Conservateur des bibliothèques de Versailles, ancien élève de l’École nationale des chartes, archiviste paléographe, spécialiste reconnu de l’Empire, Vincent Haegele a publié la Correspondance intégrale, 1784-1818 de Napoléon et Joseph Bonaparte, ainsi qu’une biographie croisée des deux frères. Il est également l’auteur, chez Perrin, d’un Murat remarqué.

Placé son livre sous les auspices d’Emmanuel de Waresquiel présage d’un grand sérieux et d’un travail d’érudition. C’est vraiment ce que nous offre Vincent Haegele qui nous présente avec brio la famille ou le système (le mot est de l’Empereur lui-même) familial napoléonien si souvent décrié et critiqué. Grâce aux multiples sources référencées en fin d’ouvrage, l’auteur explique la complexité du monde dans lequel évoluent les Bonaparte.

Ce livre se divise en trois parties aux noms floraux évocateurs (Racines et bourgeons, greffes et boutures puis floraisons et rejets).

La Corse, d’abord, est à la naissance de Napoléon Bonaparte une terre occupée par les Génois. Ces derniers ont la particularité d’évincer les élites corses galvanisées ensuite par l’homme providentiel que fut Paoli pour lutter au nom de la liberté contre l’occupant ou les occupants puisque la France prête main-forte à la République génoise pour mieux envahir l’île. Sans fortune, Charles Bonaparte, le père de Napoléon a l’ambition de mettre les siens à l’abri et se fait courtisan de Paoli. Quand la Corse devient française en 1768, Charles se range du côté de l’aristocratie et du comte de Marbeuf alors qu’il fait carrière dans le droit et met en place un réseau. Des investissements malheureux et des voyages ruineux en France affaiblissent le clan Bonaparte dont les premiers garçons obtiennent des bourses et sont confiés aux institutions de leur patrie d’adoption. Joseph entrera dans les ordres et Napoléon embrassera une carrière militaire, tous deux entrant au collège d’Autun. En 1785, Charles meurt et confie sa famille au jeune Fesch, demi-frère de Letizia Ramolino, l’année de son ordination. Si Mariena entre à Saint-Cyr, Lucien obtient une place au séminaire d’Aix, de quoi ruminer pour un jeune qui n’a pas la vocation. A défaut de biens et de  capitaux, Charles Bonaparte a légué à ses enfants l’idée qu’ils avaient une place due dans le concert social. Les aînés ont usé d’intelligence pour assurer la sécurité matérielle de leur clan.

La période révolutionnaire voit le retour de Paoli en Corse ressenti comme l’homme providentiel , reçu par l’Assemblée nationale et décoré par Louis XVI de l’ordre de Saint-Louis. Les Bonaparte adoptent un temps le camp de Paoli face aux aristocrates. Les différentes élections, aux États Généraux puis pour les assemblées ravivent les tensions dans l’île comme au sein de la famille. Lucien s’avère exalté et proche des Jacobins tandis que Joseph est élu localement et mène grand train. La rupture avec Paoli s’établit à la mort du roi. Alors que l’année 1793 consume une France divisée, elle l’est aussi bien pour la Corse où éclate une guerre civile. Les Bonaparte doivent fuir. Letizia et ses jeunes enfants débarquent à Toulon en juin 1793 avec presque rien. Napoléon lui reproche d’avoir fait de sa maison un rendez-vous politique ce qui lui a coûté l’exil. Le destin corse est terminé.

En France, la famille doit se trouver une nouvelle histoire ancrée dans la modernité des événements révolutionnaires. Les années 1793-95, sont les moins documentées mais les plus prometteuses pour les Bonaparte. Joseph, Lucien et Fesch obtiennent des emplois civils dans l’armée et le siège de Toulon permet à Napoléon d’être promu au rang de général de brigade à 24 ans. Il est écouté et reconnu. Les états-majors regardent déjà vers l’Italie et vers une reconquête de la Corse. Napoléon imagine agir sur une histoire qu’il scrute et étudie avec frénésie. De nouveaux réseaux se sont superposés aux anciens. Les frères Bonaparte assez vieux pour avoir connu la Terreur en conçoivent la plus grande horreur, l’implication de Lucien dans celle-ci est moindre que ce qui a été déclaré. Les déchaînements de foule contre les aristocrates ont inspiré de vifs commentaires sur « la canaille ». Au printemps 95, Napoléon fait le siège des antichambres et des salons influents. Il roule carrosse mais vit chichement en se livrant à toutes sortes d’exactions sur des fonds supposés appartenir à Joseph qui s’est marié avec une fille Clary fortement dotée. Mme Mère et les plus jeunes vivent dans le sud. Ils sont entretenus par les traitements envoyés par les aînés. A la fin de l’été 1795, alors que le jeune Napoléon évite d’être envoyé en Vendée, Barras le fait appelé d’urgence pour sauver la République (13 vendémiaire) d’une situation explosive. Ce jour de victoire place sur la route de Bonaparte un jeune officier de cavalerie, Murat. Malmenée par les événements, la famille Bonaparte se soude de nouveau pour servir le destin politique d’un de ses membres. Elle devient une famille en guerre. Grâce à son exploit, Napoléon gagne le quartier général de l’armée d’Italie où il trouve une crise au sein de troupes mal ravitaillées. Il a eu le temps de mettre au point une stratégie d’ensemble, forcer le Piémont-Sardaigne à une paix séparée avec l’Autriche. Pour le seconder, il bat le rappel des frères, de l’oncle Fesch et de ses cousins. La campagne 1796 est d’une grande violence malgré le triomphe sur les armées austro-sardes à Montenotte, à Mondovi avant de prendre Milan. Louis dont l’éducation s’est fait sans école militaire, mais entre la Corse et l’exil, est bouleversé par le spectacle de la guerre. Il affirme que la gloire militaire est une erreur et désapprouve les massacres de Pavie ou ceux d’Arcole (novembre 1796). Après la prise de Milan, le général Bonaparte adopte une attitude singulière à l’égard de Paris. Il mène à Milan une cour avec Mme Bonaparte épousée en mars 96 et qui tarde à se joindre à lui en Italie. Quel contraste avec les campagnes précédentes où l’idéal républicain est érigé en outil de propagande face à l’Europe des rois. Les dîners et les bals milanais drainent une foule où se mêlent partisans et opposants. Tout l’état-major, Berthier à sa tête, émet des comptes rendus destinés à étonner l’Europe entière prévenue de l’irruption sur la scène d’un acteur d’exception. Beaucoup œuvrent pour le général et se sentent redevables de sa bienveillance. Le Directoire ferme les yeux. Pourtant, Bonaparte n’hésite pas à outrepasser ses droits pour favoriser les siens. Lucien reçoit une commission d’ordonnateur lorsque la Corse est reconquise. Letizia et Fesch font des investissements biens sentis. Joseph Bonaparte devient ambassadeur conseillé par André Miot, un très fin diplomate, devenu agent docile du général Bonaparte. En fait, ce dernier profite de la faiblesse numérique du personnel diplomatique due aux purges révolutionnaires pour placer un réseau complexe d’agents officiels ou informels à son service, même pour contourner les commissaires envoyés par le Directoire. Il sait que l’argent qu’il envoie de ses conquêtes est indispensable au maintien du régime ce qui permet à l’armée d’Italie de se faire entendre. 1797 est l’année de la déchéance du pape Pie VI exilé en France. Ici, la surenchère de ses partisans a failli conduire la famille Bonaparte à une catastrophe majeure, la perte de l’un des siens. « La diplomatie est une force bien incertaine » aurait dit le général à Joseph. Celui-ci lui aurait répondu : « les passions échappent aux calculs ». Napoléon ose résister aux ordres du Directoire. Il excite l’esprit national des Italiens pour, selon lui, l’intérêt de la France et de l’armée. Alors que l’Europe découvre le nom du général Bonaparte qui a mené des campagnes victorieuses selon ses conditions dictées aux princes, au pape et à l’Empereur, la famille contracte des mariages qui la met en contact avec des cercles influents. Les opérations militaires italiennes ont permis des bénéfices substantiels. En France, les coups d’état se succèdent. Joseph et Lucien sont députés tandis que leur frère compte sur l’expression de son génie pour dominer la scène européenne. L’Italie a permis d’amplifier sa stature d’homme d’État et il s’agit d’appliquer à la France les mêmes recettes. Reste à trouver le moment propice car la fortune des Bonaparte est soumise à des équilibres précaires. L’expédition d’orient où le Directoire se laisse entraîner dans une surenchère militaire accentue l’aura mystérieuse du général. La campagne D’Égypte ne produit pourtant pas l’effet escompté sur le conflit avec la Grande Bretagne. Après le désastre d’Aboukir (août 1798), le corps expéditionnaire est piégé dans un milieu hostile. En France, les critiques pleuvent sur la stratégie déployée. C’est là que le clan Bonaparte entre en jeu. Joseph et Lucien n’épargnent pas leurs efforts pour créer un parti qu’on peut déjà appelé “ bonapartiste ” et constituer des alliances de circonstances. Letizia et Fesch n’hésitent pas à se mêler de politique. Alors que le pays connaît une instabilité politique constante, l’habileté est d’adopter une posture au-dessus des partis. Beaucoup veulent en finir avec le régime du Directoire et les hommes du moment cherchent un général influent. Sieyès pense à Bernadotte ou à Joubert tué en août 1799 à Novi.

Mal instruit des événements français en Égypte, Napoléon débarque à Paris. Malgré les rumeurs de désertion, Joseph contribue à diffuser les incartades de Joséphine, ce qui amuse le pays et dévie les attaques. Le général pardonne. Il a besoin des réseaux de sa femme venant de son ancien mari qui s’étend jusqu’en province. On accuse le Directoire d’avoir écarté un général trop ambitieux au mépris de la sécurité du pays. Par son mode d’élection censitaire, le régime ne sait pas prendre le pouls de l’opinion largement acquise à Bonaparte. Ce dernier se rapproche des gradés de l’armée qui pourraient lui faire de l’ombre comme Moreau, ou des hommes d’influence patiemment acquis à sa cause par ses frères : Talleyrand, Sieyès. Dans ce dédale d’inimitiés, d’alliances et de coup bas, les frères Bonaparte évoluent avec prudence et brio. Si Joseph se concilie les révolutionnaires “ historiques ”, Lucien travaille de l’intérieur grâce à ses talents d’orateur. Reste l’armée multiforme et bouillonnante. Les événements du 18 brumaire restent dans l’Histoire pour son curieux mélange de drames et de comédies. Un scénario bien huilé a failli tourner en catastrophe. Les grenadiers de Murat sauvent la mise tandis que les “ indécis ” s’effacent comme Bernadotte ou Talleyrand. Dans l’ultime instant, jamais Napoléon n’a eu autant besoin de son cercle, proche ou lointain alors que le pouvoir pouvait lui échapper. Des observateurs prétendent “ la nation indifférente ”.

Le général Bonaparte s’empare donc du pouvoir à la fin de l’année 1789. A 30 ans, il montre d’emblée que lui seul concentre tous les pouvoirs malgré l’appui des autres investigateurs du coup d’état. Pour autant, sa famille est associée aux plus hautes fonctions de l’État. Lucien devient ministre de l’Intérieur, munis d’attributions considérables. Joseph reste sur le front diplomatique tandis que ses beaux-frères Murat et Leclerc prennent d’importants commandements : l’Italie pour le premier, Saint-Domingue pour le second. Après avoir été annoncé comme l’homme providentiel chargé de sauver la République, Napoléon Bonaparte est vu comme le père de la nation. Cependant jacobins et royalistes ne sont pas prêts à lui laisser toute latitude tandis qu’en Europe les coalisés sont encore sur le pied de guerre. Des priorités s’imposent : une paix durable tout en redessinant la carte de l’Europe et la stabilité de la France en la dotant d’institutions solides. Seul un homme d’une volonté à toute épreuve entouré d’un réseau ramifié assis sur le premier cercle sera à même de le réaliser.

Dans une dernière partie, Vincent Haegele rapporte les efforts de la France pour obtenir une paix durable, l’établissement des membres de la famille et le temps des royaumes-frères quand l’Empire est proclamé. A la fin de l’année 1807, les Bonaparte rayonnent sur une bonne moitié de l’Europe. La fin de l’ouvrage aborde les conséquences des décisions politiques de Napoléon sur son clan. Le pouvoir et les nombreuses campagnes ont changé ce frère si brillant. Joseph, Lucien et Louis regrettent le temps où il était encore loisible de s’entretenir avec Napoléon d’une proximité précieuse. Après 1809, les frères craignent l’Empereur dans une certaine mesure, même s’ils s’opposent par leur pensée et par leurs réseaux, à cette conception du pouvoir qu’ils peinent à cerner. Commencent les trahisons et les reniements qui aboutissent à la chute.

En conclusion, Vincent Haegele reprend une citation de Melchiore Delfice, un philosophe italien et un ancien conseiller de Joseph et de Murat, qui affirme qu’il n’y a pas de grands hommes dans l’Histoire mais uniquement des fabrications. L’année 1815 a été pour Napoléon, le révélateur de ses erreurs. De ses aspirations longtemps cachées par son talent de stratège et son omniprésence politique, les tentatives de son entourage pour le rendre indispensable à la nation deviennent trop voyantes. Si l’histoire s’arrête pour lui, il est temps de construire la légende facilitée par le traitement inhumain que lui fait subir l’ennemi sur une île de l’Atlantique Sud.

Voilà un livre très intéressant qui va au cœur du système des Bonaparte. La lecture est facilitée par un style agréable et clair même si l’arborescence des personnages rencontrés par les Bonaparte s’avère un peu compliquée. Il aurait été judicieux voire indispensable d’ajouter un arbre généalogique à la fin de l’ouvrage pour faciliter la compréhension.