André Gardiès a enseigné pendant près de quarante ans le cinéma. Ancien professeur de lettres, il réalise en 1967 un premier court-métrage. Sa rencontre avec Alain Robbe-Grillet en 1970 le tourne définitivement vers la réflexion critique et théorique sur le cinéma. Il enseigne les études cinématographiques comme maître de conférences à l’université d’Abidjan puis à celle de Strasbourg. Après une thèse d’État sur L’Espace dans la narration filmique : l’exemple du cinéma d’Afrique noire francophone, il devient professeur des universités à l’Université Lumière-Lyon 2. C’est en 1993 que cette thèse donne lieu à une publication plus générale sur l’espace dans le cinéma. Le présent ouvrage en est donc la seconde édition.

Premier du genre, L’Espace au cinéma est un ouvrage précieux et important. Dans son introduction, Antoine Gardiès se demande en 1993 « comment se fait-il que les analyses des récits, littéraires aussi bien que filmiques, aient tenu en si faible estime l’espace, quand elles s’ouvrent si largement aux actions, aux personnages ou au temps ? ». Les géographes, Alfonso Pinto et Bertrand Pleven, auteurs de la préface de cette seconde édition, affirment que Gardiès engage en 1993 un tournant spatial décisif pour sa discipline et ce avant le déploiement des approches géocritiques.

Gardiès distingue quatre types d’espace liés au cinéma : l’espace cinématographique (celui dans lequel le spectateur reçoit le film : la salle de cinéma, les écrans), l’espace diégétique (celui construit par le film), l’espace narratif (la spatialité des personnages) et l’espace du spectateur (la spatialité produite par les choix de communication). Ces quatre espaces constituent les objets des quatre parties de l’ouvrage.

  1. L’espace cinématographique

Dans cette première partie Gardiès analyse le premier espace qui place le spectateur dans une situation bien particulière au cinéma, à savoir la salle de projection et son hall d’entrée. Ces deux espaces mettent le spectateur en condition de « recevoir des stimuli ». Le hall et la salle structurent l’espace de façon à discipliner le corps.

Dans un second temps, l’espace de projection introduit une relation qui subordonne le spectateur au dispositif. Gardiès parle alors des effets de la « vectorisation de la projection ». Selon Christian Metz, sémiologue du cinéma, pendant la projection, le spectateur est « en état de sous-motricité et de sur-perception ».

L’espace de l’écran donne à percevoir trois parties de l’espace filmique qui permettent à André Gadiès de parler de la triade filmique : Ici/Là et Ailleurs. Ici c’est ce qui est montré dans le champ, le Là ce qui appartient au hors-champ contigu. L’Ailleurs appartient au hors-champ flottant et indéterminé.

Pour rendre compte de ces différents espaces, la matière filmique mobilise différents canaux de perception de l’espace. Gardiès en distingue trois : l’iconique, le verbal et le musical. Il associe ensuite ces trois canaux à la conception triadique du signe chez Charles Peirce. Ainsi, le mode iconique (image mouvante et bruitage) s’apparenterait aux « icones », c’est-à-dire à ce qui donne une image ressemblante de la réalité. Le mode verbal relèverait du « symbole », c’est-à-dire du code langagier mais également du conceptuel. Enfin, le mode musical s’apparenterait à « l’indice », à des fragments arrachés à la réalité montrée et qui évoquerait cette réalité.

Si cette théorie d’association des modes de transmission d’un message avec la trilogie sémiotique de Peirce peut être intéressante, elle questionne et semble maladroitement abouter canal de transmission et signe, mode et message même si Marshall Mac Luhan affirme que le medium est le message. Les travaux de Raymond Murray Schafer[1] sur les paysages sonores et de Pierre Schaeffer[2] sur l’acousmatique conduisent à envisager le son, et non le bruit, comme un mode à part entière, effectivement distinct de la musique. Nous suggérerions donc plutôt quatre canaux que trois : l’iconique, le verbal, le phonique et le musical. Pour nous, chacun de ces canaux produisent des « signes », qu’ils soient iconiques, symboliques ou indiciels.

  1. L’espace diégétique

L’espace diégétique est ce qui s’offre à la vue et à l’oreille du spectateur : des objets locatifs comme une plaine, une montagne, une ville, une maison, etc. Gardiès distingue trois types de lieux (espaces localisés) : les lieux référentiels, les embrayeurs et les lieux anaphoriques. Les lieux référentiels assurent l’ancrage réaliste. Les embrayeurs sont liés à la situation d’énonciation. Ce sont des lieux diégétisés « où ce qui se dit n’a de sens véritable que par référence à ce lieu » (p.79). Pour Gardiès, l’organisation narrative en flash-back au cinéma use classiquement des lieux embrayeurs : le retour au lieu embrayeur tend à assurer la lisibilité du texte. Dans les lieux embrayeurs, la parole est reine. Les lieux-anaphores « tissent dans l’énoncé un réseau d’appels et de rappels ; ils ont une fonction essentiellement organisatrice et cohésive ». L’un des usages les plus courants du lieu-anaphore consiste à faire découvrir, de manière anodine, un lieu qui deviendra par la suite le théâtre d’un moment dramatique.

Ainsi la classification des lieux de l’espace diégétique sont-ils caractérisés par trois grands traits. Tout d’abord le pouvoir fonctionnel des lieux est susceptible de faire admettre l’action des personnages (lieux du vouloir, du savoir, du devoir, du pouvoir). Le deuxième trait se fonderait sur les caractéristiques morphologiques, relationnelles et axiologiques des lieux. Le troisième trait se fonderait sur les modalités énonciatives (virtualité/réalité, actionnel unique/réitérée).

Pour Gardiès, l’espace au cinéma n’est ni donné, ni figuré, il est à construire (p.89). « Il sera l’un des facteurs essentiels de la cohérence narrative et discursive. Il est l’une des réponses apportée à la fragmentation constitutive du film.

  1. L’espace narratif

L’espace narratif est l’espace dans la narration. Il est donc lié chez Gardiès à la spatialité des personnages, à leur évolution dans l’espace. À l’intérieur des espaces diégétiques, les protagonistes réalisent des « itinéraires » (p.123) comportant un point de départ et un point d’arrivée. Ces parcours narratifs permettent à Gardiès d’envisager la réalisation de « schémas narratifs », ou, devrait-on dire, de « cartes narratives ». Elles ont beaucoup à voir avec ce que nous appelons les « schémas spatiogénétiques » dans notre travail sur les albums pour enfants[3].

Gardiès conclut : « notre topographie rend compte des relations fondamentales qui d’instaurent entre les divers espaces d’une part, ces derniers et les personnages d’autre part. Elle vise à rendre compte de la représentation cognitive de l’espace à laquelle m’invitent nombre de films narratifs où s’affirme le souci de cohérence » (p.128).

L’espace constitue, pour notre auteur, l’une des forces agissantes du récit. Le déplacement est la condition nécessaire à la rencontre des forces agissantes du récit. Gardiès associe celui-ci à la fonction catalyse énoncée par Roland Barthes, entre deux fonctions cardinales. Gardiès voit alors trois formes de déplacements :

– le trajet, passage d’un point à un autre, réunissant deux espaces

– le parcours, présent dans le récit de l’errance

l’itinéraire, présent dans le récit de quête.

Dans un article de 2013, Jacques Lévy revient sur la distinction faite par Gardiès entre espace diégétique et espace narratif en la précisant : Au contraire, l’« espace narratif » ignore ces logiques et fait évoluer les personnages comme si l’environnement était fabriqué au rythme et en fonction de l’action. L’espace diégétique commence lorsque, justement, cette géographie devient une force organisatrice assumée et, par ses contraintes mêmes, une ressource pour le scénario[4] ».

  1. L’espace du spectateur

Le récit filmique, en même temps que sa fable et son mode d’énonciation, construit un espace propre à l’activité du spectateur. C’est le domaine de la réception. Dans cette dernière partie passe en revue les espaces d’affleurement de cet espace de la réception. Il en distingue, encore une fois, trois : l’espace textuel, l’espace de la communication filmique et l’espace du savoir spectatoriel.

L’espace textuel a davantage à voir avec la réception intertextuelle ou intericonique qu’à un quelconque espace où se ferait cette transaction. Elle part du postulat que ce que le spectateur voit est reçu et analysé en regard de ce que le spectateur sait de l’auteur, sait de son travail, sait du cinéma, de son bagage culturel en général. « L’espace textuel apparaît donc comme le lieu où se déploie ma liberté de spectateur » (p.177).

L’espace d’énonciation aurait davantage à voir avec une sorte de contrat qui s’établit entre le film narratif et le spectateur. Ce contrat nécessite un travail d’implication de celui qui est entré dans la salle en ayant déjà un « horizon d’attente ». « Le film, pour exister, non en tant qu’objet matériel mais en tant qu’objet de communication, en appelle au travail de son propre lecteur » (p.178). Le film remplit les conditions d’une communication artistique dans laquelle il n’existe pas sans une active coopération, une part de création et d’invention du spectateur.

L’espace du savoir spectatoriel a davantage à voir, quant à lui, avec le rapport cognitif que le spectateur entretient avec les informations qui lui sont livrées par le film. La manière dont il les traite relève souvent du point de vue et donc de trois éléments : la localisation (là où se place la caméra), la monstration (ce qui est donné à voir) et la polarisation (la manière d’analyser les informations).

            Somme toute, nous saluons l’initiative des éditions Klincsieck d’avoir réédité ce travail avant-gardiste d’André Gardiès. Son approche du cinéma par l’analyse spatiale est à la fois originale mais également riche d’informations et d’interrogations « nouvelles ». Il nourrit la géographie culturelle de son approche phénoménologique et participe de l’idée que tout ce qui touche à l’homme devient objet spatial.

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[1] R. Murray Schafer, Le paysage sonore, le monde comme musique, Marseille, éditions Wild Project, 2010.

[2] P. Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Paris, Seuil, 1952

[3] C. Meunier, L’Espace dans les livres pour enfants, Rennes, PUR, 2016.

[4] J. Lévy, « De l’espace au cinéma », Annales de géographie, vol. 694, no. 6, 2013, pp. 689-711.