Après des « signaux faibles » aux Pays-Bas, en Autriche, en Hongrie et même en France, le Brexit est la preuve définitive que l’UE va mal et qu’une phase de déconstruction est peut-être en marche. Son projet originel, inédit et audacieux ne fait plus rêver.
Face à l’afflux non maîtrisé de migrants, la construction de murs dans l’espace Schengen (entre la Slovénie et la Croatie ou entre l’Autriche et la Slovénie) et à ses frontières (en Grèce, en Bulgarie ou en Turquie) sont aussi des preuves visibles des difficultés de l’UE. Elle n’apparait plus comme un projet politique et économique aux effets positifs et assurant la paix mais comme une structure éloignée des citoyens et qui fragilise les nations. Au final, l’UE ne serait plus un projet mobilisateur mais un boulet contraignant.
Dans un contexte d’attentats terroristes et face à la naissance d’une nouvelle donne politique entre une Russie souhaitant renouer avec un passé glorieux et les Etats-Unis ne voulant plus payer pour défendre le Vieux Continent, avons-nous besoin de plus ou de moins d’Europe ? C’est à cette question que tente de répondre en filigrane l’ensemble des articles de ce numéro d’Hérodote.

Dans un premier article, Barbara LOYER (L’UE, UN TERRITOIRE EN CONSTRUCTION – Réflexions sur la crise des réfugiés de 2015) se demande si le sentiment national est plus fort que le sentiment européen au point d’interrompre le processus de construction d’un territoire géopolitique européen. Pour elle, c’est le principal enjeu de la crise des réfugiés. La première liberté pour le citoyen européen est en effet de se déplacer dans un espace sans frontières. Pourtant les contrôles aux frontières sont rétablis en 2015 après les attentats à Paris. C’est cette même année que les demandes d’asile explosent en Grèce, en Italie ou en Hongrie qui décide la construction d’un grillage de 4m de haut le long de la frontière avec la Serbie. Il semble alors que la question de la religion des migrants devient centrale. Les rapports entre société, politique et religion sont en effet fréquemment au cœur des débats sur la définition de l’identité européenne. Il apparaît donc que la souveraineté européenne, encore en construction, est bien plus complexe que celle des Etats-nations actuels.

Marc BAILONI (COMPRENDRE LE VOTE POUR LE BREXIT : DE L’UTILITE D’UNE ANALYSE TERRITORIALE), Pauline SCHNAPPER (LE REFERENDUM BRITANNIQUE SUR LA SORTIR DE L’UE ET SES CONSEQUENCES) et Sylvain KAHN (LES ENJEUX DE LA CRISE EUROPEENNE) présentent les crises que subit l’Europe depuis 2005, leurs causes et leurs conséquences à plus ou moins long terme. La crise est d’abord politique et démocratique avec une affirmation des partis populistes contre l’UE. Au Royaume-Uni, David Cameron a décidé du référendum sur la sortie de l’UE sous la pression d’une minorité de son parti et d’une certaine presse eurosceptique mais surtout à cause de la progression du vote UKIP. Le contexte du vote était particulièrement difficile après une période d’austérité et une augmentation des inégalités sociales et géographiques. Le leave l’emporte avec 51,9% soit une différence d’un million de voix avec le remain. Le vote pour le leave a évidemment un caractère social et identitaire. On l’assimile souvent à une révolte des classes populaires qui se sentent déclassées et délaissées. Pourtant il ne correspond pas uniquement au vote des exclus. Il est important de faire une analyse territoriale à une plus grande échelle. Des questions locales peuvent en effet avoir leur importance. Par exemple, dans la grande périphérie Ouest de Londres plutôt aisée, le conservatisme et l’euroscepticisme sont anciens. Le vote UKIP et leave y ont été renforcés par des projets de construction de nouveaux équipements (extension de l’aéroport d’Heathrow ou construction de la High Speed 2). On peut également prendre l’exemple de Boston qui se situe dans une région agricole plutôt dynamique mais qui connaît une forte immigration d’Europe de l’Est depuis 2005 avec pour principales conséquences une baisse des salaires et une augmentation des loyers. Le leave y a fait son meilleur score avec 75 %. La sortie de l’UE prévue sur deux ans est pourtant d’une complexité non envisagée. 2 options sont possibles : soit un « hard Brexit » avec sortie du marché unique et la reprise du contrôle des frontières ou un « soft Brexit » qui limiterait les dégâts économiques. De nombreux éléments sont également à étudier dans le domaine de la police, de la justice, de la sécurité, la défense, les droits citoyens européens… Le Royaume-Uni risque de perdre de l’influence politique en Europe et sur la scène internationale. Des répercussions économiques négatives sont également envisageables : augmentation de l’inflation par la baisse de la Livre, augmentation des prix des produits importés, problème du libre-échange pour les entreprises multinationales… Les conséquences pour l’UE sont aussi négatives. Elle perd 17% de son poids économique, un contributeur important au budget communautaire, un membre du Conseil de Sécurité de l’ONU et une puissance militaire. On peut en grande partie expliquer ce vote par une crise économique et sociale sans précédent depuis 1945 : chômage, déclassement, précarité, inégalités… Le déficit des Etats a entrainé de rigoureux plans économies budgétaires. Ainsi s’est affirmée la critique d’un ordo libéralisme allemand imposé aux autres Etats membres. S’y ajoute une crise géopolitique : crise des migrants, conflit « hybride » en Ukraine, terrorisme,… Pourtant le Brexit ne doit pas être un traumatisme. Il doit pousser l’UE à se réformer pour résoudre ses deux principaux problèmes : le déficit démocratique et l’accroissement des inégalités sociales et territoriales. Le Brexit doit également libérer la voie vers plus d’intégration européenne en matière de sécurité et de défense. L’UE est bâti sur une volonté de « paix perpétuelle » selon la définition de Kant à la fin du XVIIIème siècle, c’est-à-dire la fin des rapports de force et de domination entre les Etats. Son premier objectif est la paix. Mais elle doit apprendre à lutter pour défendre ses valeurs face à un contre-projet de « démocratie illébérale » actuellement à l’œuvre en Hongrie ou en Pologne.

Pierre-Emmanuel THOMANN (PEUT-ON PENSER LES FINALITES EUROPEENNES SANS LA RUSSIE ?), Maxime AUDINET et Kevin LIMONIER (LA STRATEGIE D’INFLUENCE INFORMATIONNELLE ET NUMERIQUE DE LA RUSSIE EN EUROPE) traitent dans leurs articles des relations entre l’UE et la Russie. Les relations avec la Russie sont un défi stratégique majeur. L’UE est aux portes de la Russie et leurs relations se sont dégradées avec les guerres en Géorgie et l’annexion de la Crimée. Selon la Russie, il existe une réelle ambigüité européenne sur les futurs élargissements. L’UE est alors perçue comme une organisation supplétive pour la stratégie des Etats-Unis par le biais de l’OTAN. L’UE devient alors un territoire d’enjeu des rivalités entre Etats-Unis et Russie et se trouve coincée entre 2 arcs de tensions à ses frontières sud et est. La Russie a échafaudé une véritable stratégie d’influence numérique pour influencer l’adversaire, pour l’induire en erreur et/ou le déstabiliser. Elle passe notamment par le réseau télé RT, le mensuel Russia Beyond the Headlines et l’agence Sputnik. La diplomatie médiatique et la diplomatie digitale sont les outils privilégiés de cette diplomatie publique. RT a par exemple pour objectif de donner une meilleure image de la Russie dans le monde. La cible européenne est prioritaire. L’objectif est de promouvoir les principes géopolitiques et idéologiques du multilatéralisme, du souverainisme et du conservatisme.

L’article de Jan MISIUNA et Marta PACHOCKA (LA POLOGNE EN EUROPE AU DEBUT DU XXIème SIECLE : A LA CROISEE DES CHEMINS ?) tente d’établir la place de la Pologne dans l’UE : Centre ou périphérie de l’Europe ? L’UE ne soulève plus l’enthousiasme des débuts. Elle est jugée inefficace face aux défis internationaux. Elle n’assure pas la sécurité. La Pologne refuse par exemple d’appliquer la politique des quotas de l’UE pour l’accueil des réfugiés. Les frontières de la Pologne sont pourtant un enjeu important car ce sont les frontières externes de l’UE au contact de l’Ukraine. André FILLER (LES PAYS BALTES ET LA « NOUVELLE GUERRE FROIDE » – GEOPOLITIQUE DES ETATS « DUELS) dresse ensuite l’état des menaces (russes) sur les Pays Baltes. Les populations russes y sont présumées opprimées, discriminées, ignorées et exclues. On compte environ 7% de russophones en Lituanie mais près de 14% non-citoyens majoritairement russes en Estonie et Lettonie près des frontières. Entre UE et Russie, les pays Baltes doivent trouver une voie médiane pour assurer leur sécurité. Enfin, Nora SENI (A QUOI SERT LA TURQUIE EN EUROPE ?) fait l’état des lieux des relations entre l’UE et la Turquie, tour à tour pays tampon, pays isolant et « pont entre l’Occident et l’Orient, entre l’Europe et l’Asie » selon Angela MERKEL. Elle assume en effet un rôle de garde-frontière de l’Europe depuis l’accord avec l’UE en 2015. L’Europe s’est alors protégée de l’afflux migratoire en sacrifiant son rôle de promoteur des valeurs démocratiques, dans un pays candidat. Mais le piège se referme sur l’UE en même temps que l’essor dictatorial en Turquie. Par ailleurs, l’UE n’est plus aussi populaire dans l’opinion turque. La Turquie montre en effet une nouvelle volonté d’orientation vers les pays musulmans (Syrie/Iran) en tentant de s’affirmer en tant que puissance régionale. Elle vise une position de « médiateur », de « facilitateur » entre l’Europe, les Etats-Unis et les pays musulmans. La politique énergétique est un autre élément stratégique. La Turquie veut devenir un hub entre Mer Caspienne et Europe. L’Islam y fait aussi son retour comme principale référence identitaire dans la nation en rupture avec les valeurs de la République de 1923. La Turquie s’éloigne donc de l’UE. Leurs dissensions apparaissent sur la politique en Syrie. La Turquie a comme principal souci de maintenir l’homogénéité ethnique et religieuse du pays alors que l’UE veut protéger ses frontières de l’afflux massif de réfugiés.

Jean-Sylvestre MONGRENIER (DU « BRITISH EXIT » A L’ « AMERICAN BREXIT » : LES PERSPECTIVES INCERTAINES D’UNE DEFENSE EUROPEENNE AUTONOME) identifie les perspectives que le Brexit peut ouvrir sur la Politique de sécurité et de défense commune, au point mort à cause de la relation privilégiée entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Un nouveau noyau dur (entre la France et l’Allemagne) d’une Europe politique et militaire doit s’affirmer contre l’Atlantisme soutenu par Londres. La relance de l’UE pourrait alors être axée sur la sécurité intérieure et extérieure et sur la défense de l’Europe. Une nouvelle stratégie globale pour la défense et la sécurité de l’UE doit donc être pensée. L’Agence Européenne de Défense (AED) doit monter en puissance avec des efforts communs dans les industries d’armement, la mutualisation des capacités militaires et l’institution d’un état-major européen. Mais les divergences entre modèles de puissance, cultures stratégiques, représentations géopolitiques sont encore flagrantes entre la France et l’Allemagne. Il manque un discours géopolitique d’ensemble, cohérent. Par ailleurs des questions se posent sur l’engagement américain. L’OTAN est par exemple jugée « couteuse et obsolète » pour Trump.

Les menaces qui pèsent sur l’Europe sont donc nombreuses. Elle doit affirmer sa voie (ou sa voix) entre la Russie de Vladimir Poutine qui souhaite poursuivre sa politique de contrôle de son « étranger proche» et les États-Unis de Donald Trump qui a pour ambition de baisser le budget de l’OTAN. Mais elle doit d’abord faire face à des défis intérieurs. Les habitants de l’UE ressentent par exemple le besoin de plus en plus affirmé d’assurer d’abord la sécurité de leur territoire national. Pourtant, le retour aux contrôles des frontières est bien illusoire face aux menaces terroristes. Le développement d’un renseignement dans le cadre d’une coopération entre les différentes États européens semble bien plus décisif. L’élection en France d’un président ouvertement pro-européen peut-il changer la donne (géopolitique) ?