Alors que le fantastique est une source inépuisable d’inspiration pour le cinéma ou les jeux vidéos, les éditions Ouest France nous proposent de revenir sur les racines de nombre de ces mythes dans un très bel ouvrage intitulé Le Fantastique au Moyen Âge.
L’auteur, Samuel Sadaune, docteur ès lettres, a travaillé sur le fantastique au XIXème siècle mais également sur l’époque médiévale, dans le cadre d’un ouvrage consacré aux inventions et découvertes dans le monde.
DU MERVEILLEUX AU FANTASTIQUE: SOURCE ET DÉFINITIONS
Dans son introduction à la littérature fantastique, l’intellectuel d’origine bulgare Tzvetan Todorov définit le fantastique comme une incertitude entre la réalité et le merveilleux face à un événement qui échappe aux lois de la réalité. Dès que l’on choisit entre les deux, on quitte le fantastique.
Le Moyen Âge ne connaît pas la notion de fantastique et parle de « merveilles ». Pour l’homme médiéval l’hésitation précédente est remplacée par la question de savoir ce qui relève de Dieu et du diable.
Il est difficile de saisir jusqu’à quel point les hommes de cette époque croyaient au diable ou encore aux sorcières. Pour tenter de saisir cette pensée, il est possible de s’appuyer sur l’art et la littérature. Alors qu’à l’origine les merveilles relèvent des textes bibliques, à partir du XIIème siècle, grâce aux romans, le merveilleux évolue vers le « féerique ».
Les grands mythes grecs ont inspiré les hommes du Moyen Âge comme l’épopée de Jason ou l’histoire d’Alexandre le Grand, dans sa rencontre avec les Amazones par exemple. Les textes latins comme les Métamorphoses d’Ovide alimentent à leur tour l’imaginaire médiéval.
Les textes bibliques constituent l’autre grande source, en particulier le livre de Job ou l’Apocalypse. L’auteur insiste bien, à la suite de Michel Onfray, sur la continuité entre culture antique et textes bibliques.
La mythologie nordique est une source d’inspiration à travers la figure du serpent par exemple ou des Nornes, trois sorcières qui représentent passé, présent et futur.
Dans les grands textes merveilleux, il faut inclure les compilations de savoir. Ainsi le Bestiaire de Gervais de Tilbury au XIIème siècle place au même plan l’hydre et le crocodile.
La géographie de l’Au-delà tient une place importante. La Navigation de saint Brandan, écrite entre le VIIIème et le Xème siècle raconte le voyage du moine Brandan et de ses quatorzes compagnons, un épisode marquant étant celui où les voyageurs se retrouvent sur une baleine qu’ils ont confondu avec une île.
Les différents ouvrages du cycle des chevaliers de la Table Ronde (compilation des cycles de Chrétien de Troyes, du cycle de Lancelot-Graal d’auteur inconnu et d’ouvrages épars comme Perceval…) mêlent motifs féeriques (Morgane), mythologiques (descente aux enfers de Lancelot), bibliques (Saint Graal)….
L’AU-DELÀ TERRIFIANT
La vie de l’homme médiéval est toute entière tournée vers l’au-delà qui se subdivise entre le royaume de Dieu et celui du diable. Une géographie s’organise au XIIème siècle comme en témoigne la multiplicité de textes tels la Divine comédie de Dante (XIVème siècle).
Cette géographie est constituée de cinq lieux. Le limbe des patriarches (ou des pères) où ont séjourné les justes de l’Ancien Testament mais vide depuis la venue du Christ, le limbe des enfants morts sans baptême, le Purgatoire, sans doute crée par Saint Augustin et enfin l’Enfer et le Paradis.
La description des peines infernales se fait plus précise à partir du XIème siècle, multipliant les scènes où les damnés sont bouillis, embrochés et soumis à mille supplices. Une description variée de ces supplices est visible dans le tableau de Fra Angelico, le Jugement dernier (1431).
L’enfer est dominé par la figure du diable. Il apparaît d’abord dans l’Apocalypse, vraisemblablement écrite sous le règne de Néron au Ier siècle, mais Satan ne constitue dans la Bible qu’une silhouette ou une allégorie du mal.
Au Moyen Âge, Satan devient Lucifer, puis vers l’an Mil un adversaire de Dieu. Satan s’humanise au XIVème siècle avant de connaître son apogée au XVème siècle selon Robert Muchembled dans son Histoire du diable.
L’enfer et le Paradis sont peuplés par les anges et les démons. S’il existe une grande hiérarchie chez les anges, du séraphin au chérubin en passant par les archanges, ceux-ci n’ont pas de sexe contrairement aux démons mâles (incubes) et femelles (succubes). Les démons, anges déchus, symbolisent la chute dans le mal qui menace chacun.
Les fantômes et revenants peuvent également revenir hanter les vivants, les entraînant dans des « danses macabres », amplement représentées au Moyen Âge.
L’AILLEURS INCONNU
L’Ailleurs, au même titre que l’Au-delà, est un profond inspirateur de fantastique, et pour bien des hommes de l’époque médiévale, il commence à quelques kilomètres de leur village.
L’ouvrage merveilleux type de l’époque est probablement le récit de voyage comme le Livre des Merveilles de Marco Polo. Il est à noter que les cartes à cette époque représentent le monde non connu, mais deviné.
Jusqu’au XIIIème siècle les représentations du monde sont symboliques avec les cartes en TO (Le O symbolisant les limites du monde et le T les mers intérieures qui séparent les continents). L’œkoumène ne représentant qu’une partie de la terre, cela a alimenté tous les fantasmes depuis l’Atlantide de Platon.
Ces pays merveilleux reviennent d’ailleurs d’un ouvrage à l’autre tel le pays des Pygmées ou celui des Amazones. Le royaume du prêtre Jean, sans doute né d’une mystification au XIIème siècle, serait un nouveau paradis de jeunesse éternelle. Guillaume de Rubrouck, franciscain flamand du XIIIème siècle s’étant rendu en Mongolie, est ainsi chargé de le trouver et en confirme plus ou moins l’existence.
La figure de l’île est également très présente, l’une des plus célèbres étant celle d’Avalon où réside Morgane et ses huit sœurs ainsi que Merlin.
Le pays de Cocagne, décrit dans la Navigation de Saint Brandan avant le Xème siècle, revient souvent aux XIIIème et XIVème siècle, car il occupe une fonction consolatrice pendant des périodes frappées par les malheurs. Il est cependant encore représenté dans par Pieter Brueghel le Vieux au XVIème siècle.
La nature est enfin prétexte au merveilleux comme la forêt qui ouvre l’Enfer de Dante ou celle de Brocéliande.
L’AUTRE MONSTRUEUX
Le folklore médiéval recense une multitude de monstres de la Gorgone aux cyclopes, en passant par le loup-garou. Cependant la frontière entre ce qui est censé exister et ce qui est imaginaire est très difficile à définir.
Les monstres sont omniprésents dans les représentations artistiques que ce soit dans l’art religieux avec les gargouilles des cathédrales ou chez les peintres comme Jérôme Bosch.
Les monstres hybrides sont particulièrement courants. Les Cynocéphales, hommes à tête de chien, sont exemplaires à ce titre. Vincent de Beauvais, un des plus savants lettrés du Moyen Âge a parlé d’une de leur visite à la cour de Louis le Pieux. S’ensuit même une querelle afin de déterminer s’il faut les considérer comme des hommes ou des animaux.
L’autre monstrueux peut être proche, le somnambule est particulièrement suspect, le cas ultime étant celui du lépreux, dernier stade avant l’animalité.
Les géants existent dans la littérature hébraïque. Un des plus connus est Gargantua, issu de la culture populaire et popularisé par Rabelais. Le Mont-Saint-Michel serait ainsi un des ses lieux de culte. Les nains, gnomes, lutins et elfes proviennent majoritairement de la littérature arthurienne ou de la mythologie d’Europe du Nord comme les Chants des Nibelungen. Les fées longtemps diabolisées par les clercs sont réhabilitées dans les romans, telle la fée Viviane ou “Dame du Lac” dans le cycle arthurien.
L’auteur accorde peu de places aux sorcières car si des procès existent dès l’époque carolingienne, ceux-ci restent rares, l’époque moderne constituant l’apogée de la chasse aux sorcières.
Pour les animaux, le rhinocéros ou la chauve-souris sont considérés tout aussi merveilleux qu’une licorne ou un phénix.
Il existe ainsi trois types de monstruosités chez les animaux. Le premier est l’hybride évoqué précédemment, le second est l’animal au nombre élargi de membres tels l’hydre à trois têtes et enfin l’animal hybride, mélange de plusieurs animaux. Parmi ces derniers le griffon quadrupède à corps de lion et à la tête, aux serres et aux ailes d’aigle. Il est décrit par Ibn Battûta dans ses récits de voyage.
Enfin l’ouvrage accorde une place importante au dragon présent dans tout grand récit médiéval de Saint Georges au cycle arthurien. On peut citer parmi tant d’autres Fafnir, l’adversaire de Siegfried dans les Chants des Nibelungen.
Le XIVème siècle constitue une rupture, un certain type de merveilleux tendant à disparaître. Ainsi après avoir longtemps été surnaturels les sorciers apparaissent soudainement comme des agents du diable et on se débarrasse de personnalités en les accusant de sorcellerie comme Jeanne d’Arc.
Enfin l’ouvrage nuance dans ses dernières pages la crédulité de l’homme médiéval à travers les parodies, comme le récit de voyage de l’Anglais Jean de Mandeville qui accumule lieux étranges et animaux merveilleux alors qu’on doute qu’il soit seulement sorti de son pays.
UNE SUPERBE ICONOGRAPHIE
La construction du livre s’avère judicieuse car les grandes parties mentionnées ci-dessus sont découpées en blocs de deux ou quatre pages avec un texte accompagné d’illustrations traitant chacun un thème. Il est ainsi possible d’avoir une lecture sélective de l’ouvrage de manière très aisée.
L’iconographie est tout simplement magnifique. Comportant plusieurs centaines d’illustrations, chacune est accompagnée d’un commentaire et des références précises de sa source (côte de bibliothèque pour les enluminures, auteur des photos..), plus agréable à lire sous chaque image que lorsqu’elles sont compilées en fin d’ouvrage. Les types d’image sont variés, des nombreuses enluminures aux tableaux de Bosch, Brueghel en passant par les statues ou la tapisserie. Les reproductions s’avèrent d’excellente qualité tel ce manuscrit enluminé du XIIème aux rouges superbes, représentant un dragon à sept tête, magnifiquement étalé sur une double page (p 64-65).
Les annexes sont peu nombreuses, une bibliographie sur une double page rassemblant les maîtres (Duby, Le Goff) et des travaux plus récents comme ceux de Jérôme Baschet, et une table des matières.
On pourra reprocher en tant qu’historien que le texte s’attarde plus sur la littérature et soit déconnecté des illustrations, commentées séparément, l’analyse de l’image constituant une approche très pertinente en histoire.
Malgré ce point de détail, cet ouvrage constitue un très bel objet de par sa composition, ses illustrations et la rigueur de son texte qui cherche toujours à démontrer, exemples à l’appui, de manière toujours limpide. L’ouvrage s’adresse ainsi tout autant au grand public qu’aux enseignants à la recherche d’éclairages sur le domaine.
Il ne nous reste plus qu’à espérer d’autres tomes sur l’Antiquité ou l’époque moderne qui viendraient à merveille compléter cet ouvrage.
Fabien Vergez