Alexandre Sumpf est maître de conférences à l’université de StrasbourgNormalien, agrégé (2000) et docteur en Histoire . Ses principaux thèmes de recherche sont l’histoire sociale et politique de la Russie/URSS de la première moitié du XXe siècle et l’histoire du cinéma. Il nous livre une histoire approfondie et très documentée de l’Okhrana, la police politique tsariste créée en 1883 suite à l’attentat qui coûta la vie au Tsar Alexandre II en 1881. La mission de l’Okhrana était de protéger le régime contre la menace révolutionnaire et anarchiste croissante, marquée par la recrudescence d’attentats politiques. Alexandre Sumpf plonge dans les coulisses de cette machine répressive, étudie les profils de ses agents, les réseaux qu’elle est parvenue à tisser à travers l’Europe entière, pour détailler l’histoire des agents provocateurs, fileurs, policiers et espions engagés dans une lutte sans merci pour la sauvegarde de l’autocratie.
De cette police politique, je ne connaissais que son rôle dans la rédaction et la diffusion du faux antisémite dévastateur que sont les Protocoles des sages de Sion. Mais il y eut aussi les méthodes de noyautage et de « provocation », lesquelles visaient à créer une situation de confusion généralisée, avec la multiplication des agents doubles, autant au sein de la police politique que de ses adversaires. Sous l’égide de Sergueï Zoubatov, une politique de « socialisme policier » créant des organisations « indépendantes » contrôlées par des agents provocateurs, la Zoubatovchtchina, fut ainsi mise en place. L’Okhrana parvint à faire plusieurs recrues de choix, notamment le membre du comité central et député bolchévik à la Douma Roman Malinovski ou l’imprimeur clandestin du Bund, Yisrael Kaplinsky en place durant onze années. Au sein du parti socialiste révolutionnaire, à l’époque où il procédait à des attentats terroristes contre les hauts-fonctionnaires et les ministres tsaristes, le chef de l’organisation de combat lui-même, Evno Azev, travaillait pour la police. Si certains agents provocateurs ne furent démasqués qu’après la révolution de 1917, la suspicion empoisonna la vie des organisations révolutionnaires pendant des années et des militants furent soupçonnés à tort d’être vendus à la police pour leur plus grand malheur. Inversement, certains révolutionnaires tentèrent d’infiltrer l’Okhrana en se faisant délibérément recruter comme agents provocateurs. Plus efficace a été la création d’une contre-police au sein du mouvement révolutionnaire en exil, à l’initiative de Vladimir Bourtsev, et qui a permis de démasquer la plupart des agents provocateurs.
Le livre témoigne aussi des échecs de l’Okhrana, de la mort de Raspoutine jusqu’à l’effondrement terminal du système en passant par la mort du grand-duc Serge, certains attentats dont celui du Premier ministre Viatcheslav Plehve, étant parfois commis par ses agents doubles ; il témoigne de ses compromissions notamment avec les mouvements ultra-réactionnaires et antisémites et de la mise en place d’un réseau de polices politiques à travers l’Europe à l’orée du XXe siècle.
A partir des années 1890, entre alliance franco-russe et emprunts russes, l’agence extérieure de l’Okhrana, basée à Paris, se lance dans une vaste activité de propagande pro-russe en inondant d’argent les journaux français et en plaçant certains de ses agents au sein des rédactions.
Lors de la révolution d’Octobre, les archives de l’Okhrana tombèrent entre les mains des bolcheviks. Pendant des années, elles furent attentivement épluchées afin de démasquer les agents provocateurs dont certains qui exerçaient des fonctions importantes dans le nouveau régime soviétique. Victor Serge fut chargé de préparer un chargement des dossiers les plus importants qui devaient être envoyés à Moscou ou être détruits en cas de nécessité lors de l’offensive de Ioudenitch contre Saint-Pétersbourg. L’étude des papiers de l’Okhrana lui permit d’écrire un livre intitulé Les Coulisses d’une sûreté générale (Ce que tout révolutionnaire devrait savoir sur la répression), en 1925, cité abondamment par Alexandre Smurf.
À travers les fausses conspirations, l’interception des correspondances, le fichage des suspects (plusieurs milliers), la mise au point de la pratique encore très utilisée aujourd’hui par les services russes, du « kompromat » (l’utilisation de documents compromettants, authentiques ou fabriqués (c’est le cas le plus courant) pour discréditer un agent ennemi ou s’assurer de la loyauté d’un agent double), et sa collaboration sans faille avec les polices occidentales, notamment la Sûreté générale française, se dévoile une histoire secrète absolument déterminante dans la genèse des régimes policiers successifs qui ont enserré la Russie et qui continuent de la dominer aujourd’hui.