Jacques Semelin est professeur à Sciences-Po (Paris) et directeur de recherche émérite au CNRS. C’est un universitaire spécialiste de la résistance civile (notion qu’il a contribué à définir), de la violence de masse et des génocides. Sa thèse publiée en 1989, « Sans armes face à Hitler, la résistance civile en Europe (1939-1943) » est un ouvrage de référence, ainsi que Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005. En 2013, il a publié un gros ouvrage passionnant, Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort, fruit d’un travail d’enquête de plusieurs années, qui avait pour objectif de répondre à une question essentielle de l’histoire de l’Occupation, jusqu’alors « laissée en jachère », et qui constituait « un point quasi aveugle de l’historiographie de la Shoah » : Si un quart des Juifs en France ont été tués, comment a-t-il été possible que trois quarts d’entre eux aient échappé à la mort ?
Par la méthode utilisée, par la réflexion méthodologique et historiographique menée, par le tableau nouveau de la société française proposé (« une société plurielle et changeante, où la délation coexiste avec l’entraide, où l’antisémitisme n’empêche pas la solidarité des petits gestes »), par la quantité des témoignages cités qui composent une fresque vivante, par la simplicité et la clarté d’une expression qui laisse affleurer émotion et sensibilité, par les appels lancés aux enseignants et aux rédacteurs des programmes et de leurs compléments à tenir compte des résultats de ce travail dans l’image qui est donnée aux jeunes générations de la France sous l’Occupation, ce livre a fait date. Mais il n’a pas pour autant modifié réellement les représentations mémorielles erronées concernant la déportation des Juifs en France. Pour cette raison, et aussi pour en faciliter les éditions étrangères, Jacques Semelin en a publié en 2018 une version « abrégée, actualisée, retravaillée », sous le titre La survie des Juifs en France 1940-1944 .
Le titre du présent ouvrage tend à montrer qu’il revient sur le même sujet pour la troisième fois. Ce qui n’est pas faux, mais il nous propose néanmoins un livre différent. Sur le fond, il s’agit toujours de répondre à la même question : Pourquoi la proportion des Juifs ayant échappé à la déportation est-elle en France considérablement supérieure à celle de la plupart des autres pays européens en situation comparable ? Pourquoi cette « énigme française » ? Il y revient car il constate que ses deux précédents ouvrages n’ont toujours pas modifié les représentations fausses qu’ont les Français sur la déportation des Juifs en France entre 1940 et 1944. Il souhaite donc redire une fois de plus ce que fut la réalité, et expliquer une fois de plus les raisons de la survie d’une forte proportion des Juifs. La campagne de réhabilitation de Vichy entamée par le polémiste Zemmour, candidat à l’élection présidentielle en France en 2022, n’est pas la cause de cette nouvelle publication, même si un court chapitre lui est consacré, sans que Jacques Semelin ait souhaité le rencontrer.
Dans l’atelier de l’historien et dans l’intimité du chercheur
Jacques Semelin a voulu s’adresser à un large public dans un ouvrage bref et très clair. Il a voulu le faire avec ami journaliste à La Croix, Laurent Larcher, spécialiste du Rwanda, auteur de Rwanda. Ils parlent. Témoignages pour l’histoire, Le Seuil, 2019. Cependant, ce n’est pas un livre entretien et Jacques Semelin s’exprime à la première personne du singulier. Mais il a été construit à partir de questions posées par Laurent Larcher à Jacques Sémelin, qui l’a ainsi aidé, selon son expression, à se « décentrer » de son travail de chercheur. Jacques Semelin voulait que le lecteur soit pris par le récit, qu’il ne lâche pas le livre avant de l’avoir lu dans son intégralité. Pour rendre le récit plus captivant, il a choisi de raconter son enquête, nous faisant ainsi pénétrer dans l’atelier de l’historien.
A la lecture de ce livre on comprend les raisons du choix d’un objet historique, comment s’élabore une problématique, comment et où se fait la recherche des sources ; on vit avec l’auteur les affres de la rédaction, l’isolement social du chercheur accaparé par son sujet à tout moment du jour. On entre dans son intimité de chercheur, particulièrement quand il évoque le problème que pose sa cécité, et les relations qui s’établissent avec la personne recrutée pour l’aider dans sa tâche. Puis vient la recherche d’un éditeur, la parution du livre, sa promotion, les débats et polémiques avec les historiens spécialistes du sujet, la réception par la presse. La réponse à la question posée dans le titre du livre, déjà donnée dans les deux livres précédents, n’est ainsi l’objet que d’une partie sur les quatre du livre, la seconde, qui a pour titre « Restituer ». Elle est précédée d’une longue première partie : « Enquêter » et suivie de deux autres : « Se confronter » et « Déconstruire », suivies de quelques pages de note. Vingt-quatre courts chapitres s’enchaînent avec fluidité et composent un ensemble original, stimulant et captivant.
Dix ans d’enquête et de recherche
Le point de départ de la recherche de J. Sémelin se situe dans une rencontre avec Simone Veil qui lui fit observer que la recherche historique n’avait jamais cherché à répondre à la question que pose la stupéfiante proportion de Juifs non déportés en France, mise en évidence depuis des décennies par Serge Klarsfeld. En effet, les trois quarts des 300 000 Juifs vivant en France en 1940, 90% des seuls Juifs français n’ont pas été déportés, alors que 48% des Juifs de Belgique et 75% de ceux des Pays Bas ont été déportés. Simone Veil incite Jacques Semelin à entreprendre ce travail. Il est conscient que le terrain est miné et qu’il risque d’être récupéré par les nostalgiques de Vichy, qui se situent dans les traces des ouvrages de Raymond Aron, reprises aujourd’hui par Eric Zemmour. Mais il décide de « s’y aventurer en chercheur et seulement en chercheur ».
La première partie nous raconte le long cheminement de l’enquête, entreprise « au ras des pâquerettes », selon l’expression d’Annie Kriegel, c’est-à-dire en recueillant des récits de vie et d’expériences de la part de ceux qui, enfants sous l’Occupation, ont survécu à la déportation, quand souvent une partie de leur famille n’avait pas cette chance. Il écoute des enregistrements, puis obtient des adresses, prend ses premiers contacts, nous fait vivre ses premiers entretiens et nous montre comment progressivement de nouvelles questions se posent et comment se structurent des éléments de réponses qui seront les articulations de la réponse à l’énigme, alors que bien souvent le témoin a commencé par presque s’excuser du fait qu’il « n’a pas grand-chose à dire ».
Au fil des années, Jacques Semelin constitue un important corpus de témoignages écrits ou oraux d’individus juifs ayant échappé à la déportation, produits après-guerre. Sur les quelque 200 témoignages consultés, il en retient 17, les plus précis, les plus chronologiquement cohérents et les plus complets, émanant de dix Juifs français et de sept Juifs étrangers, parmi eux Annie Kriegel, née Becker, et son frère, Jean-Jacques Becker, Saul Friedländer, Stanley Hoffman et Léon Poliakov. Parallèlement il a conduit une série de 30 entretiens, en particulier avec des Français juifs non déportés, qui n’avaient en général jamais fait le récit de leur vie durant cette période à un historien. À ce corpus de base s’ajoute une soixantaine de témoignages complémentaires, pour illustrer des points particuliers de l’étude.
Jacques Semelin n’oublie jamais les morts. Il a travaillé pendant plus de dix ans sur le génocide des Juifs et sur les autres génocides ; il connaît les processus et prend soin de rester toujours sensible à la catastrophe dans laquelle ses témoins n’ont pas sombré. Les trajectoires de ces témoins sont ensuite insérées dans leur contexte historique et politique par un travail dans les archives, françaises et allemandes, ainsi que par la lecture des études historiques, pour la plupart récentes et précises, qui concernent son sujet. Il est conscient que la place majeure des témoignages dans les sources pourrait être interprétée comme un point faible de sa méthode, dans la mesure où la critique du témoignage est particulièrement vive, en ce qui concerne l’histoire de la résistance par exemple. Il doit donc réfléchir constamment à sa démarche et à sa méthode, répondre par avance aux critiques qu’elles pourraient susciter, recouper et vérifier les témoignages.
« Et voici qu’un jour je me plonge dans l’écriture (…) C’est que je me suis senti suffisamment mûr et riche de tout ce que j’avais accumulé depuis des années pour basculer dans la rédaction (…) Ce travail d’écriture revient à mettre en récit les trajectoires des persécutés dans le cadre chronologique de la période, jouant sur le jeu des échelles, l’international, le national, le local et le micro, celui des individus eux-mêmes. »
Les réponses à « l’énigme française »
Les cinquante pages de la seconde partie résument avec une absolue clarté tous les travaux de Jacques Semelin, exposés dans ses deux ouvrages précédents sur le sujet. Elles montrent la pluralité des causes qui expliquent la survie d’une forte proportion des Juifs en France, et apportent une réponse complète, concise, argumentée, nuancée et intelligente à la présentation idéologique et simpliste qu’en fait Eric Zemmour. Je reprends ici l’essentiel de mon compte-rendu consacré au premier ouvrage de Jacques Semelin, Persécutions et entraides.
Une première explication du taux élevé de survie des populations juives en France réside dans leur dispersion géographique spontanée sur l’ensemble du territoire. Leurs déplacements successifs ont été facilités par l’importance du réseau ferroviaire qui atteignait des localités reculées et se prolongeait par des liaisons régulières en autocar vers les bourgs et les villages. C’est la zone dite « libre », parce que non occupée par les Allemands jusqu’en novembre 1942, qui attire le plus, pour trois raisons : elle symbolise ce qui reste de la souveraineté française après la victoire allemande, on croit que l’on y vit mieux et surtout que l’on y mange mieux, enfin, la montée de la persécution antisémite y est moins précoce et moins brutale. Les départs vers la zone « libre » se sont accélérés à partir des grandes rafles de 1942 et du port obligatoire de l’étoile jaune en zone occupée. Les plus nombreux sont restés chez eux. Leurs réseaux amicaux ou professionnels d’avant-guerre constituèrent leurs meilleures ressources pour faire face à la discrimination.
Une autre explication se trouve dans le fait que les Juifs ont été les acteurs de leur survie. Pour ceux qui possèdent quelques ressources financières, le premier moyen de faire face à la situation est de garder leur argent avec eux et de l’emporter si nécessaire, de retirer leur argent des banques afin de ne pas tomber sous la sanction du blocage des comptes, de contourner les lois d’aryanisation des biens juifs. Beaucoup continuent à exercer leur profession, surtout quand elle est utile à l’occupant (par exemple la profession de fourreur qui approvisionne l’armée allemande) ou quand elle s’intègre dans une organisation juive légale car reconnue par Vichy (par exemple l’UGIF, les Eclaireurs israélites, l’Œuvre de secours aux enfants). La politique sociale de Vichy, dont des travaux historique novateurs ont montré l’importance, a permis à nombre de Juifs de recevoir des allocations de l’État. Les ressources du Secours national ont par exemple pu contribuer à la survie des Juifs. À partir de l’été 1942, les rafles contribuent à modifier l’état d’esprit des persécutés qui recourent à divers procédés pour ne pas se faire prendre. Ils cherchent à fuir, ou à se « dissimuler socialement », c’est-à-dire se fondre dans la population.
La protection de la population française est une explication fondamentale, celle qui heurte le plus les représentations mémorielles d’une France antisémite et délatrice. Les témoignages des Juifs non déportés s’accordent tous sur le fait que la population française a fait preuve en général à leur égard d’une bienveillance discrète et salvatrice, constatation qui est confirmée par un certain nombre de documents d’archives, des rapports du Commissariat général aux questions juives par exemple. Jacques Semelin dénonce comme « un pur cliché », « cette représentation d’une masse de Français antisémites, au sein de laquelle opère de manière héroïque une élite courageuse de « gentils » dévoués au sauvetage des Juifs ». « Il s’est produit un phénomène social étonnant qui n’a certainement pas été prévu par les autorités : sans s’être donné le mot, des milliers de Français ont alors, ici ou là, aidé et protégé des Juifs contraints de se cacher et de fuir. Il est impossible de restituer l’infinie diversité de ces situations. Pour la plupart, elles tiennent à des initiatives individuelles dans des circonstances souvent tragiques. »
C’est dans ce cadre que Jacques Semelin aborde la question des Justes, considérant que « le titre de Juste procède avant tout d’un jugement moral, porté sur la conduite des individus non juifs, ce qui rend difficilement utilisable en histoire cette distinction mémorielle. » Il estime que « la définition du Juste parmi les nations repose sur une représentation étroite de celui qui sauve », et que « cette approche élitiste du Juste qui sous-entend un acteur au courage exceptionnel, puisqu’il lutte dans un milieu hostile, ne résiste pas à l’analyse historique ». Dans ses ouvrages, Jacques Semelin dresse les portraits de quatre personnages archétypiques qui symbolisent les figures incontournables de l’aide aux persécutés : « l’Ange gardien », une personne qui « pour une minute décisive, pour quelques heures, s’interpose en quelque sorte entre le chasseur et le chassé », « l’hôtesse », qui recueille, loge, nourrit le persécuté en fuite, « le faussaire » et « le passeur » de lignes et de frontières.
« Face à la persécution antisémite, nous soutenons donc que la France a connu entre 1942 et 1944 un important mouvement de réactivité sociale, au sens où nombre d’individus, sans nécessairement se connaître entre eux, ont porté assistance à d’autres que, le plus souvent, ils ne connaissaient pas davantage, mais dont ils percevaient la situation de détresse -du moins de grande vulnérabilité. C’est ce phénomène qui est en soi remarquable et constitue la marque de cette période historique. » Jacques Semelin estime que cette notion de « réactivité sociale » est préférable à celle de « résistance civile », pour laquelle il est essentiel de conserver la dimension d’un acte volontaire et organisé.
Une véritable résistance civile à la persécution a aussi vu le jour. Jacques Semelin traite du « réveil de la conscience chrétienne » (engagement des protestants, fondation des Cahiers du Témoignage chrétien, protestations publiques des évêques contre les rafles), de l’action des réseaux clandestins juifs et non juifs de sauvetage ,présente les lieux de refuge : le Chambon-sur-Lignon, Dieulefit, les Cévennes. Tenant compte des travaux de Sylvie Bernay sur l’Église de France face à la persécution des juifs, Jacques Semelin reprend l’expression de « diocèse refuge » pour caractériser « des cas où le sauvetage ne repose plus sur l’aide spontanée des habitants d’un village, mais sur la décision d’une autorité religieuse couvrant un vaste territoire ». Dans ces diocèses (Nice, Toulouse, Montauban, Clermont-Ferrand, Albi, Lyon et Annecy), l’évêque est prêt à couvrir et à organiser les activités clandestines de sauvetage. Le « planquage » clandestin est confié à des relais, qui sont des curés de paroisse ou des institutions religieuses, sous l’obédience de l’évêque.
D’autres facteurs ont joué leur rôle dans la survie qui tiennent à la singularité de la France de Vichy dans l’Europe nazie. Des facteurs culturels tels que le christianisme qui a pu enraciner les petits gestes d’entraide provenant des catholiques, l’héritage républicain, « les instituteurs laïcs, répartis dans des milliers de communes de France, jouent un rôle fondamental dans l’accueil des enfants juifs français et étrangers. Les internats des lycées ont aussi servi de lieu de refuge pour les élèves juifs ». Des facteurs structurels aussi : l’existence d’une zone « libre » et les différents statuts des territoires, le développement de la politique sociale dont beaucoup de Juifs pauvre ont pu bénéficier, le maintien d’un État français qui, bien que faible et collaborateur, constitue un pouvoir intermédiaire entre les Allemands et la population. Pour comprendre cette singularité française, il faut encore tenir compte de l’évolution des rapports entre les Allemands et Vichy.
L’objectif des dirigeants de Vichy n’a jamais été l’extermination des juifs ; la logique d’exclusion de Vichy n’était pas la logique d’extermination des nazis. Les autorités d’occupation entendaient s’appuyer sur Vichy pour faciliter les déportations. Quand Vichy devint plus réticent, les Allemands furent de plus en plus contraints à opérer les arrestations eux mêmes mais ils durent accepter de réduire leurs exigences quant à la « question juive » pour maintenir les intérêts stratégiques et économiques du Reich en France : la priorité de Berlin est que Vichy assure le maintien de l’ordre, le recrutement des travailleurs français en Allemagne et l’exploitation économique de la France.
Si Vichy se rétracta à la fin de l’été 1942, il faut en chercher l’explication dans la mobilisation conjuguée de la société civile et de l’Église. « Dans cette période critique ou « la solution finale » est à l’œuvre, la société française a donc agi comme un garde-fou, retenant les dirigeants de Vichy de s’enfoncer davantage dans l’entreprise criminelle et délirante des nazis. » Il faut enfin prendre en contre le fait que les fonctionnaires de Vichy, et une partie de ses dirigeants, considérant la défaite de plus en plus probable de l’Allemagne, ont évolué dans un sens de plus en plus favorable aux persécutés : ainsi les autorités connaissaient-elles les « planques » d’un grand nombre de Juifs qui n’ont pas été inquiétés.
Réactions, débats et polémiques historiennes
Sous le titre « Se confronter », la courte troisième partie raconte la réception du livre de Jacques Semelin publié le 12 mars 2013, et les débats parfois très vifs avec les autres historiens, particulièrement avec Robert Paxton et ses émules. Jacques Semelin critique les thèses défendues dans l’ouvrage de Michael Marrus et Robert Paxton, Vichy et les juifs, selon lesquelles la population française aurait été profondément antisémite. Il estime que les rapports de préfets sont des sources biaisées, et s’appuie sur des études plus récentes, qui contredisent la thèse d’une opinion hostile aux Juifs ou même indifférente avant les rafles de l’été 1940, en s’appuyant sur d’autres sources, les rapports internes au Commissariat général aux questions juives. Le silence de l’opinion aux premiers temps de la persécution des juifs en France n’est alors plus interprété comme une approbation de cette politique, mais comme une indifférence à une question jugée mineure par rapport à d’autres inquiétudes : sur les prisonniers, sur le ravitaillement, sur les autres mesures de répression etc. Jacques Semelin rejoint Pierre Laborie pour rejeter les jugements de Robert Paxton quant au comportement collectif des Français et pour souligner l’hostilité croissante de la population aux mesures infamantes et brutales dont les juifs sont les victimes.
Jacques Semelin raconte ses rencontres avec Denis Peschanski et Philippe Joutard au Mémoriel de la Shoah, avec Alain Michel qui attribue à son avis un rôle bien trop important à Vichy dans la survie des Juifs de France, et surtout avec Paxton, dans une librairie de Cluny le 28 juin 2013, où les choses ne se passent pas trop mal. Mais le 6 mars 2014, Paxton publie dans la prestigieuse New York Review of Books un compte rendu de onze pages du livre de Semelin qui n’était pas encore traduit en anglais. « Paxton visait à déconstruire mon argumentation (…) Jamais un passage franchement positif qui aurait pu décider un éditeur américain à faire traduire le livre. Cela ne faisait pas de doute : c’était le but de cet article ».
Marcel Gauchet organise un débat dans la revue du même nom. L’historien Henry Rousso se montre d’une grande agressivité, qualifiant le travail de Semelin d’«histoire serve », expression que l’auteur juge « grave et méprisante », d’autant plus que Rousso est un collègue… et que Semelin a la conviction qu’il n’avait pas lu son livre ! « Paxtonien dans l’âme », l’historien Laurent Joly se montra « bien plus prudent que l’historien américain sur la question de l’évolution de l’opinion des Français sous l’Occupation ».
La version « abrégée, remaniée, actualisée, illustrée » de Persécution et entraides… parut en octobre 2018, suivie rapidement des éditions allemande, anglaise, et finalement américaine en janvier 2019. Jacques Semelin entreprit une tournée de conférences aux Etats-Unis et un débat avec Robert Paxton fut organisé, qui fut relativement serein, permit un débat sur le fond et que Jacques Semelin raconte dans un chapitre intitulé « Défier le maître » !
Revisiter le discours de Jacques Chirac du 17 juillet 1995
La dernière partie a pour titre « Déconstruire ». Jacques Semelin se désole de se « heurter à un mur mémoriel qui occulte le fait historique que la France est l’un des pays de l’Europe nazie où les Juifs ont le plus épargnés de la « Solution finale ». Or les Français n’en savent rien. Cela est inaudible. Ou cela suscite la suspicion ». Dans son discours du 17 juillet 1995 reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs, Jacques Chirac, citant nommément Serge Klarsfeld, mentionne que les trois quarts des Juifs de France furent épargnés. « J’ai lu et relu ce texte, dans lequel je me suis reconnu à l’époque. Mais riche de toutes ses années de recherche sur l’autre face, j’en perçois maintenant les approximations voire les oublis ». C’est pourquoi Jacques Semelin va rencontrer successivement sur ce sujet, Robert Batinter, Christine Albanel, qui était « la plume » de Chirac et l’auteur du discours, et Serge Klarsfeld. Ces trois entretiens visant à déconstruire le discours de Jacques Chirac constituent la dernière partie du livre.
Badinter est absolument opposé à l’affirmation de Chirac selon laquelle « La France a commis l’irréparable », s’inscrivant dans la filiation gaulliste et mitterrandienne selon laquelle la France était à Londres et n’est donc pas responsable de la collaboration au génocide. « En voulant se démarquer de Mitterrand, Chirac a trahi de Gaulle et les gaullistes. C’est inadmissible à mes yeux de juriste, d’ancien ministre et de simple citoyen français. » Christine Albanel dit regretter d’avoir écrit « la France », et estime qu’une expression comme « l’Etat français » ou « Vichy » aurait été préférable. Elle dit l’avoir utilisé pour une question de style, avoir hésité et avoir décidé de la maintenir, avec l’approbation de Chirac.
Cette relecture du discours de Chirac s’arrête aussi sur l’affirmation d’une « faute collective ». Or, tous les Français n’ont pas œuvré au génocide, les travaux de Semelin montrent le contraire. Christine Albanel admet que ce n’est pas ce qu’elle voulait dire, et Semelin lui répond que c’est vraiment regrettable, car l’expression contribue à faire percevoir les Français comme majoritairement antisémites, ce qui est faux affirme-t-il. Jacques Semelin et Serge Klarsfeld évoquent enfin l’importance du rôle de l’Eglise catholique dans le sauvetage et la question de la commémoration des actes de solidarité.
L’ensemble de l’œuvre de Jacques Semelin montre combien les affirmations d’Eric Zemmour selon lesquelles Vichy aurait sacrifié les Juifs étrangers pour sauver les Juifs français sont simplistes et idéologiques. Aussi ne lui consacre-t-il que quelques pages qui montrent la complexité des facteurs explicatifs de la non déportation d’une forte proportion des Juifs en France, avant de terminer sur ces quelques phrases : « Si le jugement moral sur Vichy ne peut être que très sévère, celui de l’historien se doit d’être complexe. Le rôle du chercheur est de mettre en lumière cette complexité. Mais M. Zemmour n’en a cure. Il a choisi sa voie, qui n’a rien à voir avec l’histoire comme discipline scientifique. Contrairement à ce qu’il laisse entendre, son discours consiste bien plutôt à défendre une vision idéologique de l’histoire à des fins politiques. A quoi bon finalement vouloir lui répondre en historien ? A l’évidence, M. Zemmour est engagé dans le combat politique d’une extrême droite décomplexée. »
© Joël Drogland pour les Clionautes