa splendeur et même si Raymond Aron gagne le statut de grand penseur. La France de Sartre devient peu à peu, au fil des années 1970, celle de Coluche.
Changement d’époque
La troisième et dernière partie voit, là encore, une date-clé se détacher, celle du 10 mai 1981. L’auteur s’interroge sur le possible héritage des années 1970 que « l’alternance » porterait en elle. Le personnage de François Mitterrand, malgré ses multiples « mues », se révèle incapable de se détacher des « analyses forgées au cœur des Trente Glorieuses ». Jean-François Sirinelli voit dans le 10 mai 1981 au moins autant la défaite de « l’homme du passif » que la victoire de la gauche. L’échec de l’action du gouvernement Mauroy pousse le parti au pouvoir, avec le tournant de la rigueur, à une social-démocratisation inattendue. C’est alors la défaite de l’idéologie et la fin d’un certain rêve du politique.
A ce dérèglement s’ajoutent d’autres difficultés politiques successives, parmi lesquelles la première cohabitation n’est pas des moindres. Le « phénomène Le Pen » installe durablement dans le paysage politique français une « extrême-droite caméléon ». Sirinelli voit dans l’échec de l’alternance, porteuse dans les années 1970 de tant de rêves, un des facteurs explicatifs de la mise en place de cette « droite nationale-populiste ». Quant au succès du slogan mitterrandiste de 1988, « La France Unie », il traduit une certaine contestation de la bipolarisation politique.
La France est alors « en métamorphose ». Daniel Balavoine et Coluche sont les héros posthumes du mouvement contre la loi Devaquet en novembre-décembre 1986. Aux « acteurs de l’histoire » se substituent les « victimes », alors qu’on entre dans l’« âge du pathos ». Au-delà de la crise, la culture de masse continue de se diffuser, par le CD mais aussi par la télévision. Les Vingt Décisives s’achèvent « dans le malheur du monde », par le drame du Heysel, par la propagation du SIDA. Désormais, la télévision « fait, au sens propre, l’événement », au détriment du lien social.
Les Vingt Décisives laissent place à la « vidéosphère » et l’auteur craint finalement qu’il ne s’agisse là d’une « éclipse de la République ».
On trouvera dans cet ouvrage une intéressante mise en perspective de ces années cruciales. Il manque une réelle internationalisation du phénomène et un appareil scientifique minimal (aucune note et aucune bibliographie) pour faire de ce livre un écrit incontournable. Pour autant, agréable à lire et audacieux dans sa réflexion, Jean-François Sirinelli renouvelle le regard porté sur ces deux décennies avec talent.
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