Professeur agrégé d’histoire au lycée Pontus de Tyard de Châlon-sur-Saône, docteur en histoire contemporaine, Robert Chantin a publié en 2002 aux éditions l’Harmattan Des temps difficiles pour des résistants de Bourgogne. Echec politique et procès 1944-1953. Ses travaux portent sur la Résistance, l’Occupation et plus particulièrement sur les enjeux politiques des années de l’immédiat après-guerre. On aurait tort de penser à la lecture d’un titre aussi précis que cet ouvrage n’a d’intérêt que pour le spécialiste du sujet ou de la région. Très argumenté, parfois polémique, enrichi de quelques notes pédagogiques utiles au non spécialiste, ce petit livre est une bonne leçon d’histoire.

Mineurs, cégétistes, communistes

Il s’agit d’abord de présenter cinq courtes biographies d’hommes qui sont tous des ouvriers, et pour quatre d’entre eux des mineurs du bassin de Montceau-les-Mines, en Saône-et-Loire. Ce sont des hommes du peuple, confrontés aux très dures conditions de vie et de travail à la mine dans les années de l’entre-deux-guerres. Ce sont des militants syndicaux engagés dans les luttes ouvrières pour l’amélioration de leur condition, au sein de la CGTU puis de la CGT réunifiée, porteurs de la mémoire des durs combats de la fin du XIXe siècle. Ce sont des militants de la première heure du Parti communiste français, convaincus qu’en URSS se construit un monde meilleur, annonciateur de l’émancipation de leur classe. Cet aspect biographique n’est pas l’unique objectif du livre mais son intérêt mérite d’être souligné dans la mesure où l’on ressent la totale empathie de l’auteur avec les hommes qu’il présente, où l’on apprend beaucoup sur les réalités sociales du monde de la mine, et où l’utilisation de sources écrites et de sources orales (entretien avec les militants ou avec leurs familles) est maîtrisée dans le cadre d’une méthode historique rigoureuse.

Le choix de la conscience contre l’obéissance à la ligne du Parti

Au second niveau de la démonstration se découvre la singularité, la force de caractère et le courage de ces hommes. Chacun d’entre eux, à un moment de son engagement eut la force « de s’arracher au conformisme du groupe social, du syndicat ou du parti » (p. 170). Communistes, antifascistes, ils furent confrontés à la signature du pacte germano-soviétique en août 1939, à l’effondrement de la France en 1940, à la répression anticommuniste de Vichy puis de l’Occupant, enfin à la stratégie complexe, contestable et déroutante du Parti communiste de juin 1940 à juin 1941.
Militant et cadre du PCF, candidat aux élections législatives de 1936, Antoine Tissier vit le pacte germano-soviétique comme un drame et une rupture. Il ne l’accepte pas, il le critique et en propose une analyse que l’histoire confirmera ; mais il refuse de dénoncer publiquement le soutien de son parti à ce pacte. N’écoutant que sa conscience « torturée », il se met ainsi en porte-à-faux avec son parti mais aussi avec ceux qui l’interdisent et le combattent. Refusant la ligne du PCF qui définit la guerre comme « impérialiste » et qui n’appelle pas à la résistance et à la lutte contre l’occupant nazi, ils sont de ceux qui, de l’été 1940 au printemps 1941, organisent les premiers noyaux de résistance communiste, avec des moyens dérisoires et face à des forces de répression considérables, dans le cadre de l’OS (Organisation spéciale) puis des FTP. Ils le paient cher : Antoine Tissier et Camille Vaillot sont internés dans des prisons ou des camps français (puis allemand pour le second) ; Elsof Leroy est abattu par des GMR (Groupes mobiles de réserve, force policières de Vichy) en juin 1942 ; Madame Leroy et Madame Bar sont déportées à Ravensbrück.

Eliminés par leur parti

Robert Chantin montre ensuite que ces militants aux fortes convictions antinazies qui s’engagèrent les premiers dans la lutte furent critiqués, reniés et finalement éliminés par leur parti. Les hommes de l’appareil, ceux qui ont toujours suivi et appliqué la ligne n’acceptèrent pas cette indépendance, cette force de caractère, cette critique vivante de leur attitude. Durant l’Occupation déjà l’étau se resserra. Antoine Tissier fut considéré comme un traître parce qu’il avait accepté de signer une demande de libération du camp de Châteaubriant où il était détenu. Menacé d’être exécuté, il fut exclu du PCF. Il en fut de même, mais après la guerre, pour Camille Vaillot. Plus grave, Pierre Grille, résistant sans doute imprudent mais très actif et efficace, se vit reprocher sa conduite aventureuse et fut exécuté sur ordre du parti par deux de ses militants, le 7 juin 1943. Accusé d’avoir abattu un militant syndicaliste rallié à Vichy, le maquisard communiste Antoine Bar fut poursuivi par une justice revancharde en 1945 et surtout en 1948. Il bénéficia d’un non-lieu mais dut constater avec amertume que son parti ne le défendit que très mollement et très tardivement.

Effacés de la mémoire

Enfin, et c’est le quatrième niveau de la démonstration, il ne suffit pas au Parti communiste d’éliminer ces résistants de ses rangs, de les chasser de ce qui était leur grande famille et ainsi de leur imposer une réelle souffrance humaine et sociale, il s’efforça de les effacer de la mémoire collective et officielle. « Ceux-là n’eurent de cesse, dès lors qu’ils occupaient des fonctions dirigeantes de l’après-guerre, de ne pas trop mettre en avant ces hommes, dont la mémoire pour les disparus ou la parole tenace pour les survivants leur faisaient tant d’ombre et soulevaient des questions si gênantes (p. 175). » L’auteur montre que « les rituels commémoratifs comme les publications diverses », il s’appuie notamment sur l’analyse du contenu des articles de la revue départementale de l’ANACR (Association nationale des anciens combattants de la Résistance, organisation périphérique du Parti communiste), tendent à effacer leur action, à masquer leur rôle, « à esquiver les questions que soulève leur parcours ». La singularité de l’attitude de ces cinq résistants communistes perturbe « une histoire officielle qui efface les figures qui posent problème, qui lisse les réalités pour émettre une vision consensuelle et conformiste des situations et des enjeux historiques. Au bout du compte, ce sont toujours les mêmes acteurs et les mêmes faits qui sont mis en avant (p.176). ».

Parvenu au terme de son étude, Robert Chantin est alors en mesure de poser quelques questions fondamentales qui relèvent des relations complexes entre l’histoire et la mémoire : « Quelles traces du passé conserver ? Que transmettre de ce passé ? Pour quels usages ? (p. 177) ». A l’opposé du discours convenu sur le « devoir de mémoire » et les lieux communs des discours commémoratifs qui en sont le rituel, la présentation de l’engagement et de la lutte de ces mineurs résistants reconstitue « un passé utilisable et transmissible », « un outil pour affronter avec lucidité et détermination un présent difficile et un avenir incertain (p. 179). » Un livre très riche qui touche à bien des domaines de l’histoire (histoire sociale, histoire politique, histoire de la mémoire) et ouvre bien des pistes de réflexion.

© Clionautes – Joël Drogland