Présenté par l’éditeur comme un des ouvrages indispensables pour aborder la question d’histoire ancienne du Capes et de l’agrégation, l’ouvrage de Christophe Pébarthe va bien au-delà de cette ambition somme toute limitée. Dans une synthèse de 225 pages, l’auteur aborde de très nombreuses questions, sociales, militaires, politiques mais avec comme fil conducteur la perception que les grecs en général et les athéniens en particulier, avaient de l’économie et de leur environnement.

De bruit et de fureur

L’ouvrage commence par un présentation du débat historiographique qui a opposé les économistes, les historiens et les anthropologues à propos de l’organisation économique des sociétés antiques. Loin de se limiter à des échanges civils et feutrés, ces débats ont été fortement polémiques, opposaient quasiment deux visions du monde et traduisaient en fait les engagements dans leur siècle de ces universitaires.

Disons le tout clair, ce livre peut paraître rébarbatif surtout lorsque l’on a plus, depuis longtemps hélas, l’obligation impérieuse de s’y pencher. Pourtant, il suffit de lire les premières pages du premier chapitre consacré aux « perspectives historiographiques ou les mots pour le dire » pour pénétrer dans un univers de bruit et de fureur où les mots justement comptent largement.
Le débat sur l’économie antique en effet a été plombé par l’immenses Moses I. Finley dont l’ouvrage « l’économie antique » a longtemps fait référence. Toute la question qui est posée dans ce débat historiographique est bien celle-ci. Quel est le rôle de la monnaie dans la formation d’une économie de marché. En est-elle à l’origine ? N’en est-elle pas un des effets ?
L’auteur démontre que, contrairement à ce que l’on a pu croire pendant longtemps, les grecs sont cohérents en matière économique et mêmes rationnels au plan individuel et collectif.
Car la question posée par Finley, ses devanciers comme Max Weber et ses successeurs, va très au-delà d’un débat académique. Lorsque l’ouvrage maître de Finley paraît en 1973, sous le titre de « the ancient economy » l’idée était de montrer que le système démocratique, tels que les athéniens le vivaient au Ve siècle, pouvait exister sans économie de marché.
A partir de ce postulat, l’affrontement commence et oppose les primitivistes, comme Finley et Weber et les modernistes qui considèrent que l’économie antique justement obéit déjà aux règles contemporaines. En 1895, Eduard Meyer conteste la théorie cyclique de Bucher, pour démontrer l’existence d’une économie marchande antérieure aux mondes grecs et romains.
Le débat porte également sur l’économie elle-même en tant que science. Est-ce une science historique ? Une science exacte ?
Les écoles qui s’affrontent ne manquent pas d’arguments. Les primitivistes ou les évolutionnistes comme Bucher, Weber, et finalement Finley envisagent l’économie antique sous l’angle de trois périodes. Domestique, urbaine et finalement nationale. Pour Meyer au contraire dès l’origine avec les exportations et le commerce à longue distance ces économies antiques se sont intégrées dans un marché international. Weber pour sa part est un économiste de formation, ce que bien peu savent. Il distingue trois modes de production. L’économie naturelle rurale ou encore domestique, l’économie urbaine basée sur les échanges et l’économie esclavagiste à grande échelle. Pour Weber les sociétés antiques sont des civilisations esclavagistes et sa vision du capitaliste de l’antiquité est celle d’un capitalisme d’acquisition. Le statut du travail servile justement est qu’il n’est pas libre et donc qu’il n’existe pas un marché du travail où se rencontrent l’offre et la demande. De ce fait l’esclavage a été source de blocage, la disponibilité de la main d’œuvre a freiné l’innovation et l’accumulation du capital préalable au décollage économique n’a pas été réalisée.

Pas de survivants !

Pour Johannes Hasebroeck, la Grèce classique a dépassé le stade de l’économie domestique. L’échelle pertinente n’est plus l’oïkos mais la cité. Toutefois elle s’inscrit dans un cadre redistributeur qui ne favorise pas le progrès.
Pour le hongrois Polanyi, les grecs sont ignorants de l’économie comme savoir autonome. La planification et le commerce de marché caractérisent le monde grec mais le marché n’est pas régi par les lois économiques. Dans les années trente, dans le contexte de crise du capitalisme la planification s’oppose au libéralisme et Polanyi évoque d’ailleurs la ruine de la société de marché dans les années trente. Les modèles autoritaires collectivistes semblent mieux résister à la crise des années trente.
Lorsque Finley découvre l’histoire ancienne dans les années cinquante, il reprend le modèle de Polanyi avec lequel il correspond et fait la synthèse entre ce qui relève du primitivisme et le substantivisme. Il existe en effet pour ce qui le concerne, une réciprocité entre la redistribution et les échanges marchands. L’étude de l’endettement montre par exemple que celui-ci est lié à des dépenses non productives mais utiles socialement. Le citoyen riche utilise sa richesse comme un moyen de vivre et de consommer et pas pour créer de nouvelles richesses. Le transfert de richesse de la terre et des revenus fonciers se fait vers la politique ou l’agrément. On pense notamment au financement de chorégies.
Ce qui étonne Christophe Pébarthe dans cette histoire, c’est sans doute la vigueur de cette polémique. « Pas de survivants ! » s’exclame-t-il. Cela s’explique par des postulats idéologiques dans lesquels les engagements des auteurs interviennent mais aussi par la difficulté de l’histoire qui est de s’écrire de façon continue à partir d’une documentation discontinue.
Le choix de l’auteur est donc d’étudier l’économie antique et celle d’Athènes en dehors du prisme de Finley.

Monnaie et marché à Athènes : objets économiques et historiques

Le postulat théorique est que la monnaie est une institution sociale postérieure à l’ordre marchand. La vision orthodoxe des économistes à propos de la monnaie est cette équation : MV = PQ
M étant la masse monétaire
V la vitesse de circulation de la monnaie
P le niveau général des prix
Q le volume global des transactions.

Si V et Q sont invariables seuls M et P augmentent. Q n’est pas affecté par la monnaie en circulation. Keynes remet en cause ce schéma car pour lui la monnaie est une réserve de valeur. Elle est même une anticipation d’une réserve de valeur qui n’existe pas encore. Cela permettra de comprendre ensuite comment les athéniens ont pu utiliser les émissions monétaires à partir des mines d’argent du Laurion comme instrument de leur développement politique et même stratégique avec l’édification de leur puissance navale pendant la période de la Ligue de Délos.

Toujours également très stimulant, la réflexion philosophique sur l’oïkonomia. Le philosophe en effet estime le commerce comme naturel dès lors qu’il apporte l’autosuffisance à la communauté. Les penseurs, les tragédiens grecs se sont intéressés justement à l’argent par son impact sur les relations entre les hommes. Pour Solon, à qui l’on attribue aussi les premières réflexions sur la monnaie, la richesse est sans limite pour les hommes. Aristophane fait de Ploutos, ( ploutocrate) le symbole de la richesse et dans les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Eurypide, on insiste sur le rôle de l’argent qui peut acheter la conscience des hommes. ( psyche).

Sophiste cupide et pédagogue esclave

Cette réflexion des philosophes sur l’argent se retrouve également chez Socrate et Platon. A la différence du sophiste, le philosophe n’est pas payé pour son enseignement. Socrate dénonce d’ailleurs la cupidité du maître rétribué qui cherche à transmettre des compétences d’un point de vue simplement technique. Socrate considère que le paiement pervertit les relations entre l’enseignant et l’enseigné. La philosophie implique le désintéressement, l’argent est un possible, il ne préjuge pas de son utilisation mais son pouvoir est tel qu’il peut changer la nature des choses. Cela explique l’attitude de Socrate face à la richesse qui selon lui pervertit les relations sociales.
La même logique se retrouve chez Aristote qui s’est aussi beaucoup préoccupé de cette question. Pour lui la richesse est ce qui rend la vie bonne. Et la gestion du patrimoine vise simplement à sa conservation pas à son augmentation. Dans cette réflexion la monnaie est simplement un outil d’évaluation, pas un acteur à part entière du processus de développement.
C’est pour cette raison que Max Weber, sans doute prisonnier de la documentation de son époque affirmait que l’on ne pouvait parler de modernité économique qu’à la fin du Moyen âge dans les villes italiennes avec les comptabilités en partie double. Celle-ci existe pourtant dans l’antiquité comme le montre Christophe Pébarthe (P. 63)
Pour le commerce longue distance avec des importations et exportations de vin et de grain, on retrouve des procédés rationnels de finance d’entreprise avec des emprunts de levier permettant de réaliser des effets de cliquet et donc de maximiser les profits.
Enfin au Ve siècle les citoyens dans les dèmes sont initiés à l’information économique et à la gestion de finances publiques. Les choix notamment d’élaboration du cens sont souvent l’objet d’affrontements dans les dèmes.

La suite de l’ouvrage est sans doute plus accessibles à ceux qui seraient rétifs aux débats économiques théoriques.
On réalise en effet un beau voyage dans le temps avec les mines d’argent du Laurion qui sont à la base de la puissance d’Athènes au Ve et au IVe siècle ou qui ont permis son financement. Au moment de Salamine, il semble que l’on découvre des filons d’argent de haute teneur alors utilisés pour financé des achats de Trières selon la volonté du stratège Thémistocle.

L’argent qui corrompt

Le Laurion est devenu peu à peu un pôle de développement de l’Attique avec ses routes, ses puits et ses galeries, ses fours de coupellisation permettant de recueillir le métal à partir du plomb argentifère. Des activités induites se mettent en place avec les extractions de sil ou d’ocre permettant la poterie à figure roue. A partir du Ve siècle la cité dispose du monopole d’exploitation concédé ensuite par adjudications.
L’auteur montre ainsi une société organisée avec une perception moderne de l’argent et du développement économique. Contrairement aux modèles antérieurs, où la monnaie est thésaurisée sous forme de métal en lingots par le Roi, la monnaie athénienne circule et véhicule un message y compris politique. Elle est aussi et surtout un moyen d’échange qui engage la cité. En même temps cet instrument se diffuse puisque des cités qui ne disposent pas de mines commencent à battre monnaie et que l’on retrouve également des émissions monétaires de modèle athénien, la célèbre chouette, dans des ateliers situés à Gaza…
L’origine de la monnaie a été attribuée à Solon mais en réalité les premières monnaies frappées semblent avoir effectivement circulé vers – 550. L’argent non frappé circulait déjà et il semblerait que ce soit sous Pisistrate que les frappes se soient développées en tant que telles. Peu à peu une monnaie circulante avec des sous divisions de la drachme a commencé à être produite. Il semblerait que les premières chouettes avec au revers Athéna casquée soient apparues vers – 520. La monnaie en tant que référence commune est un facteur de cohésion de la cité auquel les athéniens sont attachés comme en témoigne la rigueur des lois qui condamnent ce qui frapperaient des pièces athéniennes en dehors des cadres de la Cité.
Cette monnaie à la chouette devient une monnaie internationale à l’époque classique que l’on retrouve partout. Elle a été frappée en grandes quantités comme cela a pu être mis en évidence grâce aux travaux des numismates et à l’utilisation des méthodes quantitatives permettant grâce à l’identification des coins et des poinçons à près de 3 millions d’unités entre -520 et – 449. Cet attachement à une monnaie d’argent, porteuse d’une charge politique dans le cadre de l’impérialisme athénien explique aussi pourquoi les frappes de monnaies de bronze ont été aussi tardives. ( Vers – 330). Il est vrai que pendant une période assez troublée des monnaies fourrées, ( c’est-à-dire en bronze recouvertes d’argent) aient aussi circulé. De plus les faussaires ont pu s’en donner à cœur joie. Toutefois cette monnaie de bronze marque le passage à une fiduciarisation de la monnaie et dont un franchissement se seuil.

L’empire athénien se constitue avec la ligue de Délos, sensée protéger les grecs des menaces perses à partir de 478. Cet impérialisme naval, financé par les extractions d’argent du Laurion s’appuyait sur une flotte, instrument de projection de puissance. Peu à peu, et sous prétexte de lutte contre la piraterie, la ligue est devenue un empire, arche, installant des garnisons dans les cités alliées, des magistrats athéniens et des colons, (clérouques) et prélevant une fiscalité indirecte. On se rapproche là d’un système de concessions à l’européenne ou d’une colonisation pure et simple.

À la bonne gouvernance

C’est sans doute cet impérialisme naval et économique qui va être à l’origine de la guerre du Péloponnèse dont les conséquences seront le déclin d’Athènes.
En attendant ce déclin, c’est bien une société économiquement évoluée qui se développe, avec ses réseaux d’échanges, son système bancaire, son modèle économique tout simplement qui est celui d’une démocratie de marché. Un droit spécifique pour le commerce se met en place au IVe siècle, des règles sont instaurées et même une politique de prix déterminée même si les prix sont libres. C’est bien des prix conseillés au sens moderne et le droit permet dans certains cas de réprimer les abus du libre marché.

Cette conclusion de l’auteur se révèle, surtout à l’aune des moments présents, d’une grande modernité. La notion de bonne gouvernance apparaît ici en filigrane. Le marché favorise l’initiative et globalement apporte la richesse collective mais il suppose une régulation rendue nécessaire par la cupidité des hommes, dénoncée par les philosophes. Ces veilleurs de l’éthique éclairaient cette évolution de leurs enseignements.
Merci à cet auteur qui nous a fait découvrir ces athéniens d’un jour nouveau. Au-delà d’un ouvrage de la bibliographie du concours, ce Belin sup. est un formidable encouragement à la découverte et à l’approfondissement des connaissances.
Reprenons l’un des arguments de l’auteur en reprenant cette opposition entre les sophistes (cupides) et les philosophes. (promoteurs de la bonne vie). Le pédagogue, l’esclave qui portait les affaires de l’élève, n’est même pas cité… Ce n’est pas un hasard… Il n’avait pas d’existence juridique dans la Cité.