Réédition de l’ouvrage de Pierre Joannon, initialement paru en 1991, l’hiver du connétable offre un paradoxe au lecteur dès son titre.
Comme le rappelle dans sa préface Arnaud Teyssier, président du Conseil Scientifique de la fondation de Gaulle, le connétable mélancolique, à la suite de l’échec de son référendum en 1969 et sa démission, ne cède pourtant pas à la défaite. En plongeant dans le séjour irlandais du général avant de regagner Colombey où il décèdera le 9 novembre 1970, Pierre Joannon offre une face méconnue du plus grand français du XXe siècle. L’intime rattrape l’héritage politique et public car après tout l’imaginaire français « n’aime jamais mieux ses grands hommes que dans le dépouillement de l’infortune et l’éloignement de l’exil. »Pierre Joannon, l’hiver du connétable, regain de lecture, 2023, page 9).
Mésentente cordiale
L’intime de Gaulle se découvre dans son exil irlandais, dans une terre pétrie par l’esprit de résistance et avec laquelle les liens personnels précèdent la chute du général. Pierre Joannon nous apprend ainsi que de Gaulle, alors encore colonel, fut pressenti en 1938 pour devenir conseiller militaire de la jeune République d’Irlande, présidée par Eamon de Valera. Les liens historiques avec Dublin se sont d’autant plus resserrés, malgré l’abandon du dessein initial de de Valera, que dans l’immédiate après-guerre l’ambassadeur Murphy, en poste pourtant à Vichy (l’Irlande a opté au cours du conflit pour une neutralité « bienveillante aux Alliés » ibid, page 12), fut le seul à bénéficier sur demande de de Gaulle, d’un traitement extraordinaire du Quai d’Orsay. Ayant fait part de sympathies gaullistes appuyées dans sa correspondance dès fin 1940, Murphy est maintenu en poste en témoignage du profond respect qui lie les deux nations.
Un caractère indomptable
Liens historiques mais également familiaux. De Gaulle est un descendant, par sa mère, du clan Mac Cartan, seigneurs de Kinelarty situé aujourd’hui en Ulsters et dont les ancêtres gagnèrent la France après la conquête de l’Irlande par Guillaume d’Orange au XVIIIème siècle, après des siècles de combats et de luttes pour la liberté religieuse et contre la domination saxonne. Les liens politiques et historiques du connétable avec l’Irlande se doublent de racines familiales qui affermissent d’autant plus son attachement.
Cet attachement explicité, il n’en demeure pas moins que la réflexion gaullienne sur la place de l’Irlande en Europe demeure toute entière sous l’ombre imposante de son voisin britannique. Considérer l’Irlande dans la CEE revient à considérer également le Royaume Uni dans les institutions communautaires. La réticence, puis le refus de de Gaulle en 1963 s’impose ainsi également à la jeune république. L’hibernophilie connait des limites chez de Gaulle.
Point démoralisés, les dirigeants successifs irlandais bataillèrent pour plaider leur cause auprès de de Gaulle. Les liens culturels entre les deux pays se renforcèrent sous l’action des ministres Aiken et de Murville, les Taoiseach Lemass et Lynch furent reçus en France, les barrières douanières entre le Royaume Uni et l’Irlande ont été progressivement levées, afin de préparer le pays au Marché Commun. Le refus gaullien était motivé par les ambitions anglaises, non à cause de l’Irlande.
Le royaume du Kerry
Quelques jours seulement après le vote des français sur le projet de réforme sur Sénat, et la démission du général, ce dernier loue Heron Cove, dans le sud de l’île près de Cork. Retiré, le général semble défait et céder, dans un premier temps, aux accès de désespoir dont il était souvent l’objet. Pour autant, assailli par les photographes en quête d’un cliché retentissant, de Gaulle fait la fortune du pays hôte, tout enorgueilli d’accueillir le plus illustre des français. Qui plus est un descendant du clan Mac Carthan, bercé par les récits du libérateur irlandais Daniel O’Connell.
Au milieu de ce peuple dont il se sent si proche, priant avec lui dans les églises de Castel ou encore de Killarny, celui que Pierre Joannon nomme « l’exilé du Kerry »Ibid, page 59 parvient à trouver l’apaisement. Le désespoir et l’amertume de la défaite cèdent le pas au calme et à la réflexion au long court du mémorialiste qui entend, par sa plume, poser témoignage pour l’avenir du pays : c’est au cours de son exil hibernien que de Gaulle s’attelle à dresser les bases de ses Mémoires d’espoir.
Ainsi rasséréné, de Gaulle prend la route fin mai pour le comté de Galway et poser quelques jours après ses valises sur les bords du Connemara. Installé à Castel House, dans un isolement presque complet, de Gaulle trouve dans ce « royaume du néant »Ibid, page 65 le renoncement « qui libère l’âme de tous les désirs d’ambition et toutes les affectations de vanité »Ibid, page 65. Ses proches notent le regain physique et la détermination qui reprennent le dessus. Partageant son temps entre écriture, lecture des Mémoires d’Outre Tombe et messes, de Gaulle fuit le deuil de son action politique.
Les jumeaux fabuleux
La fin de la campagne présidentielle française marque le départ du général pour la capitale irlandaise afin de s’entretenir avec Eamon de Valera. Les deux hommes, au delà de la ressemblance physique, s’apprécient et se respectent profondément, ce qui n’est pas peu dire pour de Gaulle ! Trajectoires, combats, volonté farouche de préserver l’indépendance de leurs nations, les deux hommes sont faits du même bois : ce sont des « jumeaux fabuleux »Ibid page 73.
Au delà des similitudes des parcours, de Valera et de Gaulle partagent la même piété personnelle et le même soucis d’assurer la séparation des sphères politique et religieuse, les mêmes réticences envers toute forme fédérale à l’intégration européenne, le même destin ironique de chef d’Etat ancré dans le XIXème siècle et appelés à faire entrer son pays dans la modernité, ainsi qu’une chute similaire. Des êtres extraordinaires, perclus de contradictions, autant aimés qu’haïs : « Appartenir à l’histoire, c’est appartenir à la haine »Ibid, page 85 pour citer Malraux.
Pierre Joannon perçoit dans le dernier voyage du général un message pour les générations futures. Un message d’avenir et d’espoir que le lecteur pourra apprécier, à son échelle, dans cette réédition.