« Comment expliquer cette insupportable tragédie ? » (p.8). C’est par cette phrase que l’on pourrait justifier la réalisation de ce nouveau livre sur la puissance russe dans le monde. Face à un conflit russo-ukrainien qui persiste et qui a profondément marquée l’opinion internationale occidentale, l’attente est grande pour le grand public de comprendre les enjeux de la politique et de la puissance russe.
C’est ce que propose Jean RadvanyiL’auteur est un grand connaisseur de la Russie contemporaine. Géographe de formation, il est professeur émérite au sein de l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales), créateur en son sein de l’Observatoire des États postsoviétiques et directeur du Centre d’études franco-russe de Moscou de 2008 à 2012. On lui attribue plusieurs ouvrages précédents comme La Nouvelle Russie (dernière édition en 2010), Les Etats postsoviétiques (dernière édition en 2011) ou La Russie : entre peurs et défis en 2016. Il s’est notamment spécialisé dans le cinéma postsoviétique. par son ouvrage Russie : un vertige de puissance aux Éditions La Découverte.
Le parti de l’auteur pour ce livre est de proposer un arc de réflexion pour tenter de comprendre l’évolution de la Russie sur les trente dernières années. Cet exercice difficile, qui associe histoire et géographie, possède le mérite d’éviter la vision téléologique pour proposer un faisceau d’explications internes et externes à la puissance russe. Tout d’abord, un modèle construit sur « la peur et la contrainte » (p.9) dès l’époque tsariste qui a alimenté un « sentiment d’insécurité russe traditionnel et instinctif » selon les propres mots de George Kennan en 1946 (p.10). Le rappel du grand bouleversement de la chute de l’URSS (p.11), des indépendances des anciennes républiques soviétiques (p.12) et de la diffusion de l’OTAN (p.12) permet de constituer des points d’ancrage temporels pour justifier le basculement de la Russie des années 1990. La stabilité retrouvée avec Vladimir Poutine durant les années 2000 ne masque pas une volonté croissante d’autoritarisme. Cependant, l’auteur rappelle à juste titre que tout ne peut s’analyser à la même échelle et qu’il faut « analyser cette guerre sur plusieurs plans et l’appréhender à plusieurs échelles » (p.15). Entre crimes de guerres en Ukraine, relations avec les voisins européens et asiatiques, positionnements au sein des puissances émergentes, la situation russe amène une analyse multiscalaire bienvenue.
Le plan de développement de l’ouvrage ne satisfera pas tous les universitaires mais va dans le sens des objectifs argumentatifs de l’auteur.
Le premier chapitre s’intéresse au cas spécifique de l’Ukraine, le plus emblématique pour le grand public. Après un rappel chronologique des événements accompagné d’une cartographie des violences et des combats militaires, l’auteur propose de comprendre les arguments avancés par les Russes pour justifier le conflit (p.23) et l’organisation de l’aide occidentale pour le pouvoir ukrainien (p.25). Surtout, l’auteur rappelle la temporalité du rapport entre l’Ukraine et la Russie, justifiant pour les deux pays la volonté de prouver ou non la légitimité de l’État ukrainien (p.28) et la volonté de se constituer en tant qu’État souverain (p.35). L’Ukraine constitue l’image d’un État divisé, visible à travers la cartographie des pages 36-37, mais pourtant uni face à l’agression de son voisin. Sa position centrale en Europe de l’Est dans le domaine de l’énergie est rappelée (p.46) tout comme l’épineuse question de la Crimée (p.46-47) et du Donbass (p.47-49).
La suite de l’ouvrage propose sur plusieurs chapitres une vision diachronique et thématique des enjeux de l’indépendance de la Russie ainsi que de la dissolution de l’URSS. Le chapitre 2 (« Un référendum en trompe-l’œil ») insiste sur les nombreuses conflictualités aux marges de l’URSS (p.60) au sein d’un fédéralisme devenu inefficient. « L’URSS craque de toutes parts et le pouvoir soviétique (…) n’arrive pas à rétablir un semblant d’ordre » (p.65). La suite du chapitre propose ainsi un focus sur plusieurs situations régionales. Le Caucase (p.66), la Géorgie (p.70), le Ferghana (p.72) sont autant d’exemples des violences face à la chute de l’empire soviétique. Le chapitre 3 (Après l’URSS, des souverainetés limitées ?) explique ainsi l’évolution de la Russie des années 1990 face aux indépendances. La volonté de garder le glacis est-européen se heurte à la réalité de l’affaiblissement russe. Plusieurs cas d’action russe dans le cadre de conflits régionaux sont ainsi développés : l’Abkhazie/Ossétie du Sud (p.87), le Haut-Karabakh (p.90), la Transnistrie (p.92) et le cas emblématique de la Tchétchénie (p.96).
La thématique de l’Europe et de l’OTAN constitue le sujet du chapitre 4. Ce sujet constitue un grand sujet de crispation comme le montre la chronologie développée par l’auteur. En effet, avec l’utilisation des archives américaines, il est démontré comment la volonté de coopération russe du début des années 1990 se confronte aux volontés d’hyperpuissance américaine. Les théories de l’enlargement et du roll back sont présentées avec leurs conséquences pour le monde russe (p.110-112), exacerbées par la crise économique que connait la Russie à la fin des années 1990.
Le chapitre 5 ferme le chapitre Eltsine pour ouvrir celui de Poutine (« Vladimir Poutine et le vertige de la puissance »). Le contexte de son arrivée au pouvoir donne des éléments d’explication à la pratique du pouvoir du président russe : guerre en Tchétchénie, faillite économique, corruption… C’est l’objet du programme de Poutine pour restaurer sa grandeur : « La Russie au seuil du millénaire » (p.129). La centralisation du pouvoir est de mise à toutes les échelles (p<.131). Les révolutions de couleur vont brusquer le rapport des Russes à l’étranger, notamment les services secrets américains (p.137). C’est donc la recherche de « souveraineté » du « géographe » Poutine (p.144) qui justifie une partie des grands projets territoriaux poutiniens (un développement sur l’Arctique avec une double-page cartographique p.146-147).
Le dernier chapitre (« De l’autre côté du monde ») se charge de montrer la logique de diversification des relations diplomatiques russes au détriment de « l’Occident collectif » (p.153). La Russie se tourne vers l’Asie et notamment la Chine, quitte à se trouver en dépendance de son voisin dans le cadre du conflit russo-ukrainien (p.156). Cependant, l’intérêt est commun dans la remise en cause de l’hégémonie américaine comme le montre l’investissement dans les BRICS ou l’OCS (p.159-160). Le cas africain est bien documenté (p.169), insistant très justement sur l’action néocolonialiste russe difficilement condamnable par des acteurs européens ayant eu la même stratégie des décennies durant. La volonté russe n’est d’ailleurs pas la promotion d’un modèle politique (apprécié par les autocrates africains) mais les gains en ressources présents en Afrique. C’est enfin la recherche d’un monde multipolaire où la Russie pourra jouer un rôle actif avec des valeurs qui lui sont propres (p.171).
C’est un ouvrage complet, joliment illustré et qui permet l’approfondissement que nombre de médias ne peuvent apporter. L’avis y est le plus neutre possible, posant les arguments de manière sérieuse, sans chercher à justifier quelconque action (notamment les violences en Ukraine). C’est donc un outil de qualité pour tout enseignant qui est amené à répondre aux questionnements des élèves sur un sujet très complexe, en plein brouillard de guerre. La mise en page éditoriale est parfois discutable (format colonne un peu difficile pour accrocher) mais le contenu y est très sérieux et stimulant.