« Quand j’ai, un des premiers, tonné avec véhémence pour faire crouler l’échafaudage monstrueux de Robespierre, j’étois loin de prévoir que je concourois à fonder un édifice, qui, dans une construction tout opposée, ne seroit pas moins funeste au Peuple ».
Gracchus Babeuf, Le Tribun du Peuple, n° 28, 22 Frimaire, an 3 de la République (12 décembre 1794).
« Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. »
Déclaration des droits de l’homme, article 1, 27 Juin 1793.
Qui ne connaît pas Babeuf ? François Noël Babeuf, connu sous le nom de Gracchus Babeuf est né le 23 novembre 1760 à Saint-Quentin et mort guillotiné à Vendôme le 27 mai 1797 (8 prairial an V), est un penseur révolutionnaire français, qui a vécu de l’intérieur les bouleversements profonds qu’a connus le pays entre 1789 et 1797. Il forma la « Conjuration des Égaux » contre le Directoire et fut exécuté. Le but était de continuer la Révolution par des mesures sociales, d’appliquer la Constitution de l’an I (1793), et d’aboutir à la collectivisation des terres et des moyens de production, pour obtenir « la parfaite égalité » et « le bonheur commun ». Pour Babeuf et ses acolytes, l’Égalité est l’axe qui donne un sens à la Révolution. La démocratie est également un objectif majeur, par exemple dans le numéro 42 du Tribun du peuple, Babeuf écrit : « Les gouvernants ne font des révolutions que pour gouverner. Nous en voulons enfin une pour assurer à jamais le bonheur du peuple, par la vraie démocratie »[1]. Ses idées ont une postérité rapide qui inspirent les révolutionnaires des années 1830 et 1840 et un courant de pensée le « babouvisme », préfigurant le communisme et l’anarchisme, ainsi que l’insurrection populaire : « C’est-là le régime de liberté, de paix et d’abondance que tous les amis sincères de leur pays doivent travailler fortement à établir. Le Peuple le bénira, et il ne faudra l’engager, ni par l’astuce, ni par la politique de quelques directeurs, ni par les poumons du sot, du saltimbanque Féru, ni par les petits dîners du magasinier Louis. »[2] Aujourd’hui, il reste toutefois une figure assez mal connue et oubliée de la Révolution française.
Dispersés, les écrits de Gracchus Babeuf, parfois restés manuscrits ou inédits, sont méconnus. Les rares textes ayant atteint la postérité, en n’étant pas resitués dans une perspective historique et critique, donnent l’impression d’un Babeuf inconséquent ou exalté. Pourtant, ce fut un penseur important et un philosophe aux profondes intuitions. Les éditions L’Harmattan, avec la collection : « À la recherche des sciences sociales », dirigée par Bruno Péquignot et Philippe Riviale, offrent la possibilité aux lecteurs d’aujourd’hui (étudiants, enseignants, chercheurs, ou simples curieux) de découvrir ces œuvres rares mais très éclairantes sur cette riche période de l’Histoire de France. Trois volumes[3] ont donc été nécessaires à l’édition de ses œuvres, portées par un appareil de présentations et de notes éclairantes de Philippe Riviale[4]. Le volume II, en deux tomes commentés abondamment par ce dernier, nous font découvrir les numéros du journal de Babeuf[5], le Journal de la Liberté de la presse, publié à partir du 17 Fructidor an II (3 septembre 1794) qui devient le 14 vendémiaire an III (5 octobre 1794) Le Tribun du peuple. Ce dernier titre est sous-titré le Défenseur des droits de l’homme ; il est la continuation du Journal de la liberté de la presse entre les journaux n°22 et n°23[6]. Ce journal, où il combat avec violence la réaction thermidorienne, acquiert une forte audience. Il adhère, à la même période, au Club électoral, club de discussion de sans-culottes et demande, le 3 novembre que les femmes soient admises dans les clubs.
Le Journal de la liberté de la presse nous dit Philippe Riviale fut « l’énorme erreur de Babeuf, aveuglé par sa détestation de la tyrannie, ébloui par l’idée d’être un journaliste connu. Ce journal est le témoignage d’une lecture entièrement falsifiée de l’événement majeur, qui ruina la Révolution »[7]. Il témoigne de la perte de sens provoquée par le cataclysme de Thermidor. Babeuf, longtemps emprisonné à l’époque de la Terreur, crut qu’une tyrannie avait été anéantie (« Incarcéré à Sainte-Pélagie le premier germinal an II, il fut transféré à Laon le 5 messidor est mis en liberté provisoire le 30 de ce mois 10 jours avant le 9 thermidor. Sortant de sa prison, il crut renversée une tyrannie, qui n’avait pas éprouvé lui-même, qui fut inventée et clamée dans le pays entier par les complices, qui avaient craint d’être dénoncés par l’Incorruptible, coupable d’intégrité et d’une immense popularité. »)[8]. Son journal, porte la marque de cet événement majeur et commence par une apologie de Robespierre, homme qu’il présente comme dual (il reconnaitra son erreur ensuite et donnera raison à ce dernier) : « Robespierre sincèrement patriote et ami des principes jusqu’au commencement de 1793, et Robespierre ambitieux, tyran et le plus profond des scélérats depuis cette époque »[9], un « Robespierre, apôtre de la liberté, et Robespierre le plus infâme des tyrans. »[10] Son combat est clair : « on ne voit pas que tout ce qui écrase n’est point la liberté, mais l’odieux despotisme affublé de sa robe. Ne cherchez pas à le reconnoître, citoyens, que dans tout ce qui conduit au bonheur de chacun et de tous, car c’est là sa tension naturelle et exclusive. »[11].
Cette erreur du début, il la répara avec Le Tribun du peuple que Babeuf rédige seul, qui est tiré à deux mille exemplaires et compte près de six cents abonnés. Il signe maintenant sous le prénom de Gracchus, en hommages aux deux frères de la Rome antique auteurs d’une réforme agraire. L’objet du second journal est d’ailleurs tout autre, Babeuf se veut le porte-parole du peuple qui doit tout savoir et prône une insurrection pacifiste face à la réaction thermidorienne. En effet, « la supposée révolution thermidorienne a usé de son charme, son prestige, comme on disait alors ; Babeuf a parcouru un long chemin intérieur. Il a vu à l’œuvre les ‘’libérateurs de la tyrannie’’ et il sait à présent qu’il n’avait pas compris ce qui se mettait en place. »[12] Ainsi, l’écrit-il dans le numéro 28 de son journal comme le montre la citation mise en exergue au début de ce compte rendu. Il écrit même dans le numéro 34 : « Osons dire que la révolution, malgré tous les obstacles, a avancé jusqu’au 9 Thermidor, et qu’elle a reculé depuis. »[13] Ce n° 34 marque par ailleurs la reprise de la publication du journal qu’avait interrompue l’emprisonnement de Babeuf, arrêté le 7 février 1795 après la saisie de son n° 33 jamais publié (« Mes vieux lecteurs vont me demander le n°33, qui n’a point paru, parce que le manuscrit en a été saisi par l’inquisition au moment qu’elle m’a arrêté »[14]). Le but du journaliste Babeuf est ainsi de mener et d’organiser la lutte contre les inégalités et contre toutes les formes de tyrannie (« L’usurpation de l’autorité constituante s’ajoute à un déni, opposé par le million doré, c’est-à-dire les accapareurs, ceux qu’on nomme alors capitalistes, ainsi que les négociants des richesses qui sont à tous »[15]), et de poser cet horizon à atteindre pour le bonheur de l’humanité… Babeuf poursuivra la publication de son journal jusqu’au n° 43 du 24 avril 1796, mais dans la clandestinité dès le n° 38. Arrêté de nouveau le 10 mai 1796, il est traduit devant la Haute Cour de justice (créée le 27 août 1795) avec ses complices de la Conjuration des Égaux et guillotiné le 27 mai 1797.
Les Oeuvres de Babeuf ainsi que les commentaires Philippe Riviale, éclairent sur cet acteur et penseur incompris de la Révolution française, jugé à tort par certains comme thermidorien et par d’autres comme un ultra-anarchiste, mais nous plongent également dans les complexes et passionnants événements politiques de cette période. Critique radical de la domination, de l’oppression, des injustices et inégalités, il décèdera quelques années seulement avant le coup d’État de Napoléon Bonaparte. Bien que la lecture de ses écrits soit ardue, elle est nécessaire et salutaire !
©Rémi BURLOT pour Les Clionautes
[1] Philippe Riviale (Commentaires), Gracchus Babeuf, Œuvres. Volume II. Le Journal de la liberté de la presse et Le Tribun du peuple, 2018, Tome 2, p. 409.
[2] Philippe Riviale (Commentaires), Gracchus Babeuf, Œuvres. Volume II. Le Journal de la liberté de la presse et Le Tribun du peuple, 2018, Tome 2, p. 317.
[3] Le premier volume contient les écrits datant d’avant la Révolution, dont les fameuses Lueurs philosophiques et est composé en grande partie de courriers adressés entre 1786 et 1787 par Babeuf à Dubois de Fosseux qui était alors secrétaire de l’académie d’Arras (http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=51595&razSqlClone=1).
[4] Philippe Riviale est auteur de nombreux ouvrages scientifiques sur la Révolution française et sur Babeuf en particulier, philosophe et spécialiste de Johann Fichte, ce contemporain attentif à cette Révolution (http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=388).
[5] Babeuf est emprisonné du 14 novembre 1793 (24 brumaire an II) au 18 juillet 1794 (31 messidor an II). Dix jours après sa libération, c’est le coup d’État contre Robespierre et les montagnards, le 9 thermidor (27 juillet 1794).
[6] Le premier tome de ce volume II couvre les 29 numéros du journal jusqu’à janvier 1795. Le second tome du deuxième volume des Œuvres propose des articles parus entre le 4 pluviôse an 3 (23 janvier 1795) et le 5 floréal an 4 (24 avril 1796) dans Le tribun du peuple.
[7] Philippe Riviale (Commentaires), Gracchus Babeuf, Œuvres. Volume I. Le Journal de la liberté de la presse et Le Tribun du peuple, 2018, Tome 1, p. 11.
[8] Ibid., p. 12.
[9] Ibid., p. 37.
[10] Ibid., p. 40.
[11] Ibid., p.188.
[12] Ibid., p. 205.
[13] Philippe Riviale (Commentaires), Gracchus Babeuf, Œuvres. Volume II. Le Journal de la liberté de la presse et Le Tribun du peuple, 2018, Tome 2, p. 91.
[14] Ibid., p. 77.
[15] Philippe Riviale (Commentaires), Gracchus Babeuf, Œuvres. Volume II. Le Journal de la liberté de la presse et Le Tribun du peuple, 2018, Tome 1, p. 205.