La Chine était en 1820 la première puissance économique mondiale à cause de son énorme population de 380 millions d’habitants malgré un PIB par habitant modeste. Sous la dernière dynastie Qing des Mandchous au pouvoir depuis 1644, son territoire a atteint son extension maximale incluant la Mandchourie, la Mongolie extérieure, le Tibet (protectorat depuis 1720), des territoires de Sibérie orientale maritime, Formose (l’actuelle Taiwan incluse dans l’empire de 1683 à 1895), le Turkestan chinois (Xinjiang) depuis 1750. Elle avait d’autre part une zone d’influence sous suzeraineté nominale : la Corée, les îles Ryu-Kyu, le Sabah, l’ensemble de la péninsule indochinoise, la Malaisie, la Birmanie, le Bhoutan, le Népal ainsi qu’une grande partie de l’Afghanistan. Sa suzeraineté s’étendait aussi à une partie de la mer de Chine méridionale dite « langue de buffle ». Les XIXe et XXe siècles, au cours desquels l’expansion commerciale des Occidentaux a été maximale, ont été ceux du déclin historique de l’économie et de la puissance chinoise.

 

L’ère du déclin (1820-1976)

A partir de 1839 et jusqu’en 1864, la Chine a été vaincue et humiliée par les Occidentaux l’obligeant à s’ouvrir au commerce par une cinquantaine de ports à la suite des deux guerres de l’opium et de la révolte des Taïping, du sac du Palais d’Eté, devant signer les fameux traités inégaux. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, de nombreuses révoltes intérieures éclatent et des tentatives de réformes échouent. Les côtes étant infestées par la présence de pirates et la menace nippone étant de plus en plus importante, la Chine avec son grand canal reliant ses principaux fleuves a longtemps favorisé la navigation fluviale intérieure. La défense des frontières terrestres, en particulier du Xijiang, a été longtemps privilégiée.

La Chine a toutefois pu se doter d’une marine de guerre moderne en 1884 composée de quatre flottes avec des bâtiments de combat commandés à l’étranger et un personnel mal formé, sans commandement centralisé. Une guerre navale a opposé la France à la Chine à Formose et dans les îles Pescadores en 1884-1885. La France avec l’amiral Courbet a remporté cette guerre malgré son infériorité numérique. De même, la guerre qui a opposé la Chine au Japon à propos de la Corée (1894-1895) s’est conclue par une défaite de la flotte chinoise de Beiyang. Les flottes chinoises, qui étaient constituées d’unités souvent acquises à l’étranger, ont été victimes d’une infériorité tactique, d’un commandement inadapté, d’un manque d’entraînement et d’une logistique inefficace. Le traité de Shimonoseki qui mit fin à cette guerre a privé la Chine des îles de Formose et des Pescadores ainsi que de la presqu’île du Liaodong avec Port-Arthur, la Corée devenant provisoirement indépendante. Le Japon remporta en 1905 à Tsushima une victoire navale retentissante sur la Russie qui s’était alliée à la Chine.

La marine de guerre chinoise n’a cessé de décliner en se divisant sous les républiques qui ont succédé à l’empire Qing à partir de 1912. Lorsque l’armée communiste de Mao Tse Toung à échoué sur l’île de Quemoy face à Taïwan, celui-ci a pris conscience de la nécessité de bâtir une véritable force navale. La « Marine de Chine Orientale » a été créée en avril 1949 par Mao à partir du quart des forces navales du Kuo Minh Tang rallié sous l’autorité de Zhang Aiping, qui avait participé à la Longue Marche et n’avait aucune expérience maritime, mais qui sut rallier nombre d’officiers et techniciens des forces navales nationalistes. Ce fut le creuset de la Marine de l’Armée Populaire de Libération (APL-M), officiellement créée en mai 1950. Avec l’aide technique et financière de l’URSS alliée de la Chine.

Un mode ce combat s’inspirant des techniques de guérilla a caractérisé les opérations maritimes chinoises, faute de moyens militaires lourds, en faisant appel à des bateaux beaucoup plus petits et en utilisant de façon intensive des forces paramilitaires (bateaux de pêche). Les gardes côtes et la milice maritime continuent aujourd’hui de jouer un rôle dans la coercition maritime. Une aéronautique navale a été créée en 1952 en appui aux luttes antisurface et anti-sous-marine.

En 1947, le KMT revendiquait déjà la plus grande partie de la mer de Chine du sud, les archipels des Paracels et des Spratly, comme zone traditionnelle de pêche des pêcheurs chinois. Cette revendication a été reprise par la RPC contre la France puis le Viêt-Nam. En 1973-74, La Chine s’est emparée par la force de la plupart de ces îles aux dépens des Vietnamiens qui en occupaient une partie. Mao avait compris l’intérêt pour la Chine de disposer de moyens maritimes pérennes pour défendre ses côtes. Après la mort de Mao en 1976, Deng Xiao Ping a ouvert la Chine au commerce mondial et aux investissements étrangers à partir des ports de sa côte, provoquant l’essor des échanges maritimes. Sa politique a été poursuivie par Jiang Zemin en 1993.

Partiellement enclavée, la Chine possède une façade maritime ouverte sur trois mers : la mer Jaune, la mer de Chine orientale et la mer de Chine méridionale. Elles sont séparées de l’océan Pacifique par une chaîne d’îles sont aucune ne lui appartient. Les frontières terrestres de la Chine sont partagées avec des puissances avec lesquelles elle a connu des conflits récurrents : la Russie-URSS, l’Inde, le Viêt-Nam. C’est une menace pour les corridors commerciaux qui les franchissent.

Le réveil économique chinois à partir de ses côtes

A partir de 1979, Deng Xiao Ping a lancé des réformes pour décentraliser la politique économique en privilégiant l’économie de marché plutôt que la planification étatique. Le gouvernement central a créé quatre zones économiques spéciales (ZES) sur la côte afin d’attirer les investissements étrangers, de stimuler les exportations et d’importer des produits de haute technologie : Shenzen, Shantou, Zhuhai dans le Guangdong et Xiamen dans le Fujian. Elles constituaient l’hinterland de grands ports reliant la Chine au reste du monde et étaient à proximité des centres financiers de Hong Kong, Macao et Taïwan. Prenant modèle sur l’île-Etat de Singapour, il avait compris l’importance de la mer pour l’essor économique de son pays. Trois autres ZES ont été par la suite ajoutées : Hainan, Pudong (Shanghai), Binhai (Tianjing). Ce furent autant de tâches d’huile générant des activités nouvelles, attirant d’autres acteurs économiques et fusionnant, en irriguant l’ensemble de la zone côtière. Il sera alors possible par la suite de créer des corridors de transports terrestres (rail, route) alimentant les régions intérieures enclavées.

L’océan mondial relie les pays côtiers (77% des pays) qui concentrent 93% de la population mondiale, 80% vivant à moins de 200 km des côtes. La voie maritime est donc le mode de transport le plus sûr et le plus efficace de 90% des marchandises en volume. La zone littorale chinoise est sur la grande route de circumnavigation terrestre dans l’hémisphère nord par laquelle passent les principaux échanges entre les pays les plus riches. Ces voies maritimes de la mondialisation ont permis à la Chine de se développer économiquement. Sa population, 17,5% de la population mondiale, ne dispose que de 9% des terres arables. La Chine pratique donc une politique d’accaparement des terres agricoles dans les pays étrangers en développement, en Afrique notamment, pour y cultiver en partie ce qui lui manque, devenant aussi leur cliente principale. D’autre part, elle dispose de flottes de pêche de plusieurs centaines de bateaux qui ravagent les fonds marins et réduisent drastiquement les stocks partout dans l’océan mondial. De gigantesques navires usines transforment le poisson pour le marché chinois où les habitants consomment deux fois plus de produits de la mer que la moyenne des habitants de la planète. Une partie de ces produits est aussi vendue aux Etats-Unis.

Dans le cadre de son plan quinquennal (2025-2030), la Chine prévoit d’augmenter sa production de produits de la mer en investissant davantage dans la pêche hauturière se situant à l’étranger tout en réglementant très sévèrement la pêche dans ses mers bordières, en particulier en mer de Chine méridionale, au détriment des pêcheurs artisanaux vietnamiens et philippins. L’exploration minière offshore intéresse beaucoup la Chine pour répondre à ses besoins industriels. Cela entraîne des différents maritimes avec ses voisins en mer de Chine méridionale notamment. Les conflits avec le Viêt-Nam ont été les plus violents.

La croissance du PIB annuel de la Chine entre 1992 et 2013 a été en moyenne de 10%, qui s’est accompagnée d’une triple croissance de inégalités, entre les plus riches et les plus pauvres, entre les villes et les campagnes et entre les provinces côtières et celles de l’intérieur. Face aux difficultés générées par la crise de 2008, puis celle du Covid, le maintien de l’activité et des flux maritimes, indispensables à la production industrielle et aux échanges commerciaux, est essentielle pour la Chine. Elle a 8 des 10 plus grands terminaux de conteneurs du monde dont le plus grand est celui de Shanghai. Un terminal encore plus grand est en cours de construction dans le Zhejiang avec 5,6 km de quai. Dans les années 2000, la Chine s’est hissée au premier rang mondial pour la construction navale, faisant des navires marchands de plus en plus complexes. La Chine a dépassé la Grèce en tant que premier armateur mondial, restant derrière elle en termes de tonnage en lourd.

La croissance maritime et la « Nouvelle Route de la soie »

La Chine a signé (1982) et ratifié (1996) la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, mais elle a émis des réserves, car elle réaffirme sa souveraineté sur tous les archipels qui bordent ses côtes et qu’elle ne contrôle pas (Taïwan, Senkaku, Pescadores, Paracels, Spratly…) réduisant ainsi sa Zone Economique Exclusive (ZEE) à la moitié de la distance qui les sépare de la Chine. Elle se trouve donc au 10e rang des domaines maritimes mondiaux, les Etats-Unis étant au 1er rang et la France au 2e.

Pour traverser la première chaîne d’îles qui enserrent ses côtes, elle doit franchir des détroits qu’elle ne contrôle pas, dont le plus important est celui de Malacca. Elle est donc menacée d’une coupure de ses échanges maritimes. La ligne interrompue en dix traits délimitant la langue de buffle de la mer de Chine méridionale, qui figure sur les cartes chinoises depuis 1982, génère des différents maritimes avec le Viêt-Nam, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie et Brunei. La Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye (CPA) a condamné plusieurs fois la Chine à la demande des pays voisins, mais celle-ci considère comme nuls et non avenus ces arbitrages.

La BRI (Belt and Road Initiative) du président Xi Jinping est un ambitieux projet, intitulé nouvelle route continentale et maritime de la soie depuis 2013-2015, d’un montant de 2 000 milliards de dollars auquel participent plus de 150 pays. Il vise à améliorer les liaisons commerciales entre l’Asie, l’Europe, l’Afrique et même au delà, par la construction de ports, de voies ferrées, de routes, d’aéroports ou de parcs industriels. Il faut non seulement améliorer et créer de nouveaux pôles d’échanges mais générer de nouveaux flux. Des infrastructures et des moyens de distribution multimodaux doivent favoriser la création et le fonctionnement de zones franches, partout où cela est possible. Des organismes (Banque Asiatique d’Investissements dans les Infrastructures BAII, Fonds d’infrastructure chinois de la route de la soie…) ont été créés à cet effet par la Chine. Ce nouveau modèle d’échanges est destiné à se substituer à celui mis en place par les Occidentaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Banque Mondiale, FMI…). Il ne s’étend pas au monde entier mais vise à améliorer les connexions de la Chine avec l’Asie, l’Europe, l’Afrique et les mers qui les bordent. En 2017, un nouveau document précise que la coopération océanique se concentrera sur la réalisation du passage économique bleu Chine-océan Indien-Afrique-Méditerranée, en reliant le corridor économique Chine-Péninsule Indochinoise, qui s’étend vers l’ouest de la mer de Chine à l’océan Indien, en y connectant le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) ainsi que le corridor économique Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar (BCIM-EC). Un passage économique bleu devrait compléter ce dispositif en direction du Pacifique Sud, reliant la mer de Chine méridionale à l’océan Pacifique. En 2018, a été définie une Polar Silk Road reliant la Chine à l’Europe du Nord par l’océan arctique de plus en plus accessible avec le réchauffement climatique.

Le choix politique de ne pas inclure l’Amérique dans ce projet repose sur deux constatations : le commerce très important avec les Etats-Unis risque de ne plus croître à cause du protectionnisme croissant de ceux-ci. Par contre, les échanges avec l’Asie du Sud-Est, l’Asie centrale, l’Europe et l’Afrique sont appelés à croître de plus en plus, en particulier pour les entreprises de travaux publics. Les transports maritimes ont le plus fort potentiel de développement en raison de la liberté de navigation sur les océans et des difficultés techniques et géopolitiques de la circulation continentale par voie ferrée plus rapide que par mer mais plus coûteuse. En 2020, 15 000 trains ont transporté 600 000 conteneurs, ce qui ne représente que 5% des exportations chinoises, le reste se faisant par voie maritime. Si le transport ferroviaire est deux fois plus rapide, il est trois fois plus cher, c’est pourquoi il est utilisé préférentiellement pour le matériel de haute technologie (ordinateurs, téléphones).

En constituant son « collier de perles », la Chine a cherché de plus en plus à prendre le contrôle de ports le long des routes maritimes depuis son ouverture au commerce international en 1979 par l’intermédiaire de sociétés commerciales, dont la plus connue est Cosco, qui a acheté une grande partie du port du Pirée. L’Italie avec les ports de Gênes et de Trieste avait envisagé d’intégrer la BRI mais s’est finalement retirée en 2023. De même Hambourg a cédé des parts à Cosco qui vise l’accès au marché européen. Ce programme fait peser sur les pays en développement un endettement dangereux, qui a fait que le port en eau profonde d’Hambantota au Sri Langka a été cédé à la Chine par un bail emphytéotique de 99 ans, comme cela avait été le cas de la Grande Bretagne à Hong Kong. Les trois ports de Gwadar (Pakistan), de Doraleh (Djibouti), Sittwe-Kyaukpyu (Myanmar), sont à la tête de corridors énergétiques ou logistiques terrestres à proximité de trois grands détroits internationaux. Ce sont des bases navales dont l’intérêt militaire est affirmé. La première base navale militaire en dehors des eaux chinoises a été ouverte à Djibouti en 2017.

La voie arctique

Depuis les années 1980, la Chine s’est de plus en plus impliquée dans les questions concernant l’Arctique, en s’équipant d’un premier brise-glace en 1994. En 2024, elle dispose de trois brise-glace à propulsion nucléaire et bientôt d’un quatrième en 2025. L’intérêt de la Chine pour l’Arctique se heurte à celui de la Russie qui cherche à y étendre les limites de ses eaux territoriales. Les ressources minérales et en hydrocarbures y sont nombreuses et les transports maritimes en direction de l’Europe y sont prometteurs. En 2013, un premier cargo polyvalent chinois Yong Shen a inauguré la route du nord-est, suivi en 2016 par deux autres navires de fret de Cosco. Ces navires, plus cher à construire à cause de la nécessité d’avoir des coques renforcées résistantes aux glaces, doivent avoir des cargaisons à forte valeur ajoutée. C’est le cas des méthaniers transportant le gaz naturel liquéfié de la péninsule de Yamal en mer de Kara, qui soufrent des sanctions contre la Russie depuis la guerre en Ukraine. Mais la réorientation du commerce russe à l’est a favorisé le projet d’établissement d’une ligne de conteneurs ouverte toute l’année d’ici à 2027 entre la Chine et la Russie via la route maritime du nord.

L’essor des forces navales chinoises

Pour assurer son développement économique la Chine devait sécuriser l’accès à ses ports puisque ce développement dépendait de son approvisionnement en sources d’énergie, matières premières et nourriture ainsi que de sa possibilité d’exporter sa production industrielle vers les pays riches et le reste du monde. L’essentiel de son trafic maritime passe par des détroits qu’elle ne contrôle pas, en particulier celui de Malacca et celui de Taïwan. Le « carcan des mers proches », qui enserre ses mers côtières donc ses ports, est assuré par une chaîne d’îles qui va de Singapour à la Corée. Seule l’ouverture de la route maritime arctique du nord-est vers l’Europe permettra d’alléger le poids de cette contrainte, puisque la Chine n’a pas d’alliés fiables le long de ses frontières terrestres. Les corridors passant par la Birmanie et le Pakistan, destinés à alléger le trafic passant par le détroit de Malacca et ceux de la Sonde, sont tributaires de pays non sûrs. En outre, la RPC peut dans l’espace stratégique du Pacifique sud ne disposer que  d’une base, celle de Djibouti.

Xi Jinping a considérablement renforcé la milice maritime, basée à Hainan, active dans la mer de Chine du sud. Il a créé en 2013 un nouveau corps des gardes côtes (GCC) qui complète la milice pour renforcer la maîtrise des espaces maritimes proches. L’objectif est de mettre en place une marine de premier rang à l’échelle mondiale en 2049. Les très nombreux bateaux de la milice et des gardes côtes agissent simultanément en essaim de plusieurs centaines pour étouffer la résistance des pêcheurs ou des forces marines étrangères et occuper des hauts fonds dans des eaux contestées. La Chine prend alors possession de récifs coralliens dans l’archipel des Spratly qu’elle remblaie et transforme en îles dont elle revendique les eaux territoriales, mais que le droit de la mer ne reconnaît pas aux îles artificielles. Elle joue de sa puissance face à des états de moindre importance. Son but est de construire un complexe aéronaval de grande taille, une ellipse dont le grand axe est orienté au nord-est, trois îles artificielles pourvues de pistes d’atterrissage, abritant des aéronefs. C’est dans une zone revendiquée par les Philippines car située sur le plateau continental ouest de Palawan. Des patrouilles fréquentes des garde-côtes chinois maintiennent une tension constante.

Des entreprises chinoises ont construit en 2023 une grande jetée capable d’accueillir des bateaux de guerre chinois et une cale sèche à Ream, à proximité de Sihanoukville au Cambodge. Elle est complétée par un aéroport construit par une société chinoise et utilisé à des fins logistiques par l’armée de l’air chinoise. Un accord signé pour trente ans renouvelable avec le gouvernement cambodgien donne une base navale à la Chine non loin de Singapour et du complexe aéronaval de la mer de Chine méridionale avec lesquels elle forme un triangle isocèle.

La Chine possède numériquement la plus grande marine du monde avec plus de 370 bâtiments (y compris les sous-marins) dont plus de 140 grands bâtiments de surface. L’APL-M comprend essentiellement des unités multi-missions modernes. Mais elle manque de porte-avions, le seul véritable, achevé en 2024, pourrait être le premier d’une série à même de contester la maîtrise de l’océan mondial à l’US-navy et ses alliés avant 2049. La Chine maintient une cadence de construction navale très élevée. Toutes ses bases navales sont dans ses mers proches à l’exception de Djibouti. Ses ressources humaines sont insuffisantes et, pour partie, insuffisamment formées et manquant d’expérience. Elle a des faiblesses dans la lutte anti-sous-marine, dans le ravitaillement à la mer, le transport logistique… Sa modernisation vise à accélérer le développement intégré de la mécanisation, de l’informatisation et de l’utilisation de l’intelligence artificielle. La Chine a augmenté sensiblement le nombre de ses ogives nucléaires (410 en 2023), la situant au troisième rang mondial après les Etats-Unis et la Russie. Elle est sujette à une corruption impossible à évaluer. L’APL-M dispose de trois flottes, du nord de l’est et du sud, dépendant de commandements interarmées.

L’aménagement d’un corridor terrestre dans l’isthme de Kra en Thaïlande envisagé permettrait de contourner le détroit de Malacca, de même que le port neuf de Gwadar au Pakistan ou le port birman de Sittwe, relié par un corridor au Yunnan chinois très enclavé. La seule base navale extérieure de Djibouti dans le détroit de Bab el-Mandeb, sur la route du canal de Suez, complète un dispositif judicieux mais comportant des aléas géopolitiques que seule une stratégie prudente sur le temps long peut permettre de réussir. Pour se doter d’une puissance navale capable de protéger ses intérêts partout dans le monde, la Chine a un programme d’acquisition de porte-avions particulièrement onéreux. La domination des porte-avions américains représente pour les Chinois une variante moderne de la « politique de la canonnière ». Les porte-avions américains sont le symbole des bâtiments de combat qu’ils veulent pouvoir surclasser techniquement et opérationnellement.

De 1954 à 2022, il y a eu quatre crises du détroit de Taïwan, par lequel passe une route maritime de première importance en direction de la Corée et du Japon, mais que la RPC considère comme faisant partie de ses eaux intérieures. Les Etats-Unis, en grande partie grâce à l’action de leurs porte-avions, ont réussi à préserver le caractère international de cette route et à empêcher le rattachement de Taïwan à la RPC, malgré l’érosion progressive de l’avantage des forces américaines et taïwanaises. Les Etats-Unis ne disposent aujourd’hui d’aucune parade immédiate aux technologies émergentes de la Chine, notamment en matière de missiles hyper-véloces, sinon la mobilité de leurs bâtiments de combat et leurs armes antimissiles balistiques. Les cibles fixes du type base aérienne sont les plus vulnérables.

L’amiral Liu Huaqing (1916-2011) est le « père de la marine chinoise moderne ». De force de défense côtière, il l’a transformée en une marine de haute mer capable d’opérer loin de son pays et a défini la grande vision stratégique maritime au milieu des années 1980. Il a bien compris l’importance de la force aéronavale depuis le XXe siècle. L’acquisition d’un porte-avion australien de conception britannique en 1985, puis de trois porte-aéronefs de l’ère soviétique de 1998 à 2000, destinés à la démolition, ont permis aux techniciens chinois de commencer à se familiariser avec l’approche aéronavale. La construction d’un premier porte-avion a été lancée en 2005 par le président Hu Jintao, confiant à l’APL-M la mission de contrôler les lignes de communication maritimes, de protéger les intérêts chinois outre-mer et de contribuer à l’aide humanitaire en cas de catastrophe naturelle. Le concept « d’opérations en mers lointaines » va alors orienter la logique de modernisation des forces navales en général, et la décision d’acquérir plusieurs porte-avions.

Pour maîtriser progressivement la conception et la réalisation d’un porte-avion, la Chine a d’abord achevé la construction d’un bâtiment russe, le Kouznetsov, et formé progressivement son personnel. La même méthodologie a été utilisée pour le développement de l’aviation embarquée. En 2022, le premier véritable porte-avion chinois, équipé de catapultes électromagnétiques, comme le Gerald Ford américain, a été lancé. Il a commencé ses premiers essais en mai 2024. La Chine aurait déclaré avoir pour objectif de disposer de six porte-avions et porte-aéronefs opérationnels d’ici à 2035, d’après une source indienne membre du Quad suivant avec attention la menace aéronavale de son compétiteur. Des porte-hélicoptères d’assaut (PHA), dont le premier a été actif en 2020, devraient permettre à la Chine de mener des opérations d’évacuation de grande envergure. Ils sont bien dimensionnés pour maintenir ouverts les détroits qui donnent sur l’océan Indien, Bab el-Mandeb et Ormuz, par lesquels passent les flux commerciaux chinois les plus importants. Ils permettent aussi de protéger les intérêts économiques et logistiques chinois dans les ports tels que Hambantota et dans tous ceux du collier de perles. Ces PHA sont des instruments très efficaces au service d’une diplomatie navale qui est un moyen d’influence particulièrement efficace.

Intervenir sous la mer

Le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) a été lancé en 1981. Dotés de missiles balistiques stratégiques emportant des têtes nucléaires, c’est sur ces sous-marins que repose l’essentiel de la dissuasion. Tous les SNLE chinois sont basés à Sanya sur l’île de Hainan d’où ils peuvent plonger dans le bastion de la mer de Chine méridionale. Les missiles chinois les plus récents (JL-3) avec une portée de 10 000 km leur permettraient d’atteindre la côte ouest des Etats-Unis. La prise de Taïwan permettrait à l’APL-M d’installer une base de sous-marins directement sur la côte Pacifique de l’île, donnant un accès rapide aux grands fonds, d’où les SNLE auraient à portée de tir l’ensemble du territoire des Etats-Unis et la plupart des pays qu’ils sont susceptibles de cibler. La menace serait alors crédible et diffuse.

En 2023, l’ordre de bataille des forces sous-marines de l’APL-M comporte 5 sous-marins nucléaires lanceur d’engins (SNLE), 7 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et 55 sous-marins à propulsion diesel-électrique (SMD). La cadence à laquelle les nouveaux SNA sont construits (un tous les quatre mois et demi) est stupéfiante en comparaison de celle des Etats-Unis (un par an) ou de la France (un tous les deux ans).

 

 Conclusion : une thalassocratie globale ?

La Chine a développé un appareil productif qui rend les exportations massives indispensables, le marché intérieur ne pouvant tout absorber. Le protectionnisme croissant des Etats-Unis puis de l’Europe, voulant préserver une part de leur production industrielle, provoque un ralentissement de l’économie chinoise, affectée par l’éclatement de sa bulle immobilière, la corruption de ses cadres et un marché du travail en déclin. Le pacte social non écrit, qui veut que le peuple puisse s’enrichir sous réserve de ne pas critiquer le régime en place, est menacé, risquant de provoquer des troubles sociaux et politiques. Donc le maintien d’une exportation massive est devenu existentiel pour la RPC. L’usage de la force sur les plans économique et militaire, en devenant la thalassocratie globale du XXIe siècle, serait problématique. La Chine pour le moment préfère jouer de l’influence sous toutes ses formes, agissant avec pondération et tirant des leçons de ses échecs comme de ceux de ses adversaires. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping, elle ne cherche pas à oublier le « siècle d’humiliations » mais elle en ravive toujours le souvenir avec la volonté d’obtenir une réparation. 2049, centenaire de la proclamation de la RPC, devrait marquer symboliquement la fin de ce siècle d’humiliations et le début de la réalisation du « rêve chinois de grande renaissance de la nation ». Le système politique chinois exploite sa capacité de planifier dans le temps long les projets nécessaires au développement de la Chine.

Compte-tenu de son importance maritime et économique, elle se place toujours en position de force dans les échanges qui dégénèrent en confrontations violentes avec ses voisins de la mer de Chine méridionale, impliquant seulement garde-côtes et milice maritime. Ce mode d’action très efficace a parfaitement fonctionné pour la construction progressive du grand complexe aéronaval des Spratly. N’ayant jamais été une puissance maritime dans le passé, elle a besoin de se mesurer aux Etats-Unis, en partie responsable du siècle d’humiliations, son principal concurrent économique, devenu son adversaire de comparaison dans le domaine naval. Elle copie point par point les éléments constitutifs de la puissance navale américaine. Elle a une stratégie d’acquisition des systèmes d’armes dans laquelle la rétro-ingénierie est partie intégrante de la maîtrise de la conception, ce qui lui a permis de rattraper son retard dans de nombreux domaines.

« La Chine développe tous les aspects de la puissance navale qui en feront une thalassocratie globale si elle continue de le faire dans le temps long. Elle contrôle également une grande partie des flux et de l’industrie maritime, ce dont ne disposent plus les Etats-Unis. Sa flotte de guerre connaît un essor qu’aucune marine n’avait connu jusqu’à présent. Elle peut maîtriser ses mers proches et dispose d’une industrie efficace. A ce jour, il lui manque simplement l’efficacité opérationnelle, que seules la formation et l’expérience du combat peuvent apporter. Et le temps, si son économie continue de se dégrader » (p. 214).

 

Ce livre, écrit par un ancien officier de marine maîtrisant parfaitement la technicité des bâtiments et des armements des forces navales et aéronavales, montre comment la Chine, de puissance essentiellement tournée vers la défense de ses frontières terrestres jusqu’au milieu du XXe siècle, est devenue en une quarantaine d’années une puissance maritime et navale de premier plan, visant à rejoindre et même à dépasser la puissance navale des Etats-Unis au milieu du XXIe siècle. Certains détails techniques ne sont parfois pas suffisamment explicités pour les lecteurs non-spécialistes. Il y a quelques répétitions et le temps long de la géohistoire antérieur au XIXe siècle, avec notamment les expéditions de Zheng He, n’a pas été pris en compte. Mais cet ouvrage a le grand mérite d’analyser clairement et de mettre en perspective une question jamais abordée en profondeur dans les essais géopolitiques sur la Chine et qui prendra de plus en plus d’importance à moyen terme. Il devient incontournable pour tous ceux qui doivent enseigner la géopolitique de la Chine.