Nicolas Chevassus-au-Louis a plusieurs cordes à son arc, qui lui permettent de nous proposer aujourd’hui une étude solide et remarquablement claire sur l’Institut Pasteur sous l’Occupation.
Il est en effet à la fois docteur en biologie, historien, journaliste scientifique et traducteur. Il a déjà publié plusieurs livres, dont Savants sous l’Occupation. Enquête sur la vie scientifique française entre 1940 et 1944 (Seuil, 2004), et de nombreux articles dans La Recherche, Les Cahiers de Science et Vie et d’autres magazines. Ses publications portent sur des questions de politique scientifique, sur l’histoire et la philosophie des sciences, sur les relations sciences et société. Il a développé pour le site d’information Mediapart, une activité de journaliste historien, spécialisé dans la période contemporaine, en particulier la Seconde Guerre mondiale.
L’ouvrage est construit en dix chapitres suivant une progression chronologique, complétés d’un épilogue, de deux annexes, et de notes. Les sources ne font pas l’objet d’une présentation pour elles-mêmes, ce qui est dommage, mais sont données dans les notes, lesquelles ne se limitent pas à ce seul aspect. L’étude aborde tous les aspects : statut, organisation et fonctionnement cette institution à la veille et pendant l’Occupation, production de vaccins, avancées de la recherche, pressions allemandes et réactions de la direction, conflits internes, collaboration, accommodement et résistance des chercheurs et des administrateurs, épuration. Comme le dit à juste titre la quatrième de couverture, l’ouvrage « dissèque avec finesse les dilemmes, les sacrifices et les compromissions des membres du plus célèbre établissement de recherche français ».
« Incontournable dans le paysage scientifique et médical français »
Créé en 1888, l’Institut Pasteur célèbre son cinquantenaire en 1939, le décalage temporel s’expliquant par la crise tchécoslovaque de l’automne 1938. Ses membres les plus éminents « célèbrent avec emphase l’œuvre pasteurienne » le directeur, Louis Martin, souligne l’importance de la découverte des sulfamides, le sous-directeur Gaston Ramon rappelle l’importance de la vaccination contre la diphtérie, dont il est l’inventeur , le professeur Louis Pasteur Vallery-Radot vante l’action des 18 Instituts Pasteur coloniaux et leurs contributions à la lutte contre la peste, le choléra, la fièvre jaune, le paludisme, le typhus et la maladie du sommeil.
L’Institut emploie 120 chercheurs, plus une vingtaine de jeunes médecins, biologistes ou chimistes qui bénéficient de bourses de chercheurs, et plusieurs centaines de techniciens et personnel de service. C’est le plus grand centre de recherche français. Il a le quasi monopole de la production de vaccins et sérums. « De l’hygiène à la guerre bactériologique, des vaccinations à la production de médicaments, l’Institut Pasteur est omniprésent dans l’entre-deux-guerres pour toutes les questions relatives à la santé. » L’Institut Pasteur, établissement de droit privé, a joué un rôle central dans les progrès médicaux : ses chercheurs ont inventé le BCG ainsi que la vaccination contre le tétanos et la diphtérie. Seule la vaccination contre la variole est obligatoire, en 1938 s’y ajoute celle contre la diphtérie. Mais l’extrême droite mène des campagnes anti-vaccinales et le monde médical est loin d’être unanime à défendre la vaccination.
Une profonde crise interne sur fond de déclin scientifique
Les 35 laboratoires sont alors répartis sur une douzaine de sites : le bâtiment central de la rue du Docteur Roux, à Paris, abrite le service de la rage consacré à la microbiologie et à l’immunologie, et le service de la peste. S’y ajoutent le bâtiment de la chimie, l’hôpital Pasteur, rue de Vaugirard, et des annexes thématiques, dont celle de Garches qui fabrique des sérums et des vaccins à partir du sang de 400 chevaux. L’Institut Pasteur est une fondation privée reconnue d’utilité publique qui vit principalement des rentes de son capital, complétées par le produit des ventes de sérums et de vaccins, et de quelques subventions. Sa situation financière est saine.
L’étude montre que les brillantes réalisations vantées lors de la célébration du cinquantenaire sont « des arbres qui subsistent au milieu d’une forêt dévastée » et dresse un tableau accablant de chercheurs âgés souvent absents et de laboratoires qui travaillent pour des intérêts privés. L’institution est consciente de la nécessité de se réformer comme le montre un audit de 1934. Gaston Ramon serait le plus à même d’y parvenir en devenant le nouveau directeur. Inventeur en 1922 et en 1926 de la vaccination contre le tétanos et la diphtérie, c’est « un des pasteuriens les plus en vue ». Pourtant c’est sur Louis Martin que se porte le choix du conseil d’administration, Ramon étant nommé sous-directeur. « Louis Martin va se révéler incapable d’enrayer le déclin de l’Institut. » Aussi Gaston Ramon est-il nommé directeur en juillet 1940. Ne parvenant pas à faire adopter les réformes qu’il juge indispensables, il démissionne et décembre, remplacé par Jacques Trefouël. C’est lui qui, avec l’appui de Louis Pasteur Vallery-Radot, petit-fils de Pasteur, chef de service à Bichat, élu à l’Académie de médecine, professeur à la faculté de médecine de Paris, et un conseil d’administration partiellement renouvelé, va réorganiser l’Institut en moins d’un an. L’organigramme est refondu, une limite d’âge fixée, l’absentéisme condamné, les finances rationalisées.
L’Institut Pasteur et l’État français
L’auteur souligne les faiblesses de la politique de santé publique française et les faiblesses de la recherche. Il faut attendre octobre 1939 pour que soit créé le CNRS, qui a vocation à coordonner et animer l’ensemble de la recherche française, et à court terme de mettre la recherche au service de la Défense nationale. L’Institut Pasteur participe à la mobilisation scientifique, constitue des stocks de vaccins et de sérums. La vaccination des soldats contre le tétanos, la diphtérie et la fièvre typhoïde est obligatoire depuis 1936.
Il a fallu attendre le Front populaire pour que l’État s’implique dans la recherche et conduise une politique sanitaire tournée vers la santé publique. « Contre toute attente », le régime de Vichy « s’inscrit sur ces deux points, dans une parfaite continuité avec les gouvernements de centre gauche de la IIIème République qui l’avaient précédé ». Le CNRS est réorganisé, mais ses misions maintenues. Un Institut national de l’hygiène est créé, ancêtre de l’actuel INSERM. La vaccination antidiphtérique des enfants est rendue obligatoire, malgré les pressions hostiles exercées dans l’entourage du Maréchal, auprès du docteur Ménétrel en particulier.
De par son statut de droit privé, l’Institut Pasteur est épargné par les lois visant à exclure les juifs de la vie publique. Les mesures d’interdiction professionnelles des juifs ne concernent ni le secteur scientifique, ni l’industrie pharmaceutique. Mais la législation allemande les menace, et six ou sept chercheurs juifs quittent la zone occupée, avec la complicité de la direction de l’Institut, qui semble avoir maintenu le contact avec eux. Quatre chercheurs juifs restent à l’Institut Pasteur, et leur sort sera tragique. Il leur est difficile de publier car la censure allemande s’applique aux publications scientifiques, et c’est un membre de l’Institut, le pronazi et collaborationniste Ernest Fourneau, chef du laboratoire de chimie pharmaceutique, qui est chargé de l’application de cette censure.
L’Institut Pasteur et l’occupant allemand
Les autorités du Reich font en octobre 1941 des propositions de collaboration « réciproque et volontaire » à l’Institut Pasteur. Elles font une commande d’importantes quantités de sérums contre la diphtérie, le tétanos, et le venin du cobra africain. Accepter de livrer cette commande, c’est ouvrir des relations commerciales avec le Reich. Le directeur multiplie les manœuvres dilatoires, arguant du statut qui interdit de commercer avec une firme privée, puis de l’impossibilité de livrer en vrac, ce qu’exigent les Allemands. Excédés, ceux-ci font intervenir les autorités militaires qui s’adressent directement au gouvernement de Pierre Laval. Après 14 mois de manœuvres, l’Institut Pasteur doit céder sur ordre du gouvernement et produire sérums et vaccins pour l’occupant. Mais des difficultés pratiques vont entraver cette production.
Au début de l’hiver 1942, une épidémie de diphtérie se déclenche et il faut augmenter considérablement la production de sérum. Le service de la diphtérie est réorganisé, rééquipé et renforcé en personnel. Les Allemands se sont engagés à fournir les chevaux nécessaires à la production, mais les chevaux allemands apportent une épidémie à Garches qui décime la cavalerie. Dans ces conditions les commandes allemandes ne seront honorées qu’à hauteur de 15%.
« Pionniers des travaux sur le typhus, l’Institut Pasteur est, grâce à ses succursales en Afrique du Nord, sans doute le seul laboratoire au monde à maîtriser l’ensemble des techniques alors disponibles. » Le typhus est un sujet d’inquiétude pour les responsables civils, militaires et SS du Reich. Ils estiment que c’est une maladie typique de l’Europe orientale et qu’elle est essentiellement propagée par les juifs. La Wehrmacht progressant vers l’est, a besoin de grandes quantités de vaccin. Or, Paul Giroud, chercheur de l’Institut Pasteur vient d’inventer un vaccin et les Allemands font une demande de livraison. Soutenu par le gouvernement, l’Institut Pasteur refuse, souhaitant réserver sa production pour les soldats français prisonniers en Allemagne. La fabrication du vaccin est délicate et dangereuse, réalisée dans un bâtiment séparé. Devant l’exigence allemande un second centre de production est construit dans un château du Périgord.
Au retour de Laval au pouvoir, l’Institut Pasteur doit livrer du vaccin contre le typhus à la Wehrmacht ; il livrera 38% de sa production parisienne jusqu’à août 1944. Plus grave, les échanges entre le service du typhus de Paul Giroud et les laboratoires allemands travaillant sur le même sujet se poursuivent comme en temps de paix. Plus grave encore, c’est un médecin SS qui réalise des expériences sur des déportés du camp de Buchenwald qui vient faire un stage dans le service de Giroud à l’Institut Pasteur.
L’Institut Pasteur et la Résistance
L’étude de Nicolas Chevassus-au-Louis montre que « la direction de l’institut a clairement résisté aux offres de collaboration économique formulées à l’automne 1941 ». Elle montre aussi que la proportion de résistants parmi les chercheurs, qui est de 14 à 17%, est anormalement élevée. Ils ont été résistants dans des organisations très diverses et pour des actions très diverses elles-aussi. L’auteur apporte trois éléments d’explications qui nous semblent fort judicieux : la très forte cohérence des chercheurs pasteuriens qui tient à leurs valeurs (attachement patriotique en particulier) , à leurs usages, à leurs liens familiaux aussi ; le fait qu’ils étaient très utiles à la Résistance, qu’ils avaient de grandes facilités de circulation explique que les organisations les aient recherchés et recrutés ; « sans doute aussi une aisance intellectuelle, adossée au prestige social, qui a dû faciliter l’homologation des services dans la Résistance voire les décorations ».
A l’initiative de Louis Pasteur Vallery-Radot (PVR), un dépôt pharmaceutique clandestin fut constitué dans les caves de l’Institut. Son fonctionnement nécessita d’étroites complicités au sein du personnel scientifique. « Membre de l’Organisation civile et militaire et de son réseau de renseignement Centurie, qui recrutaient principalement parmi les membres de la haute bourgeoisie, PVR fait partie des pionniers de la lutte clandestine. » Début 1943, PVR et Paul Milliez, son ancien élève et adjoint) ont regroupé une centaine d e médecins et étudiants en médecine dans la région parisienne, qui se tiennent prêts à soigner les résistants. A la demande du général Delestraint, chef de l’Armée secrète, l’organisation s’étend à toute le zone nord et devient le Service de santé de la Résistance, qui fusionne, en septembre 1943, avec le Front national des médecins, proche des communistes et dirigé par Robert Debré, pour former le Comité médical de la Résistance (CMR). « Présidé par PVR, le CMR est en quelque sorte la déclinaison médicale du Conseil national de la Résistance ».
La direction a été complice de toutes les activités résistantes clandestines. Jacques Tréfouël a également défendu avec constance son personnel quand il fut menacé par la politique de Vichy ou frappé par la répression de l’occupant.
L’Institut Pasteur et l’épuration
Institut de droit privé, il ne relève pas de l’épuration administrative, contrairement par exemple au CNRS ou aux universités. Il décide donc de s’auto-épurer. Un comité d’épuration composé de 21 membres du personnel scientifique est constitué se saisit d’un certain nombre de cas et mène une instruction à charge fondée sur des témoignages. Trois personnes sont mises en cause, sur un personnel de 600 membres dont 112 chercheurs, en 1944, ce qui est très peu.
Les deux affaires les plus importantes, qui se concluent par l’adoption d’actes d’accusation, sont celles d’Emmanuel Leclainche et de Gaston Ramon. Il leur est reproché d’avoir participé avec des Allemands à des réunions préparatoires à la création d’un institut de vaccination contre la fièvre aphteuse, rattaché à l’Institut Pasteur de Garches, dirigé par Ramon ; rien n’est dit du pétainisme de Ramon. Les accusations contre Ramon sont les plus graves. Présidé par PVR sorti de la clandestinité, le conseil d’administration met en cause quatre personnes dont Ramon et le pronazi Ernest Fourneau. Ramon n’est pas véritablement sanctionné mais il lui est retiré la direction de l’annexe de Garches. L’auteur montre que c’était le véritable but recherché par les accusations dont Ramon était l’objet. La direction ne supportait plus son indépendance de fait dans la direction d’une annexe qui pesait beaucoup dans l’ensemble.
Bien qu’il ait encensé Hitler depuis le début des années 1930 et collaboré activement, Fourneau voit le monde scientifique se mobiliser pour le défendre quand il est traduit en Cour de justice. Son dossier est classé !
Ombres et lumières
Louis Pasteur Vallery-Radot devient secrétaire à la Santé du gouvernement provisoire du général de Gaulle. Dans l’opinion publique, l’Institut Pasteur est considéré comme un bastion de la Résistance. Fort de cette légitimité, Tréfouël témoigne en faveur de deux anciens ministres de Vichy poursuivis devant la Haute Cour de justice, Paul Baudouin et Raymond Grasset, qui obtiendront des non-lieux.
Il ne sera jamais fait part à Paris, pas plus qu’à Nuremberg, des liens effectifs qui se sont établis entre le service de Paul Giroud, chef du service du typhus de l’Institut Pasteur et un médecin nazi qui dirigeait les expériences sur l’homme au camp de Buchenwald. C’est Nicolas Chevassus-au-Louis qui a découvert ces faits au cours de ses recherches, découvrant une lettre adressée par Trefouël à ce médecin SS, lettre au demeurant fort courtoise. L’épouse de Paul Giroud, sa collaboratrice également précise l’auteur, était connue depuis plusieurs années pour ses opinions fascistes, et fut signalée au comité d’épuration, pour avoir fait de la propagande pro-allemande auprès du personnel. Sans suite. « Il est difficile de croire que Paul Giroud ait ignoré ce que faisaient ses confrères et collaborateurs allemands. »
Au prestige de la Résistance, s’ajoute à la Libération celui de participer à une avancée scientifique majeure, celle de la pénicilline, dont de petites quantités avaient été produites au sein de l’institut dans la clandestinité. Car l’activité scientifique s’est poursuivie pendant la guerre « à un niveau impressionnant au vu des difficultés de l’époque ». Les chercheurs ont beaucoup travaillé et beaucoup publié ; leur « productivité scientifique » est identique à celle de l’avant-guerre. La production massive de vaccins et sérums, multipliée par cinq, y compris pour l’armée allemande, a enrichi l’Institut. Les recettes ont beaucoup augmenté, le personnel aussi. Mais l’Institut Pasteur n’est pas équipé des moyens industriels nécessaires à la production des nouvelles classes d’antibiotiques. Aussi va-t-il s’orienter vers la forme qu’il a aujourd’hui encore : « celle d’un institut de droit privé à but non lucratif, mais financé en grande partie par des fonds publics, dédiés à la recherche biomédicale et à la santé publique ».
© Joël Drogland pour les Clionautes