Il y a quelques mois, le rapport du think-tank  Policy Exchange »provoquait un scandale en affirmant que les villes du nord de l’Angleterre avaient perdu leur « raison d’être »; l’aménagement du territoire y aurait été un échec complet et il fallait, toujours selon le rapport, qu’une partie de la population du nord se dirige vers le prospère sud-est. Tout l’échiquier politique anglais avait protesté, mais on peut se demander s’il n’y a pas un brin de vérité (a « grain of truth »L’expression est empruntée à l’article de Danny Dorling sur « Londres et le désert anglais ») derrière la provocation de ce rapport.

© GéocarrefourCette question de la permanence de profondes inégalités socio-spatiales est au cœur du récent numéro de la revue lyonnaise « Géocarrefour » consacré au Royaume-Uni.
L’Editorial signé par John Tuppen (UJF Grenoble), un britannique travaillant sur la France depuis plus de trente-cinq ans et par Manuel Appert (Lyon II), un des jeunes géographes français lancés à la conquête des aménagements urbains à Londres dans les années 2000 est une bonne illustration de la composition de ce recueil Les auteurs français du recueil font partie de la nouvelle génération des « Cross-Channel Geographers », les géographes transmanches évoqués par Hugh Clout dans cet article. dont les auteurs, du professeur émérite à l’élève de l’ENS, travaillent de Lyon à Glasgow. Il faut noter que quatre articles sur neuf sont publiés en anglais; ils sont tout à fait accessibles à l’exception de celui de Danny Dorling (univ. Sheffield); mais l’approche stimulante de celui-ci mérite que l’on s’accroche. Les articles anglais fournissent les synthèses à l’échelle nationale tandis que les français proposent des études de cas de l’échelle régionale à celle du quartier. L »approche est double: l’analyse de l’évolution des contrastes sociaux-spatiaux s’accompagne dans ce recueil d’études géopolitiques concernant les « nouveaux  territoires » dont les travaillistes au pouvoir furent féconds ces douze dernières années.

L’écart se creuse toujours entre le nord et le sud, mais aussi à d’autres échelles.

Il est toujours possible, comme le fait Danny Dorling dans l’annexe de son article de tracer la frontière nord-sud, en fait nord-ouest/ sud-est qui sépare la prospérité de la plupart des zones de crises structurelles. Elle court de la Forêt de Dean à l’estuaire de la Humber. Elle oppose toujours des espérances de vie jusqu’à quatre ans plus faibles au nord qu’au sud. En combinant cet indicateur avec d’autres critères comme l’éducation, la part d’aide sociale, la pauvreté et le prix de l’immobilier, Danny Dorling a réparti les 56 grandes villes d’Angleterre en 6 « divisions » (leagues): les villes des deux premières sont toutes dans le sud-est à deux exceptions près, les villes des quatre dernières sont toutes dans le nord à 6 exceptions près. Cette permanence, voire ce renforcement statistique du « North-South divide » pousse l’auteur a penser qu’il y a -parfois- un fond de vérité derrière les préjugés sur son propre pays d’un ex-ministre conservateur, Georges Walden qui servent de point de départ à son étude, et en font tout le sel.

Mais Peter Hall (University College, Londres), et Danny Darling lui même, tempèrent cette dichotomie Nord Sud sur deux points: le North/South Divide, nuancé par la présence d’une périphérie rurale prospère dans le nord et de forts contrastes internes à « l’économie d’archipel » des Midlands et du Nord. Mais les contrastes ainsi redéfinis se renforcent en défaveur des poches exclues du processus de reconversion de l’économie britannique (banlieues proches des vieilles villes industrielles ) et éloignées des grands axes qui partent de Londres se renforcent . Inversement, York située à proximité de ces axes apparaît-elle comme un îlot de prospérité dans le Nord. D’autre part, même dans la longue période de prospérité connue par l’Angleterre depuis 1994, la pauvreté relative et la précarité ont progressé au sud comme au Nord.


La Renaissance des villes et ses limites: centripète et centrifuge sont dans un bateau.

Le déclin des grandes villes a été suivi à la fin du siècle dernier et dans les premières années de celui-ci, d’une réhabilitation qui concerne aussi bien leur image, leur attractivité que leur évolution démographique. Mais Tony Champion (Univ. Newcastle) relativise le regain démographique en rappelant qu’il s’agit d’un rattrapage modeste au regard de la chute qui a précédé, qu’il est inégal dans l’espace (les villes du nord font encore une fois moins bien que celle du sud) et que la fuite des citadins des agglomérations vers les périphéries urbaines n’a pas cessé. Il y a en fait un mouvement centripète qui attire les immigrants vers les villes et un mouvement centrifuge du cœur des métropoles vers le péri-urbain. Les termes de  centripète et de centrifuge proviennent de l’étude du cas spectaculaire de Londres. Manuel Appert y montre à la fois la croissance dont à bénéficié la capitale, tant sur le plan de sa puissance économique par le renforcement de son rôle financier que, un peu plus récemment, de son regain démographique dans le Grand Londres même, alors que la croissance de la périphérie se poursuivait; ces dynamiques on favorisé la constitution d’une aire métropolitaine très vaste ; il faut souligner toutefois trois limites à ce succès: l’est du Grand Londres et de l’aire urbaine (estuaire de la Tamise) est en retrait; la croissance des revenus pour toutes les professions très qualifiées et spécialisées crées par l’essor économique s’accompagne de la résistance de poches de précarité. D’autre part, Tony Champion montre que l’essor démographique de la ville mondiale s’est ralenti et se demande si cela ne met pas en question l’aspect durable de cette renaissance des métropoles.

Quoiqu’il en soit, celles-ci sont de plus en plus fragmentées que ce soit du point de vue social ou du point de vue de l’espace public. La continuité de celui-ci est menacée par deux évolutions des politiques urbaines; Perinne Michon (Paris XII) rappelle le recours à l’initiative privée dans l’aménagement du célèbre quartier des Docklands. Le citadin qui le parcourt devient un invité dans un espace privé.

Dans les espaces restés publics, c’est la politique sécuritaire qui conduit à restreindre la liberté de circulation selon l’étude de Lila Lakehal (ENS) sur Camden au nord de Londres; ainsi les décrets de fermetures (gating ordrers) y clôturent physiquement des espaces jugés propices aux incivilités (« anti-social behaviour »).

Malgré des transformations visibles parfois spectaculaires des territoires du Royaume, certains contrastes sociaux-spatiaux et certaines dynamiques montrent une donc grande inertie; mais la fuite des habitants des villes vers la périphérie, maintenant plus que séculaire, ne concerne plus seulement les britanniques « de souche » comme il apparaît des recherches sur Leicester de William le Goff (ANRU). Les classes moyennes qui se construisent à l’intérieur des populations originaires du subcontinent indien participent elles aussi à la migration vers les banlieues aisées. Cela nuance le jugement du gouvernement travailliste selon lequel ces populations s’enferment de plus en plus dans le ghetto et nuance plus généralement l’idée de les ségrégations ethniques seraient partout croissantes.


Géopolitiques: les « nouveau territoires anglais » aux horizons incertains.

Ce numéro spécial offre également une importante approche géopolitique des évolutions spatiales anglaises portée par les nombreuses réformes territoriales des travaillistes depuis leur arrivée au pouvoir (1997).

Face aux disparités qui ont la vie dure, les « nouveaux territoires » créés par les travaillistes connaissent des succès inégaux. Il est assez amusant de constater que la France n’est pas le seul pays de la cacophonie territoriale et que certains des « nouveaux territoires » français ont pu jouer un rôle de modèle pour leurs homologues britanniques.

Mark Bailoni (Nancy II) présente la dernière politique d’aménagement du territoire en date visant à réduire le fossé entre le Nord et le sud, la  Northern Way , qui concerne l’ensemble du nord-est anglais (la conurbation de Liverpool à Hull et l’ensemble urbain autour de Newcastle). La Northern Way reste un partenariat entre l’ensemble des acteurs locaux pour dynamiser cette région autour du développement des grands pôles urbains. La tentative de créer une grande région du Nord ayant échoué, la politique de renforcement des pôles urbains passe par la constitutions d’aires urbaines ( City-region ) . Celles-ci ne constituent pas de véritables collectivités locales dotées d’un pouvoir politique mais d’un ensemble de coopérations intercommunales à géométrie variable. Dans cet ensemble urbain très dense, il est difficile de déterminer où s’arrête l’influence d’une ville-centre et donc les limites efficaces de la City-Region.

Iain Docherty (Glasgow) évoque les effets incertains de la dévolution sur la politique des transports en Écosse. Après un rappel des particularités de ce processus consistant à transférer un certains nombre de pouvoirs -inégaux selon les trois nations concernées- aux parlements Écossais, Gallois et d’Irlande du Nord, Iain Docherty montre que les huit premières années de la dévolution en Écosse n’ont pas permis de dégager une politique des transports cohérente, tant les rivalités et les arrangements politiques ont prévalu sur l’étude raisonnée des impacts de la construction des infrastructures; les même raisons expliquent l’échec d’un véritable péage urbain. Iain Docherty montre que ces flottements et leur conséquences ne sont pas dûs à la décentralisation elle même en comparant l’Ecosse au Grand Londres. Dans la capitale, la politique volontariste mais appuyée sur des études et une stratégie solide de l’ancien maire Ken Livingstone avait permis la réalisation du péage urbain et le développement des transports vers le sud de l’agglomération alors encore mal desservis.

L’ensemble de ces articles permet donc de faire un bon tour d’horizon de la situation britannique et témoigne du dynamisme de la nouvelle génération de « Cross-Channel geographers » . Pour l’enseignant du secondaire, les cartes thématiques en noir et blanc peuvent constituer de bons supports pour certaines; mais au delà des documents, ce numéro de Géocarrefour est avant tout un outil pour raffraichir, à travers le cas britannique, les notions de dynamiques urbaines et d’aménagement du territoire enseignées en Lycée.

Lire et écouter en ligne:

-Colin Crouch, Defining City Regions de l’Université de Warwick.

– Hugh Clout, « Cross-Channel Geographers: a century of activity. », Cybergeo, Epistémologie, Histoire, Didactique, article 330, mis en ligne le 06 décembre 2005, modifié le 03 mai 2007. URL : http://www.cybergeo.eu/index2966.html. Consulté le 08 février 2009.

Le sommaire et l’éditorial de ce numéro de Géocarrefour.

Les thèses en ligne des « Cross-Channel Geographers »:

– Perrine Michon, Des docks aux Docklands, Modalités morphologiques et politiques de la production d’un nouveau morceau de ville, 2005
– Manuel Appert, Coordination des transports et de l’occupation de l’espace pour réduire la dépendance automobile dans la région métropolitaine de Londres.
, 2005
– William Le Goff, Divisions sociales et question du logement en Grande-Bretagne, entre ethnicisation et privatisation, les cas de Leicester et Bradford, 2006 (résumé)
– Delphine Papin, Politiques urbaines et multiculturalisme en Angleterre : le cas du quartier de King’s Cross a Londres, 2006 (résumé)
– Mark Bailoni, LA QUESTION REGIONALE EN ANGLETERRE – Nouvelles approches politiques du territoire anglais, 2007 (résumé)