Si Guy Bajoit, professeur émérite de sociologie à l’Université catholique de Louvain, a passé sa vie à travailler sur l’Individu, c’est en réaction au discours qu’il a entendu en 1954 lors d’une retraite dans un monastère alors qu’il était élève d’un collège catholique. Le religieux, qui haranguait les adolescents, les incitait à obéir à leurs « parents, à leurs maîtres et surtout à Dieu » (p. 19) et à ne surtout pas agir en tant qu’individu ! Cette négation du libre-arbitre a poussé notre homme à comprendre les raisons qui poussent chacun à être différent et à « inventer sa vie » (p. 13) malgré les contraintes sociales qui formatent les existences.

Le modèle culturel subjectiviste incite chacun à se doter d’une identité épanouie et à ne plus reproduire les modèles transmis. Ce modèle dominant au XXe siècle, consacrant l’individu sujet de lui-même, est le résultat d’un long processus historique commencé depuis l’Antiquité (contrairement à ce qu’avance Alain Touraine). L’objet de l’ouvrage vise à comprendre « comment les individus gèrent les tensions existentielles que leur causent les relations sociales, afin de se (re)construire une identité plus épanouie et plus paisible. » (p. 11)

Pour cela, la méthode de la socio-analyse est particulièrement appropriée. Elle part de l’idée qu’ « il ne peut y avoir de causalité mécanique entre la pratique des relations et les conduites, parce que l’individu est toujours quelque peu sujet de lui-même. Dès lors, il interpose sa conscience intuitive (instinctive / expressive et intelligente / réflexive) entre, d’une part, les contraintes structurelles (sociales et culturelles) qui orientent les relations et, d’autre part, ses conduites : il gère son conditionnement, il décide toujours en partie de ce qu’il fait, dit, pense et même de ce qu’il sent ; par conséquent, son comportement est toujours imprévisible. » (p. 113)

Guy Bajoit met en application cette méthode à travers l’analyse des multiples entretiens qu’il a menés en Belgique et en Amérique Latine (Chili, essentiellement) avec 9 individus qui ont opéré un revirement identitaire. Il relate les histoires de ces personnes et examine leur quête d’identité ainsi que les processus de libéralisation qu’ils ont mis en œuvre. Au fil des chapitres, il reprend les éléments biographiques des uns et des autres au prisme de leurs attentes relationnelles, de leurs malaises identitaires. Cela peut sembler assez répétitif mais le processus est nécessaire pour « identifier » chacun de ces individus. Toutefois, le profil des enquêtés (importance des enfants issus de couples en confit ou séparés, individus victimes de pédophilie, d’alcoolisme, d’addictions…) entrave l’empathie que le lecteur pourrait avoir avec ces individus. La place des récits de vie est centrale dans l’ouvrage et aide à suivre la théorisation de la socio-analyse des relations sociales (même si certains passages restent tout de même assez ardus).

Ce livre a toute sa place dans la collection Recherches des éditions Armand Colin. Le texte montre une recherche en train de se faire. Stimulant !

Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes