Ce livre, issu d’une thèse de doctorat soutenue en décembre 2006, est original et innovant par bien des aspects.
Le sujet d’abord : l’auteur, Andrei Kozovoi, historien spécialiste de l’URSS, maître de conférence à l’université Lille 3 (voir ses articles dans Les Cahiers du monde russe : « Eux et nous. La guerre froide dans les histoires drôles soviétiques » (48/1, 2007) et « Brejnev : « Biographier » la grisaille ? Un état des lieux historiographique » (48/4, 2007 et il est coauteur du Dictionnaire de la Guerre froide (Larousse, 2008)) a choisi de travailler sur une période peu étudiée des rapports américano-soviétiques, la décennie 1975-1985, encadrée par les accords d’Helsinki et l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev. La fin de l’époque Brejnev et la gestion de ses successeurs Andropov et Tchernenko est souvent négligée face aux bouleversements qu’apporta l’ère Gorbatchev. A tort, visiblement…
L’étude de la culture de guerre froide du côté soviétique est rarement envisagée à notre connaissance et l’originalité de cet éclairage apparaît dès les toutes premières pages avec la définition de la Guerre froide tirée du Dictionnaire encyclopédique militaires de LN.V. Ogarkov, éditée à Moscou en 1983 : « politique agressive des cercles réactionnaires des puissances impérialistes après la Deuxième guerre mondiale à l’encontre de l’Union soviétique et d’autres pays socialistes. Lancée par Winston Churchill à Fulton (mars 1946) ».

Zastoï – La stagnation

L’auteur a travaillé sur des sources multiples, souvent inédites – par exemple les archives des SMUP (médias de propagande orale) et de nombreux films méconnus – et difficilement utilisables : les archives fédérales aux dossiers mal numérotés, dont il manque des inventaires ; les archives de la ville de Moscou, consultables une fois par semaine. De nombreux entretiens et témoignages oraux, pour l’essentiel russes, de décideurs, de spécialistes des États-Unis, de sociologues, ont été réalisés. Une chronologie détaillée et des annexes variées complètent l’ouvrage.
La problématique poursuivie par l’auteur est riche : « mettre en évidence une culture de guerre froide côté soviétique au travers de la notion de présences des États-Unis – ennemi principal et en même temps référence économique et technologique absolue pour l’URSS- (…) ; (…) questionner la nature de la propagande anti-américaine ; (…) voir comment l’Etat soviétique mobilisait sa population et les raisons de cette mobilisation ; (…) tenter d’appréhender les réactions des Soviétiques (…) ; (…) questionner l’idée largement répandue selon laquelle la propagande antiaméricaine (…) était impuissante à remplir ses objectifs, et que l’Amérique imaginaire qui naît dans l’esprit des Soviétiques à cette époque contribue à la décomposition finale du régime » (p. 253). En huit chapitres, l’auteur étudie une histoire du regard russe sur les Etats-Unis, les présences des Etats-Unis dans les médias soviétiques et plus particulièrement au cinéma, la propagande soviétique et ses exécutants, la propagande envers les jeunes et l’opinion publique et la jeunesse vue par le pouvoir.

De la paix tiède à la guerre fraîche

Les conclusions auxquelles aboutit Andreï Kozovoï sont particulièrement stimulantes. Il nous propose une périodisation en cinq étapes de cette décennie de la Guerre froide envisagée du côté soviétique : une phase de paix « tiède » (1975-1976) considérée comme transitoire dans l’attente du résultat des élections présidentielles américaines. Puis une période de « paix froide » (1977-1979), contradictoire à cause des hésitations de Jimmy Carter – traité Salt II et en même temps dénonciation du respect des droits de l’homme en URSS. Une période de « guerre fraîche » naît à partir de 1980 avec l’embargo économique qui fait suite à l’invasion de l’Afghanistan, et se prolonge avec le lancement de l’opération RAYAN en mai 1981 pour prévenir une supposée attaque nucléaire américaine. Le pic des tensions apparaît durant l’automne et l’hiver 1983 avec l’avion coréen abattu par les Soviétiques, la rupture des négociations à Genève et l’installation des Pershing II en Europe. La dernière période débute en 1984 avec la proposition de Reagan d’un « dialogue constructif ». L’auteur précise que l’avènement de Gorbatchev n’est pas, dans l’étude de l’antiaméricanisme des médias soviétiques, une rupture pertinente : il se poursuit jusqu’en 1987. Mais Andreï Kozovoï constate que l’antiaméricanisme soviétique évolue autour de deux périodes. Jusqu’à la fin des années 1970, l’URSS -sa population, ses dirigeants- reste dans l’optique de la Détente et des accords d’Helsinki : la culture américaine pénètre en URSS, même si elle reste cachée, le pouvoir ne s’en émeut pas outre mesure, des échanges sont organisés et un film, L’Oiseau bleu, est coproduit en 1976 par les deux Grands, avec Jane Fonda et Ava Gardner. L’américanophilie atteint toutes les couches de la population, de Brejnev qui collectionne les voitures américaines aux jeunes qui portent des jeans. Mais la Détente ne supprime pas la lutte idéologique.

L’ennemi séduisant

A partir de 1980, l’inquiétude naît dans la population qui redoute effectivement une guerre nucléaire. La politique de Reagan suscite l’indignation et les Soviétiques sont antiaméricains dès lors qu’il s’agit de rivalité militaire. Car, pour le reste, le public est ambivalent, américanophile sans qu’il y ait aucun rejet du communisme. En effet l’Occident est toujours considéré comme l’ennemi, mais un ennemi séduisant – le softpower américain se diffuse aisément – notamment pour deux groupes : les « enfants du XXème Congrès », jeunes adultes dans les années soixante et contemporains des dissidents et ceux qui ont moins de 20 ans en 1979, et qui ne sont pas imprégnés des stéréotypes communistes. Car Andreï Kozovoï montre bien les tentatives des idéologues pour durcir la propagande communiste à partir de 1980 et l’échec qui s’en suit, dû à la défense par chacun de ses intérêts plus que des intérêts de l’URSS. En outre se développent en URSS l’urbanisation, l’instruction universitaire, une demande de consommation freinée par le déclin économique soviétique quand le modèle américain intéresse surtout par ses aspects matériels.
Outre l’ambivalence des Soviétiques à l’égard des Etats-Unis, ce livre montre le fonctionnement de la propagande, les prises de décisions et les multiples freins, l’impact des différents medias sur la population, la diffusion du modèle américain malgré les interdictions et la manière dont il est reçu. Les Soviétiques ne sont plus dans l’antiaméricanisme obligé de l’époque stalinienne et pas encore dans l’américanophilie affichée de l’époque de Gorbatchev. La Guerre froide renaît au début des années 1980 alors qu’ils ne croient plus à la force de leur système et se méfient de la propagande communiste. Cependant, l’image qu’ils se font des États-Unis est très superficielle, reposant essentiellement sur les biens matériels.
On comprend mieux, à la lecture de ce livre, quel est l’état du Parti communiste et quels sont les sentiments de la population lorsque Gorbatchev arrive au pouvoir. Et l’on se rend compte du manque dans nos connaissances d’ouvrages envisageant la Guerre froide et la chute du mur du point de vue du monde communiste.

© Evelyne Gayme