À l’occasion des commémorations du 80ᵉ anniversaire de la libération d’Auschwitz, Alexandre BandeDocteur en histoire, il est professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires au Lycée Janson de Sailly à Paris, intervenant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, au Mémorial de la Shoah et à l’INSPE de Paris. Il est l’un des directeurs de la magistrale Nouvelle histoire de la Shoah et de l’Histoire politique de l’antisémitisme en France, historien spécialiste de la Shoah, propose une approche singulière et novatrice dans cet Auschwitz 1945. Ce livre s’attache à entrer dans le sujet par le moment précis de la libération. En se focalisant sur le 27 janvier 1945 et les jours qui suivent, Alexandre Bande retrace non seulement l’histoire du complexe concentrationnaire et de mise à mort mais également la façon dont sa découverte progressive a marqué les contemporains et influencé notre compréhension historique. Le croisement de trois temporalités, l’avant, le pendant et l’après rend la lecture passionnante et la réflexion particulièrement stimulante.

Basé sur les recherches historiques les plus récentes ( les travaux de Tal Bruttmann, Annette Wiewiorka, Franciszek Piper ou Marie Moutier-Bitan), les avancées archéologiques ainsi que sur de nombreux témoignages de survivants (Primo Levi, Robert Perelman, Ida Grinspann ou Szlama Dragon), l’ouvrage permet de rétablir des faits biaisés par les informations partielles, tronquées ou déformées diffusées dans l’immédiat après-guerre, notamment par la propagande stalinienne. Ainsi, l’auteur révèle, avec talent et rigueur, la complexité de cet événement souvent perçu comme une « fin », mais qui constitue en réalité une étape décisive dans la construction de la mémoire d’Auschwitz et de la Shoah.

Le 27 janvier 1945

La libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge représente un tournant majeur, bien que la portée de son histoire et de sa centralité ne soient pleinement comprises que bien plus tard. Alexandre Bande analyse cette « libération », qui s’inscrit dans un contexte de découvertes successives des camps de concentration et de mise à mort en Europe. À l’Ouest, les Américains ont libéré le camp de concentration du Struthof-Natzweiler dès le 25 novembre 1944, suivis des autres camps en Allemagne au printemps 1945. À l’Est, les Soviétiques ont découvert les centres de mise à mort de l’Aktion Reinhardt de Treblinka, Sobibor, Chelmno ou Bełżec. Partout, sauf à Majdanek, les traces des installations homicides ont été effacées.

L’entrée des Soviétiques à Auschwitz

Le 27 janvier 1945, après des combats qui ont fait près de 230 morts du côté soviétique, les premiers soldats pénètrent dans l’enceinte du camp vers 15 heures. L’Armée rouge arrive par l’Est et découvre successivement les différents espaces du complexe. Ils commencent par Monowitz et l’usine de la Buna, où seulement 8 000 travailleurs ont survécu sur les 10 000 présents à la fin de 1944. Ensuite, ils explorent Auschwitz I, puis les entrepôts le long de la Judenrampe, où les détenus arrivaient jusqu’en mai 1944. Enfin, ils découvrent Auschwitz II – Birkenau, s’étendant sur 170 hectares et entouré de barbelés. Ils trouvent également les zones de stockage Canada 1 et 2, le Zentral Sauna, les installations de mise à mort (les crématoires 2, 3, 4 et 5 ainsi que les Bunkers I et II où les premiers gazages avaient eu lieu). Sur plusieurs jours encore, les camps annexes de la zone d’intérêt d’Auschwitz (Plawy, Babice, Budy, ainsi que des sites industriels comme Janina et Bobrek), vidés de leurs détenus sont découverts.

Les premières découvertes

L’état des survivants est particulièrement choquant pour les Soviétiques : les reviers sont remplis de détenus malades, décharnés, tels que Primo Levi, atteint de scarlatine, ou André Lévy.

Dans le camp souche, les soldats soviétiques découvrent notamment le block 10, dédié aux expérimentations médicales, ainsi que le block 11, utilisé pour les interrogatoires et comme prison. C’est dans ce dernier qu’ont été gazés plus de 800 soldats soviétiques lors du premier test de gazage en 1941.

De manière plus globale, bien que les SS aient tenté d’effacer les traces de leurs crimes, plusieurs éléments matériels demeurent, malgré le démantèlement partiel. De nombreuses baraques ont été démolies, des documents brûlés, et des effets personnels des détenus envoyés en Allemagne, notamment entre le 1er et le 15 janvier, où 518 843 pièces de vêtements ont été expédiées. De plus, les fosses contenant les cendres ont été vidées à partir de septembre 1944, et les installations homicides ont été détruites, avec le crématoire V fonctionnant jusqu’à la mi-janvier. Malgré tout, les indices découverts (voir dernière partie de ce CR) permettront de mieux saisir l’ampleur du processus de destruction.

Les premières photographies sont prises à l’instant de la libération et dans les jours suivants, mais aucun film n’est tourné immédiatement, en raison de l’absence de projecteurs.

La perception de la libération

Bien que la ville d’Oświęcim ainsi que le complexe concentrationnaire et de mise à mort aient été libérés le 27 janvier 1945, cet événement n’a pas immédiatement eu la portée symbolique que l’on lui accorde aujourd’hui. Pour l’auteur, il n’y pas de compréhension immédiate de la géographie du lieu, de son évolution, de la centralité de cette « tour de Babel » (avec des déportations massives de Juifs venant de toute l’Europe occupée) ni de l’ampleur du crime commis. Ce n’est que progressivement, au fil des témoignages des survivants, qu’Auschwitz est devenu le symbole majeur de la politique génocidaire nazie.

Auschwitz avant sa libération

Les transformations de la ville d’Oświęcim sous l’occupation allemande

La ville d’Oświęcim, située en Pologne, connaît d’importantes mutations pendant la Seconde Guerre mondiale en raison de l’occupation allemande. Ce processus de transformation fait partie d’un projet plus vaste du régime nazi visant à convertir cette ville, alors peuplée majoritairement de Juifs, en une ville allemande. L’objectif était d’en faire un lieu Judenfrei, c’est-à-dire « libre de Juifs », par le biais du peuplement et de l’urbanisme.

Le projet de germanisation de la ville est confié à l’architecte SS Lothar Hartjenstein. Dès 1939, les expropriations des familles juives débutent, et la grande synagogue de la ville est détruite. La ville est peu à peu purgée de sa population juive.

L’évolution du complexe d’Auschwitz-Birkenau

En 1940, les Allemands récupèrent une caserne polonaise à Oświęcim pour y établir un camp de destiné aux prisonniers politiques polonais. L’extension du camp commence dès 1941, avec la construction du site d’Auschwitz II-Birkenau, situé à quelques kilomètres. Ce nouveau site est plus spécifiquement conçu comme un centre d’extermination, marquant ainsi un tournant décisif dans la mise en œuvre de la « Solution finale » du régime nazi. C’est en 1941 que les premières chambres à gaz entrent en service à Auschwitz II-Birkenau. Cependant, ce n’est qu’en 1943 que les grands ensembles crématoires sont construits, permettant une extermination de masse encore plus efficace. Auschwitz-Birkenau devient un centre de destruction industrielle. En 1943, le complexe s’agrandit avec la création d’Auschwitz III-Monowitz, un camp de travail au service de l’industrie chimique IG Farben, où les prisonniers sont exploités dans des conditions inhumaines. En 1944, Auschwitz atteint son apogée avec l’arrivée de 430 000 Juifs hongrois en seulement deux mois. La majorité d’entre eux est immédiatement exterminée à Birkenau. À cette époque, 4500 SS sont en charge de surveiller et de faire fonctionner cet immense complexe.

Alexandre Bande souligne l’impressionnante imbrication de différents espaces au sein du complexe, tels que les zones résidentielles, industrielles et fonctionnelles, avec les camps de concentration et les lieux de mise à mort. Cela illustre la capacité des nazis à organiser un système d’extermination qui allie efficacité industrielle et horreur humaine.

Les marches de la mort et le transfert des détenus

Le 17 janvier 1945, les nazis organisent un dernier appel général. Le lendemain, le 18 janvier, les détenus de Monowitz constatent que les miradors sont vides et que le courant haute tension ne traverse plus les fils barbelés. Les évacuations, organisées dans l’urgence, s’accélèrent. Elles concernent environ 65 000 détenus, qui sont transférés vers des camps situés à l’intérieur du Reich. Ces déplacements forcés, connus sous le nom de « marches de la mort », font l’objet de nombreux témoignages. Ces marches, effectuées dans des conditions extrêmes de froid, avec des températures pouvant descendre à -20°C, durent entre 8 et 10 heures par jour et sont marquées par un manque de nourriture. Environ 9 000 à 15 000 détenus périssent pendant ces marches.

À l’arrivée des détenus à des stations comme Gleiwitz ou Wodzisław, ils sont entassés dans des trains en direction d’autres camps situés à l’ouest. Parmi ces déportés, on retrouve des personnalités comme Simone Veil, qui sera déportée à Bergen-Belsen, Ida Grinspan, envoyée à Ravensbrück, Ginette Cherkasky (Kolinka) à Bergen-Belsen ou encore Elie Buzyn, déporté à Buchenwald. Ces événements tragiques soulignent l’ampleur de la machine de déportation mise en place par les nazis, bien qu’elle soit sur le point de s’effondrer avec la fin du régime.

Auschwitz, après sa libération

La prise en charge médicale par les Soviétiques et la Croix-Rouge polonaise

À l’arrivée des Soviétiques, l’urgence consiste à nourrir et soigner les rescapés d’Auschwitz. Cependant, les soldats soviétiques ne sont pas préparés à une telle situation. La nourriture distribuée, bien que nécessaire, est trop riche pour les organismes affaiblis des survivants. Comme le souligne Albert Grinholtz, certains rescapés meurent ainsi, « le ventre plein », incapables de supporter ces portions trop généreuses pour leurs organismes. Une partie de la population polonaise intervient pour aider les survivants, contribuant ainsi à leur sauvetage, comme le mentionne Primo Levi.

Les services de santé soviétiques ainsi que la Croix-Rouge polonaise assurent les soins des survivants. Les premières prises en charge se font sur place, puis les survivants sont transférés à l’hôpital soviétique central situé au cœur du camp souche. En février, un autre hôpital, celui de la Croix-Rouge polonaise, ouvre près de Brzeszcze pour répondre aux besoins croissants. Ces services traitent diverses pathologies liées à la faim, la fatigue et aux mauvais traitements subis, comme la tuberculose, la fièvre typhoïde et les atrophies musculaires. À partir de juin, les Soviétiques utilisent le camp comme base pour interner les prisonniers allemands, ce qui entraîne le déplacement de l’hôpital, qui sera fermé en octobre 1945.

Retour progressif des survivants chez eux

Les détenus commencent à retourner chez eux progressivement, en fonction de leur guérison. Certains passent par des camps de transit, car l’Europe de l’Ouest est encore en guerre. Primo Levi, par exemple, ne retourne à Turin qu’à partir du 19 octobre.

L’enquête sur les crimes nazis, les investigations soviétiques et polonaises

Dans les jours suivant la libération, les Soviétiques mettent en place une commission d’enquête pour documenter les crimes commis à Auschwitz. L’objectif est de collecter des preuves matérielles de l’ampleur des atrocités. Ainsi, des cendres et des fragments d’os humains sont retrouvés près du crématoire V, ainsi que dans la zone de la Sola. Des objets entreposés dans le camp constituent également des éléments de preuve. De plus, les autorités polonaises créent une Commission générale d’étude des crimes allemands en Pologne. Les systèmes de ventilation des chambres à gaz sont analysés, et la présence de cyanure d’hydrogène (Zyklon B) est confirmée. Les témoignages des survivants, dont ceux des derniers membres des Sonderkommandos, tels que Szlama Dragon, permettent également de dresser des plans des installations de mise à mort. Cette enquête joue un rôle crucial dans la compréhension du processus de destruction des Juifs d’Europe et dans la mise en accusation future des criminels nazis.

L’utilisation de la symbolique du lieu

Dans les semaines suivant la libération, environ 2 500 mètres de film sont réalisés, durant environ six semaines. Ces images, tournées après les faits, jouent un rôle important dans la représentation d’Auschwitz, bien que partielle et souvent biaisée. L’auteur souligne la fascination des Soviétiques pour les objets laissés sur place, qui deviennent des symboles de l’exploitation économique nazie. La propagande communiste insiste aussi sur le rôle salvateur de l’Armée rouge, tout en minimisant le sort des Juifs. Les images tournées reconstituent une réalité fausse, où des hommes et des femmes, visiblement en bonne santé, accueillent leurs libérateurs avec joie, donnant une image idéalisée de la libération.

En 1947, le musée national ouvre ses portes à Auschwitz I, transformant ce site en un lieu de mémoire dédié à la préservation de l’histoire et à la commémoration des horreurs perpétrées dans le camp. La même année, le Tribunal suprême de Pologne se réunit à Auschwitz pour juger Rudolf Höss, Arthur Liebehenschel et 40 autres prévenus.

 

En conclusion, Auschwitz 1945 d’Alexandre Bande offre une contribution exceptionnelle à la compréhension de la libération du complexe concentrationnaire et de mise à mort ainsi qu’à sa place dans l’histoire de la Shoah. L’auteur dévoile ici la profondeur de cet événement, trop souvent perçu comme une simple étape finale. L’ouvrage constitue ainsi une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse à la compréhension de l’histoire de la Shoah et à la transmission de sa mémoire.