Sert-il encore d’écrire, aujourd’hui, une histoire de la Révolution française ?

Pour Annie Jourdan, historienne à l’IFRF, la question ne se pose pas. Elle ne se pose pas non plus pour tout historien ayant consacré ses recherches à cet évènement majeur pour ne pas dire fondateur de l’histoire contemporaine de la France. Livrer son histoire et son interprétation de la Révolution française est aussi la consécration, voire un passage obligé, de toute une carrière d’historien(ne) de la période.

C’est donc, après Jean-Clément Martin autre grand nom de l’IRHF, au tour d’Annie Jourdan de s’essayer à cet exercice périlleux, autant historique que politique.

Les intentions d’Annie Jourdan sont ambitieuses, elle souhaite livrer une histoire libérée de sa gangue historiographique contre-révolutionnaire qui confond Révolution et terreur en posant comme hypothèse de travail que la Révolution est avant tout, comme toute révolution, une guerre civile[1].

Cette perspective amène alors Annie Jourdan a démêlé les fils de la violence révolutionnaire bien au-delà du « moment Terreur » et à proposer un nouveau récit de la Révolution.

 

La défiance et la peur à l’origine de la violence et de la guerre civile, la « terreur-panique[2] »

Dans un premier temps, Annie Jourdan s’attache tout naturellement à mettre en lumière les causes de la Révolution, sans faire ici grande œuvre d’originalité.

En passant en revue la chronologie pré-révolutionnaire, elle focalise son analyse sur la montée de la défiance dans le royaume, défiance qui serait, selon elle, le moteur initial d’une véritable guerre civile.

Défiance d’abord des Parlements face aux tentatives de réformes fiscales et politiques du pouvoir royal qui les conduit à s’engager dans une résistance systématique aux réformes.

Défiance ensuite née selon Annie Jourdan, en écho à son ouvrage majeur[3], du contexte international

tendu des années 1780 au travers notamment de la guerre d’indépendance américaine. Cette guerre aurait, en plus d’avoir creusé le déficit, favorisé la diffusion en France de principes politiques étrangers à la monarchie des Bourbons.

Ces principes entrent alors en écho en France avec les tentatives de réformes financières et politiques des ministres ouvrant un espace inédit de discussion politique illustré par des milliers d’écrits.

Cet espace de liberté d’expression débouche sur un « horizon d’attente inouïe »[4] au moment des Etats-généraux que tout le monde, des parlements au peuple, semble réclamer. Mais ce consensus apparent se brise sur la question de l’organisation de l’Assemblée : doublement ou non du Tiers ? Vote pas tête ou par ordre ? Les élections aux Etats-généraux dans les provinces se déroulent dans une improvisation totale faute d’instructions du pouvoir et, associée à la nécessité de rédiger des doléances, génèrent une ambiance électrique entre espoirs et tensions.

Les dissensions éclatent au grand jour au moment de vérifier les pouvoirs des députés le 5 mais 1789 à Versailles et alimentent un climat de défiance à l’égard du pouvoir, laissant libre cours aux rumeurs de complots, coups de force et attentats après les évènements du 20 juin puis du 12 juillet lorsqu’on apprend le renvoi de Necker

Défiance enfin du peuple qui, dans un climat de crise frumentaire et de rumeurs de coups de force royal, n’hésite pas à recourir à la violence qui explose au cours de l’été 89 dans un royaume complètement livré à lui-même, sans justice ni maintient de l’ordre. Cette défiance aboutit alors aux journées d’octobre et au retour forcé du roi à Paris.

La défiance a gagné entretemps les investisseurs étrangers qui rechignent  alors à prêter à la France poussant l’Assemblée à nationaliser les biens du clergé.

A la fin de l’été 89, Annie Jourdan nous décrit un royaume de France au bord de la crise de nerfs, alternant sans transition entre la joie, l’angoisse et la peur ; mais aussi un royaume désorganisé en proie à la panique et à l’incertitude du lendemain.

 

La violence comme réponse au spectre du complot contre-révolutionnaire, la « terreur-violence[5] »

Le spectre du complot, la crainte d’une répression sanglante a jalonné l’histoire de la violence populaire et ce, bien avant la Révolution mais ce que souligne ici Annie Jourdan, c’est le décalage de perception entre un royaume de plus en plus livré à lui-même et hors du contrôle du roi et cette crainte du coup de force.

Le complot prend la forme de l’émigré et du réfractaire puis de la reine et du roi après Varennes. Selon Annie Jourdan, les conspirations étaient bien plus qu’un mythe, c’étaient une réalité bien tangible[6] comme en témoignent les différents projets d’évasion du roi en 1792 ou la création d’une police secrète. A l’inverse, les royalistes se méfiaient également de complots jacobins visant à attiser les foules populaires ou même les colonies…

La réponse à cette crainte du complot fût l’attaque des Tuileries du 10 août 1792 qui constitue un tournant selon Annie Jourdan[7].

Les massacres de septembre 1792 restent un mystère pour elle et il semblerait qu’ils aient été spontanés et attisés par cette lourde atmosphère de défaites militaires, rumeurs d’évasion de détenus, d’attitude hostile de l’Assemblée à l’égard de la Commune de Paris…

 

La violence, fruit des rivalités et stratégies politiques, la « terreur-coercition[8] »

L’épisode de Varenne est également à l’origine de la division au sein même des révolutionnaires dès lors partagés entre constitutionnalistes (Mounier, Barnave, Duport, les frères Lameth…fondant le club des Feuillants) et Jacobins proposant de remplacer le roi par un régent ou un conseil exécutif. Peu, à part les Cordeliers proposent alors une République…

Une seconde division apparaît, en décembre 1791, à propos de la guerre mais cette fois-ci au sein même des Jacobins ou patriotes avancés entre ceux souhaitant une guerre immédiate autour de Brissot  et ceux prêts à la préparer en cas d’attaque autour de Robespierre. Les constitutionnalistes, quant à eux, espèrent encore la paix et gouverner avec le roi.

Cette violence a aussi été instrumentalisée (voire dirigée ?) par les factions comme le suggèrent l’auteure pour les massacres de septembre qui entérinent, selon elle, la division irrémédiable entre Girondins et Robespierristes.

Les élections qui s’en suivent alors pour la future Convention, dressent le portrait des forces en présence et annonce une assemblée, otage de la guerre des factions : les représentants de la Commune, ceux des Jacobins autour de Robespierre et le reste, venant de la province autour des Girondins.

Du printemps 1792 à juin 1793, Girondins et Montagnards n’ont de cesse de s’accuser les uns et les autres afin de discréditer l’autre aux yeux du peuple et de s’emparer du pouvoir : le sort du roi, les sections et la Commune de Paris, l’approvisionnement de la capitale ……… sont autant de sujets sur lesquels s’affrontent les factions.

L’intervention des sections dans les débats de la Convention à partir de février 1793 ne fait alors qu’envenimer la discorde.

Annie Jourdan développe de très nombreuses pages, très (trop ?) détaillées sur les luttes de pouvoir au sein de la Convention et ont éloigné, un temps, le spectre du complot royaliste : Girondins, Montagnards, sectionnaires, Commune de Paris et sociétés populaires usent chacun de leurs armes pour influencer les débats, faire pression sur les comités et y obtenir une place. Libelles, délégations pétitionnaires, manifestations parasitent l’activité de la Convention et participent d’une surenchère politique dans laquelle toute modération devient suspecte. Cette course à la surenchère qui masque mal une course aux places[9] divise la Convention et la pousse à accéder à certaines revendications populaires et mesures répressives exigées par de agitateurs quasi professionnels émanant de la Commune ou des sections tels Hébert, Roux ou Chaumette. Parallèlement à cette pression exercée sur elle, la Convention tente de réorganiser les pouvoirs et renforcer son autorité sur les pays grâce à une centralisation administrative autour du Comité de Salut Public et l’envoi de représentants en mission dans les départements.

Cette lutte d’influence fondée sur la suspicion généralisée connaît son apogée à la fin de l’année 1793 et début 1794 au travers de la l’affrontement entre dantonistes ou « Indulgents » et « Enragés » et se termine avec leur procès respectifs en mars et avril 1794. A ce moment, Annie Jourdan repère ici la mise en place d’une « répression d’État inédite »[10] qui ne fait que renforcer l’ère du soupçon et le spectre de la trahison. Cette répression se matérialise dans le Comité de salut public et son triumvirat qui réussit à faire adopter la loi du 22 prairial an II renforçant les pouvoirs de police et de justice au détriment du Comité de sûreté et de la Convention. Mais le venin de la suspicion s’est infiltré et fait son œuvre depuis le procès des dantonistes générant inquiétudes et craintes des députés tels un Fouché ou un Collot s’étant opposés à un moment ou un autre à Robespierre. Cette répression enfin, aboutit à l’exécution de 1286 personnes en 45 jours durant ce que l’historiographie a surnommé « la Grande terreur » et qui s’explique selon l’auteure par des dysfonctionnements administratifs et une lutte de pouvoir entre les deux comités, lutte alimentée par la paranoïa de certains députés se sentant menacés par Robespierre.

Cette lutte prend fin avec l’arrestation de Robespierre dont l’auteure souligne la paranoïa après le procès de Danton et les tentatives d’assassinat de prairial. Annie Jourdan tend néanmoins à nuancer l’attitude de l’Incorruptible à cette époque et si son amertume est grande, il en appelle davantage à la justice qu’à la terreur selon l’analyse de ses discours. Elle souligne également que la domination de Robespierre sur la Convention est un mythe et dévoile au contraire un homme fatigué, usé[11] et blessé dont les capacités de jugement ont pu être altérées. Annie Jourdan pointe ici l’erreur stratégique de Robespierre de s’être isolé de la Convention laissant libre cours aux intrigues et manœuvres. Enfin, plus connu, son discours du 8 thermidor est maladroit en dénonçant des traîtres sans donner de noms, renforçant la méfiance et poussant les députés inquiets à agir par peur d’être sur la liste….

Pour résumer, l’historienne souhaite nous ici démontrer dans cette longue partie qui constitue le cœur de son ouvrage, qu’il n’y a pas eu de « politique de la terreur » selon elle, répondant alors au célèbre livre de Patrice Gueniffey et par là à François Furet,  mais de l’humain et du pouvoir, de la crainte et des calculs. Et cet ensemble d’émotions et de calculs, de rationalité et d’irrationalité a donné naissance à une forme particulière de terreur, différente de celle des débuts de la révolution, la « terreur-coercition », une réaction gouvernementale à la menace autant qu’une de retour à l’ordre et la paix.

 

Dépasser la Terreur, la violence révolutionnaire entre politique et émotions

Quels enseignements ou renouvellements peut-on tirer de cette énième histoire de la Révolution ? Le qualificatif apposé dans le titre, comme pour chaque ouvrage sortant sur la période, est-il justifié ?

Dans un style libre et fluide, Annie Jourdan tente, en convoquant régulièrement par des citations, les protagonistes du moment, d’immerger le lecteur au cœur de l’action sans cesse rebondissante de la Révolution. Et c’est là un des atouts comme un des écueils de l’ouvrage car si l’insertion de citations contribue à rendre le propos vivant, il peut nuire à la mise en perspective et au démêlé des événements.

De plus, si le découpage de l’ouvrage en nombreux chapitres relativement courts facilite la lecture et le déplacement dans le récit, on regrettera que ces dits chapitres n’aient pas été subdivisés en petits paragraphes afin de mettre en relief le déroulé des faits et les interprétations de l’auteure. Ainsi le lecteur éprouvera peut-être un sentiment de submersion dans une profusion d’événements, de personnages durant les chapitres concernant la Convention qui occupent une bonne part de l’ouvrage.

Enfin, on pourra s’interroger sur la pertinence du titre de l’ouvrage et la démarche d’Annie Jourdan. Est-il vraiment question ici d’une nouvelle histoire de la Révolution française ? En un sens oui, car l’auteure envisage la Révolution française comme un évènement de son temps et lui ôte toute exceptionnalité et vertu annonciatrice. On retrouve alors ici  les fruits de son premier ouvrage dans lequel Annie Jourdan s’est attachée à comparer les différentes révolutions du XVIIIème siècle et souligne une fois de plus que les Etats-Unis, entre autres, ont également connu des formes de terreur. Mais d’un autre côté, envisager la Révolution comme une guerre civile inéluctable à tout changement de régime contraint Annie Jourdan par une problématique peut-être trop restreinte à se focaliser essentiellement sur la période où culmine cette guerre interne, la « Terreur ». Ainsi, certains aspects de la Révolution sont minorés tels les origines et les causes, insuffisamment développées ou les créations sociales et culturelles des révolutionnaires, peu développées. Cette « histoire » de la Révolution nous semble donc partielle mais non partiale et reste avant tout une histoire politique de la Révolution, au demeurant assez classique dans son développement mais novatrice dans son hypothèse de départ et sa démonstration.

Néanmoins, cette perspective renouvelle quelque peu le récit de ces années 1792-1794 en distinguant plusieurs types de terreur et permet à Annie Jourdan de les relater sans interprétations idéologiques superflues[12], une sorte d’histoire au ras du sol, au niveau des personnages, de leurs émotions et de leurs simples calculs de pouvoir, de places ou de survie…

 

[1] Comme Annie Jourdan le souligne, la Première révolution anglaise est intitulée guerre civile.

[2] Expression de l’auteure, p. 496.

[3] Annie Jourdan, la Révolution, une exception française ?, Flammarion, 2004.

[4] Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution française, Flammarion, p. 48.

[5] Expression de l’auteure, p. 496.

[6] Les royalistes n’hésitaient pas à usurper des identités pour alimenter soupçons et craintes dans le camps des patriotes. P. 123. Ou différentes tentatives de corruption…

[7] Annie Jourdan, Ibid, op., cit., p. 128.

[8] Expression de l’auteure, p. 496.

[9] Annie Jourdan, Ibid, op., cit., p. 218.

[10] Annie Jourdan, Ibid, op., cit., p. 253.

[11] Annie Jourdan, Ibid, op., cit., p. 282, Robespierre avec Couthon ont été absents de février à mars 1794.

[12] Comme tout ouvrage sur la Révolution, celui d’Annie Jourdan n’échappe pas à la règle du révisionnisme et ici ce sont bien François Furet et ses successeurs qui sont visées quant à leur interprétation de la Révolution.