Napoléon III a beaucoup souffert dans l’historiographie française des mots terribles que Victor Hugo a prononcé à son endroit. Les lycéens ont appris les Châtiments et ces comparaisons acides entre Napoléon le Grand et celui que l’auteur de Notre Dame de Paris appelait Badinguet. Pendant longtemps, ceux qui ont découvert l’histoire en lisant de façon parfois schématique le Malet Isaac, ont cru que le Second l’Empire était une sorte de dictature pendant laquelle les ouvriers décrits par Zola dans L’assommoir et Germinal souffraient dans des taudis tandis que les affairistes de La Curée et de l’Argent se bâtissaient d’immenses fortunes.Sans doute du côté de Béziers, à où résident et travaillent l’auteur de cet ouvrage et de ces lignes, avait-on une certaine sympathie pour Eugénie de Montijo, qui a introduit les courses de taureaux en France. (C’était même une condition de son mariage).
Dans le même temps, toujours dans cette ouest héraultais où la résistance au coup d’État du 2 décembre a pu être acharnée, l’image de Napoléon III était un peu faussée.Alors oui, le livre du biterrois Jean Sagnes est politiquement incorrect, car le Napoléon III qui émerge de ces 600 pages qui se lisent et se dévorent, n’a rien à voir avec cette vision fausse. Certes ce neveu de Napoléon Ier, fils de Louis Bonaparte et de Hortense de Beauharnais, la fille de Joséphine n’a pas eu à souffrir dans sa jeunesse. À partir de 1815, il vit à Constance, dans ce château d’Arenenberg jusqu’en 1838. mais très vite ce jeune homme voyage, en Italie, en Angleterre et aux États-Unis. Il réside en Suisse, à Thurgovie et conserve pendant longtemps un fort accent allemand.
La formation intellectuelle du Prince Louis, est confiée à un entourage de Montagnards et de saint-simoniens, et Jean Sagnes décrit l’influence déterminante de Narcisse Vieillard, précepteur de son frère aîné, mais qui a sans aucun doute initié le jeune homme aux questions sociales.
Pendant ses séjours en Italie, le Prince Louis rentre en contact avec les Carbonari, cette société secrète qui entretient des liens étroits en France avec la Franc-maçonnerie et les saints simoniens. La description de ce cheminement intellectuel est minutieuse et précise. On y découvre un homme d’action, qui prend fait et cause pour les patriotes italiens.
Un conspirateur
En décembre 1830, Louis-Napoléon prend part à une conspiration contre le pouvoir pontifical, qui lui vaut d’être expulsé de Rome. En février 1831, il se lance avec son frère dans l’insurrection des Romagnes et combat les troupes pontificales. Il participe à un complot militaire, contre la monarchie de Juillet.
Il tente à nouveau un coup de main à Strasbourg le 30 octobre 1836.
Arrêté, embarqué sur une frégate et débarqué aux États-Unis. Revenu à Arenenberg, il part pour Londres, le gouvernement français ayant menacé la Suisse d’invasion s’il n’était pas expulsé.
Le 6 août 1840, Louis-Napoléon débarque près de Boulogne à la tête d’une cinquantaine de conjurés. Il est arrêté quelques heures plus tard, le gouvernement de Louis-Philippe étant renseigné sur les préparatifs par un des principaux collaborateurs du prince. Le 6 octobre 1840, Louis-Napoléon est condamné par la Cour des pairs à l’emprisonnement perpétuel. Enfermé au fort de Ham, qu’il appelle son Université, il écrit aussi bien sur l’artillerie que sur les questions sociales. Son œuvre maîtresse est l’extinction du paupérisme, publiée en 1844.
Le 25 mai 1846, après six ans de captivité, Louis Napoléon emprunte les vêtements d’un maçon surnommé Badinguet (nom dont l’affublent ironiquement ses adversaires sous l’Empire) et parvient à s’échapper. Il gagne Londres où il se lie avec miss Howard qui lui apporte une aide financière importante mais rejoint Paris, à la faveur de la Révolution de 1848.
Socialiste ?
Étonnante trajectoire que celle de Louis Napoléon, qui, deux ans à peine après avoir quitté sa prison se retrouve Président de la république. C’est que Louis Napoléon est populaire dans la classe ouvrière. Sa brochure, l’extinction du paupérisme inspire les insurgés de février, du moins le petit peuple de Paris. Les bonapartistes ne sont pas d’après Jean Sagnes de simples nostalgiques de l’Empire et de la Grande armée, mais des partisans de la transformation sociale. Ils ont quand même des conceptions qui pourraient aujourd’hui surprendre, comme celle qui vise à militariser les ateliers nationaux. Les questions des nationalités concernent aussi Louis Napoléon au moment où la Pologne et l’Italie se révoltent contre les dominations russe et autrichienne.
Il y eut même d’après Louis Blanc, des bonapartistes dans les insurgés de juin 1848.
Dans le même temps, il e prend pas fait et cause, à titre personnel pour l’insurrection même si, en tant que réformateur social, il y est très sensible. Les ouvriers ne s’y trompent pas, pas plus que les paysans qui l’élisent Président de la République le 10 décembre 1848. avec près de 75 % des voix. Celui qui s’identifiait au Parti de l’ordre est à 19,5 %. Cavaignac est appelé d’ailleurs dans les faubourgs, Cavaignachien !
Il est clair que son programme électoral est largement inspiré des théories socialistes de l’époque. Il s’agit de mettre en œuvre, grâce à l’action de l’État, des programmes de grands travaux, une politique environnementale aussi avec des grands chantiers agricoles, un aménagement du territoire.
L’homme du coup d’État et de la modernisation économique
Lorsque l’on a lu la fortune des Rougon, et cette description minutieuse de la résistance au coup d’État dans le Var, on a du mal imaginer que ce putsch est d’abord dirigé contre les républicains et les monarchistes. Pourtant les arguments de Jean Sagnes sont convaincants. Pour l’auteur le soulèvement paysan est d’avantage dirigé contre les représentants de l’ordre, les pouvoirs locaux, les difficultés du temps, que contre le coup d’État lui-même. D’ailleurs les soulèvements ouvriers sont rares, et notamment dans le Nord. Même les départements insurgés du Midi donnent une large majorité de Oui au plébiscite qui suit le coup d’État qui, paradoxalement, a pour conséquence le rétablissement du suffrage universel. Ce même suffrage universel obtenu par la Révolution de février 1848 avait été aboli par une assemblée élue issue de cette révolution.
L’empereur des Français incarne donc, à partir de 1852 le rempart de l’ordre établi aux yeux de la bourgeoisie mais celle-ci ‘espère qu’une chose, c’est qu’il n’applique pas ses idées. La crainte est justifiée car, tout en tenant compte des rapports de force et des oppositions, il développe des projets tout à fait surprenants par leur modernité. L’État n’est plus simplement le gendarme mais l’initiateur du développement, et Jean Sagnes n’hésite pas à parler de pré-keynesianisme à propos de l’extinction du paupérisme. Il est clai là aussi que ce sont les idées saint-simoniennes qui l’inspirent, lui et son entourage. Le développement des réseaux doit beaucoup à Saint-Simon le partisan de la théorie des fluides, adepte de la circulation des marchandises, des informations, avec le réseau télégraphique ouvert au secteur privé, des hommes aussi.
Dans le Sud Ouest il réalise sont projet de phalanstère dans un domaine impérial baptisé Solférino où il installe une commune et des vétérans. L’assèchement des Landes a donné tout de même cette première forêt d’Europe et les pins Napoléon. Enfin, l’Empire contribue pour beaucoup à la modernisation agricole du fait de la circulation accrue des récoltes et des engrais. C’est à lui aussi, nous apprend Jean Sagnes, que l’on doit le classement des crus de Bordeaux de 1855, toujours en vigueur aujourd’hui.
Dans le même temps, les idées de Louis Napoléon ne se limitent pas à ces projets que l’on a pu appeler «socialistes utopiques». L’adoption du traité de commerce franco-anglais est une véritable révolution libérale menée contre le patronat industriel qui se satisfaisait du protectionnisme.
En fait, l’examen des chiffres de consommation permettent de parler, à la suite de Jacques Marseille dans l’argent des Français d’élévation du niveau de vie de la population sous l’Empire. par contre, il y a aussi creusement des inégalités en raison de la constitution de grandes fortunes à la faveur des mesures de modernisation économique.
L’auteur remet aussi en cause pour la nuancer la vision d’un Empire répressif. Certes c’est le cas pour le mouvement révolutionnaire mais la répression n’est pas tournée contre la classe ouvrière en tant que telle. Ce n’est pas le réflexe, classe laborieuse, classe dangereuse qui anime l’empereur loin s’en faut. Dans le même temps, l’Empire laisse se développer une atmosphère pesante d’ordre moral largement liée à l’Église.
Le césarisme démocratique
Marx avait sans doute très vite compris le caractère du régime de Napoléon III et son caractère plébéien. Bien plus tard, René Rémond dans son histoire de la droite en France avait classé le bonapartisme à droite mais en même temps avait identifié son caractère populaire qui l’amenait à mordre sur un électorat acquis sociologiquement à la gauche.
En fait, ce régime n’était pas démocratique dans ses relations avec les assemblées élues, sauf à la fin, mais en même temps, le suffrage universel et les relations spécifiques nouées avec le peuple par l’intermédiaire des plébiscites, lui conférait un caractère démocratique. La gauche française ne s’y est d’ailleurs pas trompée puisqu’elle a combattu cette logique qui amenait le leader, sacré par le suffrage universel, à se passer des médiations parlementaires pour faire avancer ses projets où pour se donner une légitimité.
Napoléon III est clairement un Saint-simonien dans le sens où il est attaché à la recherche de l’harmonie sociale par une référence aux producteurs, aux forces vives et créatrices qui, sous la houlette d’une sage administration serait en mesure d’améliorer le fonctionnement de la société toute entière. Cela ne peut se faire que grâce à l’Etat, organisateur et pas seulement gendarme. On comprends d’ailleurs les réticences d’une fraction de la bourgeoisie à ce mode de fonctionnement à ses débuts. D’un autre côté, celle-ci voit dans le régime impérial un instrument de maintien de l’ordre.
Jean Sagnes brosse donc un portrait très nuancé de cet homme qui a conduit la France pendant près de vingt ans.
Ce n’est pas une hagiographie bien entendu. Les limites de ce régimes impérial sont clairement montrées et ce sont les limites d’un homme qui sont décrites avec beaucoup de précision. L’état de santé de Louis Napoléon est minutieusement décrit. Il pèse d’ailleurs largement dans le processus de décision à la fin de la période, tout comme l’influence de l’impératrice Eugénie. Dans le même temps, on apprend beaucoup de choses nouvelles sur cet homme souvent victime de l’impopularité liée au coup d’Etat. Homme de culture par exemple, avec son intérêt pour l’histoire. Sa vie de Jules César a été vraiment écrite par lui et il réalise un vrai travail d’historien, soucieux de trouver des sources et de les confronter. On parlera aussi de son action en faveur d’un mécénat d’Etat en matière artistique. C’est aussi un chef militaire compétent et l’on apprend que les victoires de Magenta et de Solférino lui doivent beaucoup. Enfin, en politique étrangère, si l’intervention au Mexique a pu être considérée comme un bourbier, elle était dictée par la vision messianique d’un rayonnement français au nouveau monde et en même temps par la volonté de réaliser dans ces terres un véritable projet de développement. Lors de sa période d’exil, il envisageait même au Nicaragua, le creusement d’un canal entre Pacifique et Atlantique. Un projet de précurseur, tout comme l’intérêt qu’il manifesté pour le Canal de Suez réalisé sous son règne.
Cet ouvrage est donc d’une grande richesse, et révèle bien des aspects peu connus ou très dispersés de la trajectoire de Napoléon III, injustement appelé le petit par Victor Hugo. Sans doute Jean Sagnes se prend d’affection pour son personnage mais lorsque l’on connait sa rigueur on sait bien que cette charge affective ne vient pas entâcher son jugement.
Bruno Modica © Clionautes