Les figures de l’Autre sont multiples. Dans cet ouvrage, l’Autre représente le migrant, le terme renvoyant à une multitude de situations (étranger, réfugié…) autour duquel des frontières se sont construites dans les représentations collectives pour l’exclure. L’Autre, souvent présenté et vécu comme un ennemi, sert à construire le « nous », c’est-à-dire les identités collectives en opposition à l’Autre. La France, terre d’immigration, marquée par son passé colonial, a vu monter la prégnance de la figure de l’Autre dans la vie de tous les jours, comme au cœur du discours politique.
Dans Figures de l’Autre, Catherine Wihtol de Wendel, directrice de recherche au CNRS, membre du conseil d’administration du Musée de l’histoire de l’immigration et auteure de plusieurs ouvrages sur les migrations, montre comment la mémoire collective concernant l’image de l’Autre s’est construite de 1870 à nos jours. Pour cela, elle se base sur une bibliographie scientifique abondante, mais aussi sur des articles de journaux, des proclamations politiques, des romans et des films. Enfin, elle propose quelques pistes pour en finir avec la figure péjorative du migrant.
Qui est l’Autre ?
Les figures de l’Autre sont multiples et mouvantes. Dans cette partie, Catherine Wihtol de Wendel fait un état des évolutions de la recherche sur les migrations et la figure du migrant, avant de tenter de définir ces figures de l’Autre. Le migrant est, tout d’abord, présenté comme un nouveau thème de recherche. Jamais, selon l’auteure, un sujet, minuscule au départ pour les sciences humaines, n’a revêtu une telle importance en France et dans le monde. Plus de 40 ans de recherche (entre 1975 et 2020) ont été marqués par l’émergence des immigrés, des générations qui en sont issues et du thème de l’immigration dans la vie politique intérieure et internationale. Mondialisation des migrations internationales, contribution à la redéfinition des grands enjeux du monde contemporain, brouillage des catégories confrontées à la mobilité des personnes, définition de politiques publiques d’immigration aux échelles locale, nationale et mondiale : les figures de l’Autre se sont considérablement diversifiées, venant corroborer cette évolution dans un champ de connaissances relativement récent.
Cet Autre migrant se décline en catégorisations évolutives, d’où une grande difficulté à le définir et le caractériser, ainsi que les nouvelles mobilités dont il est issu. Les chiffres et catégorisations donnent souvent des gages de scientificité apparente pour illustrer les discours politiques. Par exemple, récemment, Patrick Stefanini, haut fonctionnaire et directeur de campagne d’une candidate à l’élection présidentielle de 2022, a publié un ouvrage sur les chiffres de l’immigration, intitulé Immigration. Ces réalités que l’on nous cache, Robert Laffont, 2020. Les données chiffrées dépendent souvent des typologies construites par les administrations et par les lois, afin de définir les droits auxquels chaque migrant peut prétendre. D’autres catégories sont établies à des fins statistiques. A ces catégorisations mouvantes et à ces chiffres, s’ajoutent des travaux d’auteurs, des politiques publiques, des pratiques administratives, et, surtout, des idées reçues, des mouvements d’opinion et des mobilisations, qui rendent d’autant plus difficile la définition de l’Autre en tant que migrant. Néanmoins, au fil des différentes vagues d’immigration, les critères qui définissent l’Autre dans l’opinion publique, les discours politiques et les médias, sont souvent les mêmes : qu’il soit issu du regroupement familial, étudiant, travailleur qualifié ou non qualifié, travailleur temporaire, frontalier, réfugié, demandeur d’asile, sans papier, le migrant incarne souvent une figure menaçante. La religion, la violence, la concurrence déloyale sur le marché du travail… sont autant de stéréotypes qui collent à la figure du migrant.
Cet Autre migrant est parfois théâtralisé sous la forme de défis géopolitiques et sociétaux. Souvent, on assiste, dans les politiques publiques, à la théâtralisation des frontières, des lieux de l’immigration (zones d’attente, camps de réfugiés, centres de rétention…), à la mise en scène de la lutte contre les arrivées irrégulières, mais aussi à la militarisation des frontières et de leurs dispositifs.
Enfin, il peut aussi devenir identique au « nous » quand il s’agit de réconcilier, de construire une mémoire commune ou une dynamique de solidarité.
Migrations et peur de l’Autre en France, 150 ans d’évolutions
La France, de même que l’Europe, ne s’acceptent pas comme terre d’immigration, ce qu’elles sont pourtant. La crise migratoire de 2015 et la montée des populismes ont révélé toute une série de mises en scène de l’Autre, souvent à des fins électoralistes. Cette seconde partie propose une analyse centrée sur la perception politique du migrant, cherchant à marier le fil rouge historique de l’immigration en France, mais également, plus à la marge, en Europe et Ailleurs, avec les représentations de l’Autre. L’objectif est de proposer une nouvelle vue des images du migrant en France, à travers leur permanence et leur diversité.
Cette partie est consacrée à l’histoire de l’immigration en France, ces 150 dernières années, et de ses représentations. Elle est divisée en quatre gros chapitres :
• De 1870 à 1975 : le temps des travailleurs étrangers ;
• Des années 1975 aux années 2000, avec une exacerbation des images négatives de l’Autre ;
• De 2000 à 2020, avec l’Autre comme instrument de la construction de l’identité nationale et européenne. Ce dernier chapitre est enrichi de réflexions sur la crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine.
Quatre périodes, plus particulièrement, ont retenu l’attention de l’auteure :
• Les années 1880 : l’opinion publique et une partie de la classe politique dénoncent une « invasion étrangère » ;
• Les années 1930, marquées par une xénophobie virulente ;
• Les années 1980, caractérisées par une crise d’intolérance à l’égard des étrangers ;
• Et enfin, la période actuelle, européanisée et mondialisée, où domine la perception d’un défi démographique, social, culturel, économique et stratégique global suscitant des peurs identitaires et des politiques sécuritaires.
Cette partie, outre la synthèse historique efficace qu’elle propose, est intéressante car plusieurs thématiques liées à l’image des migrants sont développées, notamment l’idée reçue de l’immigré qui vient voler le travail des nationaux. L’idée d’une « invasion étrangère » et la montée de la xénophobie entre les années 1880 et 1980 est principalement due à l’idée que les migrants, sur un marché du travail très segmenté, cherchent à prendre le travail qui se présente à eux, car ils veulent rembourser leur voyage et envoyer de l’argent à leur famille. Ils accepteront donc une certaine déqualification, surtout s’ils sont en situation irrégulière, créant ainsi une concurrence déloyale aux yeux d’une partie de l’opinion publique et de la classe politique. Les années 1930, marquées par la crise économique, sont marquées par une réapparition de cette thématique. Au début des années 1980, elle est re-déclenchée par un contexte économique difficile, du fait des deux chocs pétroliers et de la montée du chômage en France. Jean-Marie Le Pen déclare qu’il y a un million d’immigrés et un million de chômeurs français. Les immigrés prennent souvent les métiers non pourvus, car dangereux, peu stables et mal payés (exemples : bâtiment, restauration…). Cette thématique réapparaît régulièrement dans les discours politiques, notamment au moment de crises économique et sociale.
Autre idée intéressante, la figure du migrant s’est peu à peu superposée à celle du migrant musulman dans les discours politiques et l’imaginaire collectif. Il est intéressant que noter qu’avant la Seconde Guerre mondiale, la religion musulmane des immigrés était considérée comme rassurante. En effet, ils étaient vus comme plus faciles à gérer que les ouvriers français syndiqués dans les usines. Jusqu’aux années 1980, ils pratiquaient leur religion de façon discrète, voire cachée, ce qui ne gênait en rien leur insertion au travail. Une rupture apparaît dans les années 1980, suite aux chocs pétroliers des années 1970 (avec l’idée que la hausse des prix du pétrole a permis l’enrichissement des pays du Golfe, permettant le financement des mosquées en France et leur inflexion conservatrice voire intégriste), ainsi qu’à l’effondrement du communisme qui fait émerger la figure d’un autre ennemi, l’islam.
La question des politiques migratoires européenne et de l’accueil des réfugiés est abordée. Cette présentation des évolutions des politiques migratoires européennes et de leur fonctionnement est l’occasion d’une réflexion sur le cas des réfugiés ukrainiens. En effet, Catherine Wihtol de Wendel présente les contradictions de l’Union européenne en montrant qu’en fonction de la guerre qu’ils fuient, les réfugiés ne sont pas accueillis de la même manière. Pour commencer, la notion de persécution est interprétée de différentes manières par les différents Etats-membres de l’UE : chaque État a un pouvoir décisionnaire sur la délivrance du droit d’asile. De plus, malgré le vœu d’harmoniser le droit d’asile entre les Etats-membres de l’UE, chaque pays veut conserver sa souveraineté, ses relations privilégiées avec tel ou tel pays du sud, pour des raisons diplomatiques, financières ou commerciales.
Déconstruire et reconstruire l’Autre
L’Autre est une figure largement construite par les différents acteurs et les contextes qui en façonnent les représentations. Toutefois, dans cette dernière partie, Catherine Wihtol de Wendel analyse d’autres approches qui suggèrent la nécessité de rencontrer l’Autre, du vivre ensemble, du cosmopolitisme, de l’hospitalité et de la solidarité. L’auteure propose également des idées pour en finir avec la figure péjorative du migrant, avec notamment une citoyenneté inclusive, la lutte contre les discriminations, la construction d’une mémoire du vivre ensemble par la mise en musées.
Conclusion
Cet ouvrage est volontairement conçu comme un itinéraire de recherche au fil de 40 ans de travaux sur l’immigration en France, principalement, en Europe et dans le monde, entre 1980 et 2020. Il propose un état des lieux sur la façon dont l’Autre est vu, désigné, traité, soumis aux politiques migratoires et façonné par l’opinion publique. Il propose également une histoire de travaux collectifs et d’études, sur le terrain et par l’intermédiaire d’une documentation abondante. Les débats de société, anciens et actuels, comme la thématique de la catégorisation des migrations, des statistiques ethniques, la question des discriminations institutionnelles, l’islam dans les sociétés d’accueil ou l’arrivée des réfugiés et la crise de l’hospitalité enrichissent et alimentent les recherches de l’auteure, nous proposant ainsi une bonne synthèse sur les Figures de l’Autre en France.