Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu est coordonné par Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Érik Neveu, auteurs qui ont déjà travaillé sur ce moment. Érik Neveu, professeur de science politique, connu pour de nombreux ouvrages, dont Sociologie des mouvements sociaux (La Découverte, 1996) avait en 2008 publié un article intitulé « Trajectoires de ‘soixante-huitards ordinaires’ » dans Mai-juin 68, Éditions de l’Atelier (sous la dir. de Dominique Damame, Boris Gobille, Frédérique Matonti, Bernard Pudal). Boris Gobille (maître de conférences en science politique), avait co-dirigé cet ouvrage, et vient de publier Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-gardes littéraires (CNRS éditions). Quant à Christelle Dormoy-Rajramanan, elle a soutenu une thèse en science politique intitulée Sociogenèse d’une invention institutionnelle : le Centre Universitaire Expérimental de Vincennes.
L’idée est de donner la parole à celles et à ceux qui ont fait « 68 » en France, qui y ont participé plus ou moins, mais de manière relativement anonyme, sans être des leaders reconnus par les médias. Les témoignages, plusieurs centaines, ont été recueillis à partir d’un appel lancé sur le site de Médiapart et l’équipe de trois chercheurs les a lus, étudiés, sélectionnés et organisés dans un ouvrage de 482 pages, organisé en 10 chapitres, précédés de quelques pages de présentation réalisées par les coordonnateurs de l’ouvrage. Évidemment l’historien par nature sceptique, se méfiera. Des témoignages a posteriori recueillis 50 ans plus tard, voilà qui néglige les acteurs disparus ! 50 ans plus tard, diront d’autres, voilà qui lissent les souvenirs de ceux encore en vie et les teintent de nostalgie ! Des témoins lisant Médiapart et pourquoi pas seulement des lecteurs du Monde Diplomatique ! Ou des enseignants à Bac plus cinq ou sept ! Ces prévenances ne sont pas sans fondements. Les auteurs l’ont d’ailleurs bien vu, les témoignages de paysans sont, reconnaissent-ils, dans un hors-série du journal Politis (février-mars 2018), fort rares. Par ailleurs, le lecteur ayant fréquenté les extrêmes-gauches notera une certaine surreprésentation de témoins proches de ces sensibilités voire y retrouvera certains anciens camarades.
Néanmoins, il ne faut pas bouder son plaisir, car c’en est un, et il faut le dire avec force, au-delà de ces remarques chagrines, le pari est amplement réussi. Si dans certains chapitres la région parisienne constitue une part importante, la province n’est pas oubliée et le lecteur fréquentera la Guadeloupe, le Doubs, le Cher, la Vienne, la Bretagne ou le Nord même si le rédacteur de cette note aurait aimé un peu plus de soleil languedocien. La diversité est aussi sociale et nombre de témoins étaient alors de jeunes ouvriers ou des employés. De plus, même si les regards d’hommes sont plus nombreux dans certains chapitres, les femmes fournissent une nette majorité des témoignages présentés celui intitulé « Révolutions intérieures ». Ce qui renvoie aux travaux de Julie Pagis sur le sentiment plus fort chez les femmes que chez les hommes qui ont participé à ce mouvement d’appartenir à une génération marquée par 68. Évidemment, même si des militants sont présents, de nombreux autres parcours sont évoqués. Enfin, à plusieurs moments l’émotion est palpable.
Diversité sociale, géographique, politique, de genre, de rapport à l’engagement, attachement aux « petits faits » comme aux grands jours, implication différenciée à l’événement voire quasi extériorité à celui-ci font le sel de ce livre qui se veut une « histoire participative ». Il s’agit d’évoquer l’irruption de la jeunesse comme force de contestation, la plus grande grève générale du pays et ce qui fut un « ébranlement général, multiforme et multidimensionnel de la société » (Edwy Plenel, p. 455). Les coordonnateurs de l’ouvrage présentent (p.7-24) leur projet et la façon dont ils ont travaillé. Il y a d’abord une volonté (appuyée sur des travaux solides) de rappeler que le plus grand nombre des « soixante-huitards ordinaires» ne se sont pas ralliés à l’ordre établi et ne sont pas devenus des modèles de réussite professionnelle dans la publicité ou le journalisme. Donner la parole à des « participants du rang », à des femmes et des hommes différents par le milieu social, l’âge, l’implication, rester au ras de l’événement, évoquer en quoi ces journées ont changé ceux qui les vécues (parfois de manière lointaine ou distante, depuis le Maroc, une bourgade du centre de la France ou à l’armée). Tels sont les objectifs des coordonnateurs de ce livre. Le résultat est fort intéressant et ce qui frappe, malgré la diversité des parcours, ce sont les bifurcations qu’a engendré, dans nombre de vies des témoins, le printemps 1968.
Certains chapitres ont plus particulièrement retenu notre attention. Dans le premier « Avant mai », une femme évoque le « Mè 1967 » en Guadeloupe et plusieurs témoignages rappellent le poids du conservatisme dans la société. Dans le chapitre « Soulèvements dans le monde étudiants et lycéen », les « sorties de routine » (p. 70) qui reposent sur l’action collective et favorisent la libération de chacun, la prise de parole, le travail avec les autres sont présentées mais aussi la peur qu’ont entrainé la répression et la reprise en main de la situation. « L’usine telle qu’elle était » (p. 174), tel est le sous-titre d’une des contributions du chapitre « Grève générale et occupations ». Il vient opportunément rappeler la dureté des conditions de travail dans nombre d’usines (semaine de 48 h parfois, dureté des tâches, non prise en compte des risques physiques dans certains ateliers, taudis pour les ouvriers immigrés…). Une employée garde en mémoire la prise de parole face à l’autorité : « Ce jour-là, le sempiternel « taisez-vous mesdames » ne marche plus ! » (p. 187). Grève des salariés et mouvement de la jeunesse donnent naissance à ce que Xavier Vigna et Michelle Zancarini-Fournel ont appelé des « Rencontres improbables » (titre d’un des chapitres p. 237), c’est à dire des rencontres de personnes issues d’univers sociaux différents. En effet, chacun ne reste pas chez soi. Des artistes vont dans des usines occupées, des étudiants tentent de discuter avec des ouvriers en grève (et y parviennent dans nombre de lieux), des techniciens, des employés rejoignent la Sorbonne, l’Odéon ou les cortèges étudiants, des voisins discutent et boivent un verre. À Marseille, des cadres s’associent aux roulants de la SNCF à Marseille et des paysans font des dons aux grévistes. Le chapitre « Révolutions intérieures » évoque les transformations qui commencent alors. Les femmes qui s’y expriment montrent comment l’événement a constitué pour elles un moment de rupture (avec l’Eglise, avec la famille, avec la tradition…), une nouvelle femme voulait naître dit l’une d’entre elles, même si le militantisme pendant ces journées est encore fortement genré. Le chapitre « Rappels à l’ordre » présente plusieurs témoignages évoquant la brutalité des forces de l’ordre lors des grandes manifestations à Paris et ailleurs. Plusieurs témoins qui étaient sous les drapeaux évoquent le point de vue des « appelés » plutôt favorables au mouvement mais aussi celui des officiers plutôt hostiles ainsi que ce qu’ils ont perçu des préparatifs visant à réprimer le mouvement au cas où. Le lecteur intéressé par le point de vue de la police et par des témoignages de policiers pourra se reporter au numéro spécial de Liaisons, journal de la Préfecture de police, hors-série, « Mai 68. Mémoires de mai », mars 2017.
Ce bref aperçu n’épuise pas l’intérêt de de cet ouvrage plaisant, riche et intéressant tant pour son contenu que pour sa démarche.
Jean-Philippe Martin