Mouvements de géographie, une science sociale aux tournants est un ouvrage épistémologique ambitieux puisque ses auteurs cherchent à situer la géographie dans les mutations des sciences sociales. En effet, depuis plus de 30 ans, les sciences sociales évoluent au gré des « turns« , des « studies » et des « post-« . L’objectif de Vincent Clément, de Mathis Stock et d’Anne Volvey est donc de diriger un livre qui rende compte, dans chaque branche de la géographie, des évolutions en cours. Ainsi, les auteurs, dès l’introduction, précisent qu’ils ne souhaitent pas réaliser un état de l’art de la discipline mais bien figer un moment de la géographie.

On y retrouve 13 articles, qui font entre 10 et 25 pages, et 7 brèves, plus courtes. L’ouvrage ouvre ses portes à des géographes reconnus (Mathis Stock, Yvette Veyret, …) mais aussi à des chercheurs en début de carrière académique (Annaig Oiry, Adrien Baysse-Lainé, …), ce qui permet une grande diversité de propos et de points de vue.

Les 20 contributions reprennent la majorité des courants et des axes de recherche de la géographie actuelle.  Ainsi, la contribution « Les animaux en géographie. Généalogie et enjeux » de Jean Estebanez se trouve entre « La géographie des autres. Ou comment décoloniser l’approche géographique des peuples autochtones » de Vincent Clément et « La géographie féministe, s’approprier un champ heuristique » de Marianne Blidon. Des sujets un peu plus classiques sont aussi abordés, comme la géographie quantitative (par Léna Sanders) ou la géographie de l’énergie (par Olivier Labussière). Enfin, l’ouvrage laisse une certaine place à des axes de recherche qui n’en sont qu’à leur prémices. L’exemple le plus parlant est la troisième brève, « Géographes en déroute(s). Dimensions épistémologiques et politiques de l’échec en géographie », rédigée par Aude Le Gallou, Adrien Baysse-Lainé et Annaig Oiry. Cette brève évoque l’échec académique, sciemment caché en raison de la concurrence entre les chercheurs et les instituts, alors même qu’il est porteur de très nombreuses leçons.

En laissant une large place aux nouveaux courants ou aux courants en pleine mutation (comme l’environnement, avec une contribution d’Yvette Veyret), ce livre cherche avant tout à évoquer les transformations de la géographie. L’ensemble des sciences sociales (en grande partie anglo-saxonnes) occupe donc une grande place dans de nombreuses contributions. La toute première, d’Anne Volvey, de Mathis Stock et de Yann Calbérac, qui s’intitule « Spatial turn, tournant spatial, tournant géographique », est justement une mise au point très complète sur cette nouvelle réflexion apportée par Soja. Les auteurs tentent de montrer que la géographie doit être au cœur des sciences sociales, pour être finalement une locomotive théorique et conceptuelle des autres sciences – ce qu’elle n’est pas encore aujourd’hui. Mouvements de géographie est donc un livre qui ambitionne, d’une certaine façon, de replacer la géographie au centre des sciences sociales, ou du moins de donner l’élan pour que cela advienne.

Cet ouvrage ample s’adresse avant tout aux universitaires, chercheurs et étudiants. Notons tout de même qu’il est parfois difficile et technique, un étudiant de licence pourrait s’y perdre quelque peu. En effet, les 20 entrées sont denses et riches, d’autant plus que les notions évoquées au fil des pages ne sont pas toujours définies. Cependant, celles et ceux qui ont le bagage nécessaire sauront apprécier l’intérêt de cet ouvrage, qui permet d’ouvrir grandement la discipline sur les apports anglo-saxons et plus largement sur les influences internationales. C’est un des grands mérites de ce livre : montrer les courants et les liens entre les différents pays, importants mais pas toujours bien connus des étudiants.

Mouvements de géographie se veut aussi critique envers les dernières politiques gouvernementales sur la recherche et plus largement le néolibéralisme. Plusieurs contributions (l’introduction générale et la « brève 3 : Géographes en déroute(s) » en particulier) signalent en effet que les nouvelles orientations intensifient la concurrence entre les chercheurs et les centres de recherche, limitent le temps de réflexion et, finalement, nuisent à la rigueur du propos en privilégiant le sensationnel, les résultats tranchés et évidents plutôt que des travaux plus rigoureux mais moins vendeur. Ces tendances devraient malheureusement se poursuivre avec des conséquences lourdes, comme nous l’a montré la crise qu’a provoqué un article scientifique du Lancet, durant le début du Covid. En effet, la recherche ne peut être entendue et écoutée si elle perd sa rigueur et sa transparence.

Mouvements de géographie est donc un ouvrage complet, dense, parfois difficile, qui cherche à montrer que la géographie (et plus particulièrement la géographie francophone) a su prendre le virage des « turns« , « post- » et autres « studies« . Cependant, si de nombreux chercheurs et chercheuses renouvellent l’approche de leur objet d’étude, de nombreux géographes francophones peinent à se laisser convaincre par des nouveaux courants. Cela peut être illustré par la difficulté qu’ont eu les directeurs à recruter des rédacteurs. Le livre ouvre néanmoins de nombreuses portes de réflexion.