Nous manquions d’un livre récent de géographie consacré au Vietnam depuis la décolonisation. Ce pays n’avait fait l’objet que de chapitres, certes pertinents mais relativement brefs, dans divers livres sur la géographie de l’Asie du Sud-Est. Voici ce vide comblé et de façon originale, car le Vietnam y est mis en perspective avec ses voisins : la Chine à qui il doit beaucoup historiquement et qui pèse d’un grand poids dans son évolution récente, le Laos et le Cambodge, auxquels il a été associé dans l’Indochine française et sur lesquels il exerce une influence conjointement à celle de la Chine.

L’originalité de ce livre est bien d’entourer une seconde partie consacrée aux mutations récentes du Vietnam depuis la politique d’ouverture à l’économie de marché par une première partie écologique et géo-historique situant le Vietnam dans un espace plus large que celui de son territoire national, et par une troisième partie plus politique et géopolitique le situant dans les zones d’influence, les tensions et conflits du système-monde.

Le Vietnam dans sa région

La première partie « Le Vietnam dans sa région » comprend une analyse très approfondie des milieux naturels et du peuplement des territoires du Vietnam et de ses deux voisins indochinois, le Laos et le Cambodge dans leurs relations avec la Chine et l’Inde. La dimension historique est privilégiée, de la préhistoire à la fin du XXe siècle. La composition ethnique des populations de ces pays ainsi que celle de la Chine est décrite, de même la démographie des quatre pays jusqu’à nos jours. Les périodes précoloniale, coloniale et les guerres d’Indochine sont précisément analysées jusqu’à la période socialiste d’avant la Réforme ou Renouveau (Doi moi), introduisant l’économie de marché à partir de 1979. L’auteur, qui maîtrise le vietnamien, s’est référé à une bibliographie très complète et récente sur ces thématiques en français et en anglais dans les diverses sciences sociales. Le texte s’appuie sur une illustration cartographique en noir et blanc pertinente et expressive. Des encadrés, tout au long du livre, traitent de questions historiques, culturelles ou politiques venant éclairer les descriptions ou analyses du texte.

Les mutations du Vietnam depuis le Doi moi

Dans une seconde partie, « Les mutations du Vietnam depuis le Doi moi », la transition vers une économie de marché à orientation socialiste au cours des trente dernières années est étudiée. Le régime du centralisme démocratique piloté par le Parti communiste, mais surtout par ses plus hauts dirigeants, obéit à une logique très centralisatrice malgré des mesures de décentralisations prises depuis les années 1990. Le système unitaire n’est pas véritablement entamé par la latitude donnée aux autorités locales dans des domaines limités. « L’État essaye de borner le champ normatif tout en travaillant à la « fabrique du consentement ».En adaptant son pouvoir dans le cadre de la globalisation et en (re)négociant ses relations avec le secteur privé, l’État-parti vietnamien renforce son emprise sur la société ainsi que son hégémonie politique » (p. 138).

À la suite le l’ouverture économique des années 1980 puis de son entrée dans l’OMC (2007), le Vietnam a attiré les investissements étrangers, d’abord des pays d’Asie orientale (Corée du Sud, Japon, Taïwan, Chine…), des États-Unis et de l’Union Européenne dans l’industrie, et a accru ses exportations vers ces pays, multipliant les accords commerciaux et les traités de libre-échange. Sa main d’œuvre très bon marché, en comparaison de la Chine par exemple, lui a permis d’être attractif et de maintenir des taux de croissance annuels supérieurs à 5%. La production industrielle nationale largement tournée vers l’exportation s’est développée dans un vaste réseau de zones franches avec parcs industriels et zones économiques côtières et frontalières. Ces nouvelles enclaves capitalistes sont peu respectueuses de l’environnement et de la main d’œuvre dont les grèves « sauvages » sont contenues par un syndicalisme d’État limitant leurs conséquences salariales.

À une politique de collectivisation de l’agriculture des années 1960-70, instituant des coopératives de production, a succédé un processus de décollectivisation à partir de 1979. Le retour à l’agriculture familiale des années 1980 s’est traduit par la diversification, l’intensification des cultures et des échanges. Le Vietnam est ainsi redevenu un grand exportateur de riz et est devenu un exportateur de café notamment à partir des hauts plateaux centraux. Le secteur du tourisme international et intérieur a pris une importance économique croissante malgré son ralentissement au cours des années de Covid.

On constate l’accroissement d’une classe moyenne hétérogène décrit par l’auteur. Si les inégalités se sont accrues, la pauvreté a sensiblement reculé principalement dans les zones urbaines et particulièrement les métropoles et leur région, mais le secteur informel reste élevé (30 % du PIB). L’arc montagneux du Nord et les Hauts Plateaux du centre, où les minorités ethniques sont statistiquement dominantes, est le moins touché par cette diminution du taux de pauvreté. La pression foncière et la marchandisation de la culture et de la nature caractérisent de plus en plus ces marges. Les corridors économiques et de développement autour des deux principales métropoles, Hanoi et Ho chi Minh ville, ainsi que de la métropole émergente Da Nang, entrainent une fragmentation socio-spatiale des espaces provinciaux.

Les impacts socio-économiques du réchauffement climatique, les perturbations écosystémiques qu’il entraine sont étudiées dans les différentes régions du Vietnam. Le delta du Mékong est particulièrement affecté par l’élévation du niveau marin et les remontées d’eaux salées cartographiés.

L’urbanisation est abordée comme vecteur et mode opératoire de la transition vers l’économie de marché. Y. Duchère montre que les villes, qui ont été à l’origine les centres politiques et administratifs de la bureaucratie hydraulique vietnamienne, ont connu un premier essor à l’époque coloniale française. Avec les guerres d’Indochine, alors que la population urbaine était redéployée au Nord dans les campagnes pendant les bombardements américains, au Sud au contraire la croissance urbaine a été forte jusqu’en 1975. Au moment de la réunification et jusqu’en 1989, une partie de la population des villes du Sud a été envoyée dans des nouvelles zones économiques à la campagne ou est partie à l’étranger (boat people), d’où une baisse de l’urbanisation jusqu’en 1989. Mais à partir des années 1990, l’urbanisation est redevenue un moteur de l’économie.

La notion occidentale de « transition urbaine » n’est pas adaptée au contexte vietnamien, car la dichotomie rural/urbain est inopérante, les périphéries urbaines étant très densément peuplées. Un processus de métropolisation, à l’instar de ce que l’on observe dans les autres pays de l’ASEAN, est à l’œuvre au Vietnam. Autour des trois métropoles vietnamiennes (Hanoi, Ho-Chi-Minh ville, Danang), on observe un étalement des centres urbains vers les périphéries et une urbanisation des campagnes. Une urbanisation informelle in situ se développe tous azimuts à partir des villages artisanaux de métier dans le delta du Fleuve Rouge en particulier. Les conflits autour du foncier se multiplient, opposant une paysannerie dépossédée de ses terres à des promoteurs soutenus par un État souvent délinquant.

La moitié des migrants internes au Vietnam quittent la campagne pour la ville, se dirigeant en majorité vers des emplois sous-qualifiés, non-déclarés, peu rémunérateurs, et logeant dans des habitats bon marché, souvent précaires et informels. Suit une analyse très fine de la gouvernance multi-variée des espaces métropolitains vietnamiens qui s’applique à des degrés divers selon les différents territoires. « Procédant d’une hybridation, la pratique du pouvoir au Vietnam se caractérise par l’adoption de logiques néolibérales remaniées et déployées dans le cadre d’une gouvernance postsocialiste fonctionnant par étapes » (p. 243). En 1983, le pouvoir a mis au point un programme de « civilisation urbaine » destiné à mieux intégrer les migrants ruraux que l’élite et les classes moyennes maintiennent malgré tout dans une position d’infériorité économique et sociale. Ces analyses de l’auteur ne sont pas toujours claires et faciles à suivre. Cependant ses travaux de terrain en milieu urbain, notamment dans le cadre de sa thèse sur Hanoi, lui ont permis une approche très fine et approfondie de tous les phénomènes urbains et d’urbanisation des campagnes au Vietnam.

Autoritarismes, zone d’influence chinoise et tensions géopolitiques

La troisième partie « Autoritarismes, zone d’influence chinoise et tensions géopolitiques » revient à une échelle régionale incluant les trois états voisins et une approche comparative. Les trois pays indochinois, dominés par la Chine leur puissant voisin, partagent avec elle l’autoritarisme de leur régime politique basé sur le monopartisme, voire le népotisme, associés à la libre entreprise qui sont des outils au service de la stabilité politique souhaitée par Beijing sur ses marges.

  1. Yves Duchère analyse l’autoritarisme de l’État vietnamien qu’il qualifie d’autoritarisme négocié, basé sur une alternance entre une gouvernance itérative (aller-retour entre le haut et le bas), coercitive ou permissive. Depuis 2018, la répression du mouvement démocratique s’est intensifiée. Mais « l’opacité du fonctionnement politico-administratif assouplit les relations État-société, tandis que le clientélisme semble participer de plus en plus d’une politisation de la société et, par voie de conséquence, d’un renouvellement de l’autoritarisme » (p. 255). La liberté de la presse n’est pas respectée et les prisonniers politiques sont nombreux dans les prisons vietnamiennes où ils ne sont pas séparés des droits communs. L’utilisation d’internet s’est généralisée dans la société, mais elle est très strictement encadrée par le pouvoir politique. Depuis les réformes économiques du Doi Moi et le début des années 2000, la société civile a connu un essor sans précédant. L’État-parti a adopté un positionnement pragmatique vis-à-vis de nouvelles organisations sociales, indépendantes des pouvoirs publics mais entretenant dans les faits des connexions politiques avec les autorités. Le mouvement social des 6700 arbres du centre de Hanoi en 2013-2015 montre comment, malgré les assauts policiers et autres intimidations, face à la pression de l’opposition populaire, la municipalité a dû se résoudre à abandonner son projet.
  2. Yves Duchère compare ensuite, avec celui du Vietnam, les régimes politiques autocratiques des trois autres pays, Chine, Laos, Cambodge, dans lesquels les frontières entre les États et le secteur privé sont de plus en plus opaques. « Que l’on choisisse de le nommer « capitalisme d’État », « capitalisme de connivence », « capitalisme hybride » ou « capitalisme autoritaire », le système économique qui se fait jour dans les quatre pays renforce l’omniprésence des partis au pouvoir, accentue la corruption et s’accompagne d’une augmentation de la répression et des mesures liberticides » (p.268). L’État chinois a mis en place depuis 2020, en amont de la surveillance policière, un système de Crédit social qui vise à la reconstitution d’un ordre civique et moral, en générant de l’autodiscipline, de l’autocontrôle au quotidien et de la transparence favorisant la confiance au sein de la société. Il génère des sanctions liées à des « listes noires » mais aussi des récompenses. Il est fidèle aux principes confucéens, visant à améliorer la vertu des citoyens en civilisant la société, mais il renvoie également à la tradition légiste, faisant du châtiment et de la récompense le principe fondamental de la gouvernance du prince. C’est plus qu’un simple instrument de contrôle et de surveillance des populations. Il accroît aussi la transparence au sein de l’administration, permettant de lutter contre la corruption et le manque de diligence des pouvoirs locaux.

Un avant-dernier chapitre se situe à l’échelle de l’ensemble des quatre États, voyant comment la Chine construit sa sphère d’influence sur les trois pays de l’Indochine. Une mise au point sur le développement économique des deux PMA que sont le Cambodge et le Laos montre qu’ils sont de plus en plus dépendants de la Chine avec laquelle ils sont très fortement endettés. L’intégration progressive et sélective de la Chine à la mondialisation libérale à partir de l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978 est décrite, avec ses années de forte croissance (10% environ). Le ralentissement économique depuis 2020, avec la crise du Covid, n’a pas empêché la Chine de poursuivre son essor comme deuxième puissance économique mondiale, grâce à son intégration à l’OMC en 2001. Son orientation revendiquée vers une économie socialiste de marché l’a, en réalité, conduit à un capitalisme d’État, la puissance publique ayant une capacité à déterminer l’orientation d’ensemble de la vie économique dans une large mesure.

L’accroissement des échanges et de l’influence de la Chine en Asie du Sud-Est, dans les pays de l’ASEAN, et en particulier dans les trois pays de l’Indochine, date de la crise de 1997. Elle n’a cessé depuis de progresser en comparaison de la baisse de celle des États-Unis et de l’Europe. Les investissements directs étrangers (IDE) chinois n’ont cessé d’augmenter depuis cette date dépassant ceux des pays occidentaux. De même l’aide publique chinoise au développement a augmenté sensiblement depuis 2000, le Laos et le Cambodge en étant les plus grands bénéficiaires. Ayant créé des institutions bancaires internationales, une grande part des investissements chinois se dirigent vers les zones économiques spéciales (ZES), situées aux frontières ou le long des corridors de développement de la région du Grand Mékong ; elles apparaissent de plus en plus comme des enclaves échappant à la souveraineté des pays concernés. D’une façon plus générale, Y. Duchère analyse très finement la toile de relations tissée entre la Chine, le Laos et la Cambodge à travers le projet des Nouvelles Routes de la soie avec l’aménagement d’infrastructures et l’augmentation de la dette. Le Vietnam méfiant à l’endroit de la Chine essaie pragmatiquement de développer ses relations avec les États-Unis.

Le dernier chapitre porte sur les tensions et conflits d’une région intégrée au système-monde. La ville-province de Hanoi a été élargie par annexion de la province d’Ha Tay de façon à faciliter les aménagements urbains planifiés par le pouvoir central, auquel sont soumis le Comité Populaire de la province et les diverses communes, rurales d’origine mais de plus en plus urbanisées. On a affaire à « un système ambivalent basé sur un mélange de compromis, de volontarisme idéologique, de tâtonnement et d’adaptation aux exigences locales qui se met en place sur fond de nouvelles dynamiques de décentralisation » (p. 311). Les villages d’artisans vietnamiens, situés dans des régions agricoles densément peuplées (deltas ou hauts plateaux), sont regroupés en clusters de villages de métier dont la gouvernance s’avère difficile et conflictuelle, car relevant de ministères différents et de collectivités territoriales. Suivent des études de cas concernant des projets d’aménagement et de développement intéressant de vastes espaces relevant pour la plupart de plusieurs pays (Chine et de la Péninsule indochinoise) : les conflits autour de la ressource en eau en Chine, la construction de barrages hydroélectriques le long du Mékong et de ses affluents et ses conséquences sur le production d’électricité et sur l’environnement agricole des pays riverains.

La délimitation et le bornage progressif des frontières terrestres du Vietnam avec le Laos et le Cambodge après l’époque coloniale n’a pas posé de difficulté majeure alors que les frontières maritimes de la Chine en mer de Chine méridionale sont toujours l’objet de contestations et de négociations plus ou moins conflictuelles actuellement. Les efforts diplomatiques du Vietnam et sa politique en Mer de Chine méridionale sont étudiés par rapport à la Chine mais aussi par rapport aux puissances extérieures occidentales ou indienne. Après les frontières maritimes, les frontières terrestres de la Chine sont étudiées avec une mise en perspective historique permettant de mieux comprendre les points litigieux, non encore résolus avec l’Inde notamment.

Les rapports de la Chine et du Vietnam au monde sont analysés à la fin de ce livre sur le plan philosophique comme politique, notamment la question des droits de l’homme, des « valeurs universelles », des « valeurs asiatiques » ou du confucianisme invoquée par les deux pays. La Chine cherche à renverser la vision occidentale qui s’est imposée au monde de l’époque coloniale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en direction des pays du Sud en particulier. Si la doctrine de la Chine est bien connue, celle du Vietnam, proche mais différente, l’est beaucoup moins. L’influence de l’Occident a été plus grande chez les intellectuels vietnamiens que chez les chinois, et depuis le Renouveau (Doi Moi), le discours sur les droits de l’homme a repris une place mais subordonnée à la notion de classe sociale et à l’indépendance du pays au Vietnam.

La construction géopolitique de l’Indopacifique entre les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie, en réponse aux Nouvelles Routes de la soie, vise à contenir l’influence régionale grandissante de la Chine. Le Vietnam, en situation inconfortable, s’efforce de maintenir des liens avec la Chine, les États-Unis et la Russie. Enfin, après une esquisse de description de la diaspora chinoise dont le rôle dans le rayonnement du soft power chinois ni les rapports avec l’État chinois ne sont étudiés, la diaspora vietnamienne, beaucoup moins connue, est analysée davantage en profondeur aussi bien dans ses dimensions économique que politique. On peut regretter toutefois que sa présence dans les deux pays voisins, le Laos et le Cambodge, n’ait pas été étudiée ainsi que le rôle éventuel qu’elle joue dans les rapports entre ces pays et le Vietnam.

Cette géographie du Vietnam très dense et riche en informations récentes sur ce pays, relativement méconnu en comparaison de son puissant voisin la Chine, est particulièrement bienvenue. Les comparaisons avec la Chine sont très éclairantes, ainsi que celles avec ses deux voisins indochinois, le Laos et le Cambodge. L’auteur a toujours une vision géo-historique des phénomènes, les situant dans le temps long plus que bimillénaire de cet espace. La richesse et la densité des descriptions et analyses nuancées rendent parfois la lecture un peu difficile, mais leur originalité et nouveauté ne décevront pas le lecteur. Il s’agit d’une somme sur ce territoire et cette société, dont on parle beaucoup mais que l’on connaît trop peu surtout dans leurs évolutions les plus récentes. Un ouvrage incontournable pour qui s’intéresse au Vietnam, à la société, l’économie et la politique vietnamiennes en relation avec ses trois voisins.

 

Michel Bruneau