Un auteur dynamique et prolifique.

             Christophe Bourseiller a de nombreuses vies : acteur de cinéma, journaliste, actuellement chroniqueur à France-inter, il a aussi écrit de très nombreux ouvrages. Plusieurs d’entre eux sont consacrés aux courants contestataires dits d’extrême-gauche des années 1968 et que d’autres qualifient de gauches extra-parlementaires. Il a ainsi publié un livre sur les courants dits maoïstes (Les maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français, Plon, 1996), un autre est centré sur un des courant trotskystes (La véritable histoire de Lutte ouvrière : entretiens avec Robert Barcia, Denoël, 2003)… Il a aussi publié Une histoire générale de « l’ultra-gauche », en 2003 (Denoël) ainsi que des ouvrages sur l’Internationale situationniste et celui qui a incarné longtemps cette sensibilité, Guy Debord (Vie et mort de Guy Debord paru en 2012). Courant envers lequel il semble nourrir une certaine tendresse, ce qu’on ne saurait lui reprocher.

Il écrit vite, il écrit bien, connaît son sujet sur le bout des doigts, manie l’anecdote et l’humour avec habileté, ce qui peut être un atout dans la présentation de courants parfois sectaires et qui se veulent fort sérieux. Dans son précédent ouvrage sur l’ultra-gauche, il en pronostiquait, affirme-t-il dans plusieurs interviews, la disparition. Or, cette sensibilité semble renaître. Une fois de plus aurait-on envie d’ajouter. C’est pour cette raison qu’il s’est remis au travail et propose ce livre aux qualités réelles.

Dépasser Marx ?

Autant le dire tout de suite, l’expression « ultra-gauche » ne nous convainc pas vraiment. A quand un ultra-centre ? L’auteur donne cependant des éléments de définition, utiles à la réflexion, pour présenter ces courants politiques. Ces mouvements sont anticapitalistes mais s’opposent à la Russie bolchevique de Lénine et de Trotsky, s’appuient parfois sur les idées de Marx mais en font une lecture critique voire entendent le dépasser. Ils s’inspirent alors de Rosa Luxembourg voire de théoriciens anarchistes et rejettent le plus souvent la forme-parti. S’ils pensent que la révolution sera l’œuvre de la classe ouvrière et des opprimés, elle sera, selon eux, le résultat de l’action spontanée des masses.

Ne sont donc pas étudiés ici, les partis communistes reconnus par Moscou à partir des années 1930, ni les groupes trotskystes ni les organisations pro-chinoises ou maoîstes ni même les anarchistes avant les années 1950. La photo de couverture, (des manifestants en noir et masqués, brandissent une banderole avec le slogan « Se battre), conçue pour attirer l’œil du chaland fatigué, nous induit en erreur car elle identifie ces courants aux seuls blacks-blocs alors que cette histoire est bien plus riche. L’auteur justifie son travail sur ces « agrégats minuscules » par « la face solaire » (p. 373) de certains d’entre eux qui enrichirent la critique du capitalisme, de la modernité technique, perçurent l’air du temps avant le printemps 1968, développèrent de nouvelles thématiques sans céder aux sirènes du léninisme et furent des lieux de formation pour des personnalités flamboyantes : Benjamin Péret, Guy Debord, Cornelius Castoriadis et bien d‘autres.

Les 4  familles des gauches « ultra ».

L’auteur identifie quatre familles dans « ces gauches dites ‘ultra’ » (p. 12). Les années 1920-1945 (chapitres 1 et 2), voient l’émergence de ce qu’il appelle « la gauche communiste germano-hollandaise » avec Anton Pannekoeke (p. 23-62 et 97-102) et de « la gauche communiste italienne » avec Amedeo Bordiga (p.63-78 et 103-108). Ces courants conseillistes, prônent l’auto-organisation du prolétariat, sont hostiles au parlementarisme, critiquent Lénine et l’URSS. Extrêmement minoritaires, ayant peu de prise sur les événements, ces groupes ont une tendance affirmée au sectarisme et à la scissiparité qui peuvent conduire à une certaine amertume. Caractéristiques qu’on retrouvera agrémentée de vives querelles de personnes dans tous les groupes présentés dans ce livre.

Les années 1950 sont celles de l’affirmation de nouvelles « ultra-gauches ». Ainsi s’affirment les communistes libertaires, avec Daniel Guérin, qui entendent dépasser les querelles issues des désaccords entre Michel Bakounine et Karl Marx pour développer un courant révolutionnaire. Puis, le groupe Socialisme ou barbarie, avec Castoriadis et Claude Lefort qui, au-delà de ses apports, permet de vérifier qu’il est rare que cohabitent deux crocodiles dans un même marigot. Et, enfin, issue d’un courant littéraire, et tentant de lier critique artiste et critique sociale, l’Internationale situationniste, avec Guy Debord et Raoul Vanheighem, à laquelle l’auteur consacre, à raison, de longs développements. Si les « situs », avaient bien senti l’air du temps avant même mai 1968, si leurs slogans semblent incarner ces journées (« vivre sans temps mort, jouir sans entraves », « prenez vos désirs pour des réalités »…) ils n’eurent en réalité que très peu d’influence sur les événements.

Ce n’est qu’après qu’ils furent connus largement comme le signale, à juste titre, Anna Trespeusch-Berthelot, non citée ainsi que les textes de René Riesel, dans la bibliographie[1]. Les situationnistes, mariaient élégance de l’écriture, véhémence du discours et référence au communisme dans sa version conseilliste. Ils critiquaient la société capitaliste moderne (dite du spectacle) ainsi que l’aliénation qu’elle produirait. D’où la nécessité, pour eux de créer des situations de rupture avec la vie quotidienne ou des scandales.

Les années 1970 sont celles de l’affirmation des autonomes qui moins, férus de théories, préfèrent détourner les manifestations en commettant des déprédations matérielles, en se servant dans des magasins ou en affrontant les forces de l’ordre. Arrivé au seuil du 21ème siècle, le lecteur se demande si les 4 familles ne sont pas, en réalité, plus nombreuses. D’autant plus que les pages 330-352 reviennent sur les errements et les compromissions avec les négationnistes d’une « minuscule phalanges d’activistes » qui soutient Robert Faurisson dans son entreprise de négation des centres de mise à mort nazis et qui relaient les thèses révisionnistes.

Qu’en reste-t-il ?

Au 21ème siècle, de nouvelles générations enrichissent le corpus idéologique de l’ultra-gauche et tentent de renouveler les pratiques contestataires. Sont évoquées la ZAD de Notre-Dame-des-landes ou les blacks blocs et les cortèges de tête lors des défilés parisiens. L’auteur constate une relative indulgence des syndicalistes ou des manifestants de gauche envers ces black-blocs qui n’existaient pas auparavant. Peut-être faut-il ici rappeler qu’une manifestation est une interaction avec les forces de l’ordre et que de l’attitude de celles-ci dépend, en partie, le déroulement du dit défilé.

Un ouvrage solide sur l’ultra-gauche, bien écrit, essentiellement centré sur la France, parfois un peu long sur les divisions organisationnelles, et qui analyse clairement et avec empathie les apports des situationnistes sans oublier les sectarismes de ces sensibilités ni les horribles compromissions d’une petite minorité.

[1] Anna Trespeusch-Berthelot, « L’Internationale situationniste : les fortunes médiatiques posthumes d’une pensée 68 », dans sous la dir. de Jean-Philippe Melchior, Philippé Tétart, Mai 68. Cinquante ans après, Eric Jamet éditeur, 2020. Auteure aussi de : L’Internationale situationniste : de l’histoire au mythe (1948-2013), PUF, 2015.

René Riesel, Déclarations sur l’agriculture transgénique et ceux qui prétendent s’y opposer, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2000. Ouvrage non cité. R. Riesel joua un rôle important à la Confédération paysanne dans l’opposition aux OGM. Il peut ainsi être rattaché à un courant que l’auteur qualifie de  « technophobe » (p. 301-302).