C’est à une petite capitale (2,5 millions d’habitants) qu’est consacré le neuvième volume de la collection Métropoles 2000 dirigée par Georges Benko. Pour ce faire, il a demandé à Teresa Barata Salgueiro, professeure de géographie à l’université de Lisbonne, de rédiger un volume sur sa ville, à la fois son sujet d’étude et son espace vécu. L’entreprise a pu arriver à son terme grâce au travail de traduction réalisé par une étudiante française (Louise Tourret, s’agit-il de la productrice de l’émission Rue des écoles de France Culture ?) pendant un an à Lisbonne dans le cadre d’un programme Socrates-Erasmus. Le passage d’une langue à l’autre donne quelques bizarreries. L’abbaye de Clairvaux devient Claraval et l’ordre cistercien celui de Cister ! Au-delà de quelques anecdotes exotiques de traduction, le texte se lit très facilement et permet d’en apprendre beaucoup sur Lisbonne et de comprendre l’organisation générale de cette métropole.
Finistère de l’Europe, le Portugal s’est construit en tournant le dos à l’Espagne (« la frontière politique la plus ancienne d’Europe »). La position périphérique a fait de Lisbonne une interface de navigation fluviale (le Tage est navigable sur l’ensemble de son cours) et maritime majeure. Capitale d’un empire commercial et colonial démesuré par rapport à la taille du pays, elle est marquée par le cosmopolitisme et sert de creuset à différentes cultures. Ce cosmopolitisme caractérise encore la ville aujourd’hui avec l’arrivée de migrants subsahariens, même si la crise de 2008 a du rebattre les cartes de l’attractivité portugaise. La ville se trouve à la tête d’un réseau urbain monocéphal, même si l’auteure préfère parler de « monocéphalie bicéphale » avec Porto ! Capitale politique (depuis le XIIIème siècle), Lisbonne concentrait l’essentiel du tissu industriel portuaire jusqu’aux années 1960. Le plan régional d’aménagement du territoire de l’aire métropolitaine de Lisbonne (PROTAML) de 1999 vise à renforcer le poids de la ville et à valoriser les efforts entrepris dans le cadre de l’Expo 98. La faible étendue (84 km2) de la métropole est un atout pour faire découvrir la ville aux touristes grâce aux nombreux belvédères.
Lisbonne est une ville à l’implantation ancienne (- 250 avant JC). C’est le site portuaire et d’acropole de Lisbonne qui a attiré les Phéniciens. De 711 à 1147, Lisbonne est aux mains des musulmans. Les trames irrégulières du réseau viaire l’emportent. Elles subsistent encore aujourd’hui (quartier du château, quartier de l’Alfama) malgré les travaux de démolition engagés par le régime de Salazar. La première opération d’urbanisme date du XIIIème siècle et se traduit par l’ouverture d’une grande rue : Rue dos Mercadores, parallèle à la rive du fleuve. Ce percement s’accompagne de l’aménagement des quais du Tage. Le Bairro Alto (nouveau quartier) au XVIème siècle est une opération d’urbanisme de grande ampleur : plan en damier sur le versant sud de la colline, rues larges (4,5 m ou 7 m). Ce lotissement privé accueille les catégories socio-professionnelles supérieures de l’époque avant qu’il ne soit délaissé depuis par celles-ci, et devienne un quartier branché, à la fin du XXème siècle, actuellement en cours de gentrification. Le quartier emblématique de l’urbanisme lisboète est celui de la Baixa, totalement reconstruit après le séisme de 1755. Il s’agit d’une opération de type intégré. Selon le plan d’Eugenio dos Santos, 40 îlots ont été tracés de manière symétrique, séparés de rues larges (13 m). Deux places y figurent dont le Terreiro do Paço et la place monumentale Praça do Comercio. Le palais royal n’a pas été reconstruit et n’a pas trouvé sa place dans cette vaste entreprise urbaine. Les propriétaires avaient cinq ans (maximum) pour reconstruire (sous peine d’expropriation) selon les normes mises en place (4 à 5 étages maximum). Le style Pombalien (du nom du Marquis de Pombal, premier ministre de l’époque qui a initié la reconstruction) l’emporte : mélange de la rigueur et de la fonctionnalité de l’ingénierie militaire et influence du maniérisme. Aucune liberté n’est laissée aux reconstructeurs. Dans un souci de santé publique, l’air et la lumière doivent pénétrer aisément dans les appartements qui, pour la première fois, suivent des plans standardisés. L’emploi de matériaux préfabriqués doit permettre d’accélérer la construction. Des normes anti-sismiques ont été adoptées : charpente en cage qui doit permettre par son élasticité de résister aux prochains séismes. Au XIXème siècle, la bourgeoisie qui a fait fortune outre-mer transforme la ville. Un urbanisme inspiré d’Haussman est mis en place avec la percée Nord-Sud que constitue l’avenue da Liberdade, sans que des contraintes soient imposées dans le domaine architectural. L’exode rural, encouragé par l’industrialisation de la ville, alimente la croissance urbaine et génère les premières banlieues. La ville s’écarte du fleuve d’autant que les réseaux de transports irriguent l’agglomération et facilitent la circulation à l’intérieur de celle-ci. La ville s’étale. La période de la dictature, si elle est marquée par une forte concentration du pouvoir, initie quelques grands projets (université, gares maritimes, aéroport, autoroute) sans que beaucoup n’arrivent à leur terme faute de moyens financiers (en raison des guerres coloniales). L’extension de la ville est canalisée vers le nord et l’est du quartier « Avenidas Novas ». La ségrégation sociale des quartiers est renforcée. Les riches avec les riches, les pauvres avec les pauvres ! Si l’émigration et le développement industriel de Lisbonne garantissent aux habitants le plein emploi, les retards de développement s’accumulent à défaut d’investissements publics conséquents. A partir des années 50, la couronne suburbaine de la ville croît énormément sans que la voirie et les équipements suivent cette extension urbaine en doigts de gants. Les rares équipements mis en œuvre (pont Salazar, aujourd’hui Pont du 25/04, autoroute) sont rapidement sous-dimensionnés. Quartiers illégaux, bidonvilles sont une solution pour répondre aux carences en logement, malgré les quelques opérations architecturales de logements sociaux initiés selon les principes de la charte d’Athènes. Les opérations d’urbanisme des années 1980 produisent une organisation polycentrique. La construction du centre commercial de l’Amoreiras au sud-ouest de la ville a rompu le profil urbain de la ville avec la construction d’immeubles (bureaux, centre des congrès) et créé une nouvelle polarité. L’incendie du quartier du Chiado (1988) a achevé la perte d’attractivité du centre-ville au profit de centralités périphériques : centre culturel de Bélem, fondation luso-américaine pour le développement, sans compter le développement de condominiums fermés (gated communities) dans la couronne périurbaine (Amoreiras). Ce redéploiement périphérique pose d’autant plus de problèmes que les autoroutes urbaines lisboètes, copiées sur le modèle nord-américain, ne suffisent pas à absorber le trafic généré par les mobilités, sans compter le sous-équipement de l’agglomération en parking qui parachève le tableau !
L’entrée du Portugal dans l’Union Européenne en 1986 a impulsé une croissance économique. Elle a aussi correspondu à une reconnaissance du pays à l’échelle internationale avec l’organisation de l’Expo 98 (nouveau quartier : le parc des Nations). Des friches portuaires (au S-E) de la ville ont ainsi été reconverties. Depuis, les Lisboètes fréquentent de nouveau les rives du Tage, longtemps délaissées, mais il est vrai, surtout occupées, pendant longtemps, par l’activité industrielle portuaire. L’histoire et les orientations nouvelles suivies par la ville font qu’à Lisbonne, la croissance de la ville a été organique et spontanée. Si des plans d’aménagement ont été mis sur pied, on ne peut pas parler de politique urbaine globale. La chronologie de la page 106 (les différents plans d’urbanisme à Lisbonne) en témoigne et montre que deux échelles ont été adoptées pour envisager l’urbanisme de la ville : celle de la ville et celle de la région métropolitaine sans que le lien entre les deux soit toujours établi. La ville n’a pas échappé au marketing territorial avec des opérations phares telles que le grand centre culturel de Belém, la reconversion des rives du Tage avec le quartier de l’expo 98. Cela a été rendu possible avec la libération de terrains portuaires. En effet, les fonctions portuaires ont connu au cours de la seconde moitié du XXème siècle un glissement des activités plus au sud de Lisbonne. Le trafic de conteneurs mais aussi de matières pétrolifères exigent des équipements qui ont du mal à trouver leur place à proximité immédiate de l’agglomération.
A défaut d’une politique globale d’urbanisme, les problèmes de mobilité que connaît l’agglomération sont d’autant plus aigus. Pour qu’une opération urbaine soit une réussite, il faut qu’elle soit accessible et si cette accessibilité n’a pas été pensée en amont, les problèmes d’encombrement vont venir anéantir les efforts réalisés. C’est ce qui se passe pour de nombreuses initiatives à Lisbonne. Le réseau ferré comme routier est fortement centralisé, malgré les investissements réalisés dans les années 90 dans les voies rapides grâce aux fonds de l’Union européenne. Ces équipements ont accompagné l’industrialisation des communes périphériques ainsi que l’accroissement de leur fonction résidentielle. Ils ont eu comme conséquence un affaiblissement du rôle économique du quartier central de Baixa, même si cela n’empêche pas 340 000 personnes par jour d’entrer dans Lisbonne et le plus souvent avec leur propre voiture ! Aussi, l’agglomération lisboète est l’une des métropoles d’Europe où les temps moyens travail-domicile sont les plus longs (1h15 par jour). Les embouteillages ont des conséquences sur la qualité de l’air pendant l’été. Les difficultés de circulation sont la conséquence de la fragmentation urbaine et de l’apparition de nouvelles polarités ces dernières décennies. L’usage de l’automobile, s’il pose problème, doit être considéré comme la solution que les Lisboètes ont trouvé pour se déplacer dans la métropole. Plutôt que de pointer du doigt les dérives de l’usage automobile, mieux vaudrait réfléchir à l’échelle du Grand Lisbonne à un réseau de transports efficient. Encore faut-il que des efforts soient faits en ce sens et que la crise actuelle n’ait pas remis aux calendes grecques la mise en place d’un plan de déplacements urbains ?
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes