Une histoire des représentations cartographiques de l’Asie

Bien plus qu’un simple catalogue d’exposition, Pierre Singaravélou et Fabrice Argounès sont les commissaires de l’exposition « le Monde vu d’Asie » qui s’est tenue au Musée Guimet du 16 mai jusqu’au 10 septembre 2018. Les deux historiens traitent de l’évolution des représentations cartographiques en les abordant grâce à 5 grandes entrées : la religion (bouddhisme, christianisme, hindouisme, islam), la politique (à travers l’affirmation d’un pouvoir pour un souverain), l’exploration (le désir de découvertes et de nouvelles opportunités commerciales, territoriales et militaires), le savoir (la circulation des livres, les itinéraires des lettrés) et l’identité (le maintien de traditions centenaires et l’influence progressive des espaces extra-asiatiques sur les propres productions graphiques de la région).

L’un des grands mérites de l’ouvrage est d’arriver à étudier, à peu près équitablement malgré le caractère disparate du nombre de sources, les principaux territoires asiatiques : on y retrouve des documents cartographiques provenant de Thaïlande, du Tibet, d’Inde, du Japon, d’Iran, de Birmanie, de Corée (du Nord avec un paravent présentant Pyongyang et du Sud avec Hanyang, désormais Séoul) et de Chine. Le Cambodge et le Vietnam ne sont pas oubliés dans un ouvrage où les traditions indiennes, coréennes, japonaises et chinoises se taillent la part du lion.

Avec sa couverture semi-rigide, l’ouvrage présente d’abord la préface de la présidente du Musée Guimet, Sophie Makariou. Elle s’inscrit dans la géographie populaire avec une citation pertinente empruntée à Paul Vidal de la Blache. Selon elle, les cartes permettent aux individus de s’émerveiller sur des espaces très différents de ceux du quotidien.

Dans ce livre, les cartes sont très nombreuses, et de formats variés. Entières, ou seulement avec des détails, l’impression en grand format permet une lecture aisée pour de nombreux lecteurs. Chaque chapitre débute par une citation (Sima Qian, Nehru par exemple). Le passage emprunté à Nehru insiste notamment sur les figurés linéaires lors de la description d’une carte présentant les routes commerciales et les itinéraires d’explorations de l’Asie d’avant 1947.

Les auteurs justifient le choix du cadrage en se limitant à l’Asie de l’Est, du Sud et du Sud-Est, aussi bien terrestre qu’insulaire. L’Asie centrale et la Mongolie sont évoquées de façon ponctuelle. Dans une démarche globale assumée dès les premières pages, le décentrement du regard est de mise. A ce titre, les représentations balaient l’Asie à l’exception de la majorité des espaces arabo-musulmans (à titre d’exemples, Irak, Egypte, Oman sont absents). En s’appuyant sur les descriptions paysagères des récits de voyage, le continent asiatique se construit grâce aux nombreux figurés cartographiques en vigueur dans chaque territoire. Connaître l’espace permet d’affirmer sa souveraineté politique tout en renforçant une domination économique.

Une invitation à découvrir l’Asie à travers les explorations

Selon Pierre Singaravélou et Fabrice Argounès, les représentations cartographiques en Asie ne sont pas figées. En s’appuyant sur des traditions très anciennes, les circulations permanentes d’explorateurs, de moines et de marchands façonnent les frontières de ce continent dont la réception aux multiples influences transparaît dans les représentations graphiques. A ce titre, les supports cartographiques sont très extrêmement nombreux et le plus souvent originaux : les textiles, les métaux (notamment le cosmogramme en bronze parsemé d’écriture en tibétain), les papiers, la pierre (via des stèles). Sûrement nombreux mais peu adaptés aux conditions climatiques, les supports périssables sont pratiquement absents de l’ouvrage (comme le bambou). La variété de ces supports permet de décrire des territoires pouvant être locaux (à l’échelle des rues, de bâtiments, d’une ville), archipélagiques (dans le cas des cartes japonaises ou mettant en avant le Sud-Ouest de la Corée) ou régionaux (les provinces de l’Empire Khmer).

L’excellente maîtrise des représentations spatiales en Asie peut être illustrée par la circulation des estampes sous les dynasties chinoises Tang (VIII-XIème siècle) et Song (907-1276) : le réseau des écoles permettant la transmission de ce savoir à travers des stèles gravées qui étaient recopiées d’un lieu à un autre. Ceci a permis de conserver certaines des plus anciennes représentations de territoires est-asiatiques (notamment une carte datant de 1137, gravée sur une stèle localisant le « Tribut de Yu » en Chine).

L’Inde est longuement évoquée à travers la figure de Jahangir. Cet empereur Moghol du début du XVIIème siècle a notamment été mis en avant par les cours de Sanjay Subrahmanyam au Collège de France. Dans le « rêve de Jahangir », que l’historien indien avait aussi analysé, Jahangir étreint le roi de Perse Shah Abbas : les deux se tiennent debout sur une carte du sous-continent indien et deux animaux (un lion et un mouton). Cette miniature a une portée clairement conquérante et est un instrument de pouvoir.

Les anecdotes se révèlent très intéressantes dans le cœur de l’ouvrage. De nombreux cartographes ou des intermédiaires ayant un rôle dans la circulation des écrits cartographiques ont été emprisonnés et surveillés. La confiscation des cartes les plus précises pouvaient se faire au motif de la menace de divulgation des faiblesses militaires du territoire.

Les professeurs de l’enseignement secondaire pourront tirer profit des analyses des paravents japonais (les « nanban ») pour illustrer l’élargissement du monde à l’époque moderne. Ils témoignent de l’influence européenne en matière de géographie japonaise (par la représentation et l’influence des Néerlandais et Portugais).

Des steppes mongoles à l’île de Timor, des montagnes afghanes à Hokkaido, en passant par les provinces chinoises, le Vietnam et les Iles Ogasawara, ce beau livre ravira les amateurs d’art et d’histoire.

Pour aller plus loin :

Antoine BARONNET @ Clionautes