Aux lointaines origines de ce livre, on trouve la question d’un élève à son professeur d’histoire qui leur fait commenter une photographie classique illustrant la Shoah par balles, celle d’un membre d’un Einsatzgruppe s’apprêtant à abattre au fusil, une femme et son enfant qu’elle porte dans ses bras. « Comment s’appelle cette femme ? » demande Roxane. « Je l’ignore », répond Frédéric Sallée, le professeur. « Pourquoi ne pas étudier une photo où l’on sait qui sont les personnes et ce qu’elles sont devenues ? ».

« A cet instant, mon monde vacilla. J’avais été cueilli par une question à laquelle je ne pouvais non seulement pas répondre, mais surtout ne pas opposer le moindre argument recevable. » Ce vacillement suscite une réflexion sur l’absence de sens des bilans chiffrés en millions de victimes : « Les élèves empilaient les chiffres dans leur mémoire comme j’accumulais les exemples pour tâcher de livrer, en une poignée d’heures, un tour d’horizon exhaustif d’une tragédie européenne. Une tragédie hors sol pour les élèves (…) Une tragédie hors du temps. »

De l’histoire de la femme fusillée dans les blés ukrainiens, à celle du cousin Georges

« Je m’inquiétais soudain d’avoir toujours enseigné une histoire vide d’humanité. » Il pense alors à ce « cousin Georges » dont on parlait parfois dans sa famille, mais pas trop souvent, victime d’une rafle qui ne le concernait pas, parce qu’il « était là, au mauvais endroit au mauvais moment », près de ses patrons juifs, qui était mort à 17 ans, probablement à Auschwitz. Georges, « Jojo », dont il ne restait que deux photos au fond d’un album familial, l’une « où il posait fièrement dans son costume du dimanche », l’autre, le visage tuméfié, impossible de savoir s’il était vivant ou mort. « J’ignorais tout de son sort, de son histoire et de ce qui avait rendu possible une telle tuméfaction du corps et une telle destruction des tissus humains (…) En réalité, j’étais aussi proche du cousin Georges que de cette femme fusillée dans les blés ukrainiens. Cette femme, je n’en sais toujours pas le nom. Mais j’en parle beaucoup plus que du cousin Georges ». Ce livre est l’histoire du cousin Georges et aussi l’histoire de la recherche du cousin Georges, et de ceux qui partirent avec lui, certains pour ne pas revenir.

En 2014, l’historien Ivan Jablonka publiait un essai épistémologique et historiographique qui avait pour titre, L’histoire est une littérature contemporaine. Il y plaidait pour des ouvrages d’histoire qui racontent au lecteur la méthode que suit l’historien-auteur, pour une forme nouvelle qui tienne à la fois de l’enquête, du témoignage, de l’autobiographie, du récit et qui mette en œuvre « un raisonnement qui, déployé dans un texte produit une émotion ». Le chercheur-historien, affirmait-il, doit renoncer aux modes objectifs, ne pas craindre le « je », admettre qu’il est présent dans son histoire, reconnaître et faire connaître qu’il est en contact direct avec son objet d’étude, qu’il appartient au monde qu’il décrit, exposer sa méthode, démythifier sa personne et désacraliser son discours, montrer au lecteur comment la connaissance se fabrique, consacrer une part de son récit à la recherche elle-même, c’est-à-dire à la manière dont il a raisonné, enquêté, douté.

Frédéric Sallée[1] se situe clairement dans cette mouvance. Historien et professeur d’histoire il nous raconte pourquoi et comment il a entrepris des recherches historiques sur un petit cousin dont il ne connaissait que le nom, quelles furent les étapes, les difficultés, les joies et les résultats de ses recherches, en quoi elles ont suscité une évolution de sa conception de l’histoire et de sa pratique pédagogique. Son livre présente par conséquent une dimension proprement historique, une autre plutôt didactique et pédagogique, une troisième porte sur les modalités de l’enquête, sans oublier l’intention esthétique évidente : Frédéric Sallée entend faire de la littérature, travailler le style, l’expression et la structure.

La rafle de Vernoux-en-Vivarais

La dimension historique est essentielle dans ce livre qui n’est pas une étude de type universitaire, mais qui en possède néanmoins les attributs : recherches dans les archives départementales, nationales et étrangères (archives des camps de concentration), mention des sources précises dans les notes de fin d’ouvrage.

L’auteur fait d’abord le point sur la rafle du village ardéchois de Vernoux-en-Vivarais, où vit Georges Faure. En 1944, il a 17 ans et ses parents possèdent le Café de la gare, commerce tenu à bout de bras par sa mère, Elodie. A Vernoux, on a toujours voté à droite ; Xavier Vallat, devenu Commissaire général aux questions juives, est le grand homme politique local. Les maquis se multiplient, la Résistance devient une force avec laquelle l’Occupant doit compter. Secondé par les miliciens, il accroit sa répression.

Le 13 avril 1944, des miliciens accompagnés de la Gestapo de Saint-Etienne et d’un détachement de la Feldgendarmerie de Privas, investissent le café. Ils veulent arrêter Elodie qui est partie peu avant, laissant Georges et sa sœur au café. Simultanément, ils procèdent à plusieurs arrestations dans le village, pillent les domiciles, et rassemblent les victimes dans le café : le jeune instituteur Pierre Ponton, résistant FFI, le curé Augustin Riou (65 ans), une figure locale,  et son jeune vicaire Pierre Malburet (27 ans), les époux Etienne, pharmaciens respectés et  employeurs du cousin Georges, dont la maison était devenue le refuge de républicains espagnols, Jan Braun, juif polonais et sa femme Marianne, Gaston Hagenauer, Juif français, le docteur Maurice Hamburger, chef du service de gastro-entérologie des hôpitaux Cochin et Saint-Antoine de Paris, réfugié à Vernoux, chevalier de la Légion d’honneur, ancien combattant décoré, démis de ses fonctions de médecin par le second « statut des Juifs », André Nantaz, jeune postier résistant. Elodie ne rentrant pas, Georges est emmené. Les Juifs sont raflés, mais ils ne sont pas la cible prioritaire ; il s’agit plutôt d’une opération contre la Résistance locale. Le commando répressif s’arrête dans un village situé sur sa route et raflent sept personnes juives, toutes françaises. Des opérations de répression ont lieu dans les jours suivants dans la région. « Raflé, le cousin Georges devenait, croyait-on, une victime collatérale de processus de déportation des Juifs de France. »

« L’incroyable disparité du devenir de chacun »

« Enquêter est le propre de l’historien ». Frédéric Sallée est historien, il va enquêter pour redonner vie au cousin Georges et à ses compagnons d’infortune, connaître leur sort véritable. Il se tourne naturellement vers les archives, dont il fait l’inventaire. A partir de ce moment, grâce au travail de recherche intense et rigoureux de l’auteur historien, nous découvrons avec lui les itinéraires des personnes raflées, leurs lieux d’internement en France, les numéros des convois de déportation, les immatriculations dans les camps de concentration avec les différents transferts, leurs affectations dans les Kommandos et les tâches qui sont leur souffrance. C’est ainsi un voyage dans l’univers concentrationnaire qui nous montre le rôle économique essentiel de l’exploitation de la main d’œuvre concentrationnaire.

L’historien et son lecteur apprennent que Georges Faure fut immatriculé comme détenu politique au camp de Neuengamme, le 24 mai 1944, avec cinq de ses compagnons de rafle. Mais bien vite le groupe explose entre différents Kommandos de travail qui nous sont présentés. Georges est transféré au Kommando de Fallersleben, où il est affecté à divers travaux, au gré des besoins : Fallersleben était le « camp Volkswagen », désormais au service de l’industrie de guerre, l’un des 80 Kommandos de la nébuleuse Neuengamme. Georges est devenu « un esclave au service de l’économie de guerre allemande » ; et il n’est pas le seul parmi les raflés du 13 avril.

Nous suivons tous les autres, hommes et femmes, dans leurs affectations, leurs transferts et leurs travaux. Nous sont présentés les administrateurs des camps, leur géographie, leurs particularités : un voyage dans l’univers concentrationnaire, dont on appréhende la perpétuelle mobilité en ces derniers mois de la guerre. Souvent l’auteur fait un point qui nous permet de les situer toutes et tous à un moment précis. Ainsi, par exemple,  « le 23 mai 1944, Aziel est mort, Georges est dans un train quelque part entre la France et l’Allemagne, Marie-Thérèse a été enregistrée dans un camp de concentration aux confins de la Bavière, Maurice a disparu quelque part à l’Est ». Un chapitre est consacré au village de Vernoux durant ces mois d’absence des déportés dont on ignore le sort : les travaux et les jours, les espoirs et les peurs, les rumeurs, les courriers adressés aux autorités vichystes, la résistance qui est active, la répression qui se poursuit.

Itinéraires de libération

A la grande diversité des affectations dans les divers camps et Kommandos, correspond la diversité des modalités de libération des déportés qui ont survécu. Un chapitre est consacré au sort très particulier du docteur Maurice Hamburger que le travail opiniâtre de Frédéric Sallée parvient à reconstituer… dans la mesure du possible. D’abord déclaré mort à Drancy, pour des raisons administratives, puis à son arrivée en Lituanie, ou en Estonie, pour des raisons de changement de la réglementation administrative, il est arrivé en réalité au camp de Stutthof, libéré par les Soviétiques le 9 mai 1945. « La vie d’Hamburger n’est ensuite qu’une succession de suppositions fondées sur des témoignages ». Hamburger aurait été déporté au Goulag, dans l’immense ensemble de camps du Karaganda. Mais l’auteur nous prévient « A compter de cette date commence l’uchronie. L’histoire du possible, du peut-être, du plausible, mais aussi la tentation du non advenu, du fictionnel, du contre-factuel » L’auteur s’y aventure, à ses risques et périls.

Georges et deux de ses compagnons de rafle ont quitté Neuengamme dans un train aux wagons découverts, vers le nord et le « camp mouroir » de Wöbbelin, l’un des trois sites de regroupement avec Bergen-Belsen et Sandbostel. Les Américains y arrivent le 2 mai 1945, et constatent les ravages du typhus. Georges est trop faible pour être évacué vers la France par convoi ferroviaire. Rapatrié en avion, il atterrit au Bourget le 8 juin. Sa mère le retrouve à l’hôpital Tenon, alors qu’il agonise, il pèse 26 kilos pour un mètre quatre-vingt. Il meurt dans l’ambulance qui le reconduisait dans l’Ardèche, le 16 juin 1945.

« Des archives à la salle de classe, une plongée dans l’intimité de l’Histoire »

 Pour que le drame de la déportation ne soit plus pour les élèves « une tragédie hors sol et hors du temps », pour qu’ils puissent donner un nom aux victimes, pour incarner l’histoire, Frédéric Sallée, historien mais aussi professeur d’histoire, décide d’utiliser ses recherches dans les archives, pour faire faire de l’histoire à ses élèves en les confrontant aux documents bruts, sans toutefois leur dire que Georges est son cousin. Nous le suivons donc dans sa démarche didactique et pédagogique. Il constitue des groupes d’élèves dont chacun découvre et retrace l’itinéraire concentrationnaire des raflés du 13 avril. Nous faisons la connaissance de quelques élèves, découvrons leurs réactions, leurs interrogations, leurs critiques aussi quand ils trouvent trop importante la charge de travail dans la perspective du Bac.

Le professeur a la satisfaction d’avoir offert à ses élèves l’occasion de « faire » de l’histoire, et pas seulement de l’apprendre : « Quoiqu’il advînt et quelle que fut la suite, j’avais été à cet instant T ce professeur-là que je voulais être. Et mes élèves avaient été ces élèves-là, que je voulais avoir ».

« Au moment de conclure, le plus grand mystère demeurait de savoir comment l’histoire de Jojo avait à ce point pu être modifiée dans la transmission familiale en l’espace d’une génération (…) Son histoire réelle pourrissait dans les archives (…) Jojo se profilait agent de liaison (…) Il avait pour nom de code Jo. Le 14 mars 1959, un décret ministériel le remercierait pour les risques pris lui donnant la médaille de la Résistance ». Mais l’historien n’accorde-t-il pas là une trop grande confiance aux documents officiels issus des déclarations des liquidateurs des réseaux de résistance ?

Reste la dimension littéraire, l’intention esthétique. Elle est évidente et constante. Dans la structure, sans doute : trois parties de quatre chapitres chacune aux titres pour le moins abscons, « Hippocampe », « Cortex », « Hypophyse ». Je laisse le lecteur en découvrir le sens à la lecture du premier paragraphe de l’épilogue, disons qu’il s’agit du cheminement de la mémoire sémantique. La volonté de faire une œuvre littéraire se trouve aussi dans la recherche du style, des expressions, des formules. Mais on ne demande pas à un rédacteur de la Cliothèque de faire œuvre de critique littéraire !

 

[1] Professeur agrégé d’histoire, Frédéric Sallée  a soutenu sa thèse de doctorat en 2014, Sur les chemins de terre brune : voyages et voyageurs dans l’Allemagne nationale-socialiste (1933-1939), dont une version remaniée a été publiée en 2017 chez Fayard. Depuis 2009, il intervient fréquemment au méorial de la Shoah, aux côtés d’Annette Wieviorka et Nicolas Patin. En 2018, une querelle historiographique l’a opposé à Johann Chapoutot, spécialiste de l’histoire culturelle du nazisme, sur les liens entre la genèse intellectuelle du nazisme et l’Occident libéral. Il est l’auteur de Sur les chemins de terre brune. Voyages dans l’Allemagne nazie (1933-1939)[, Paris, Fayard, 2017 ; Anatomie du nazisme[, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, réédité format poche 2022 ; La Mécanique de l’histoire, Paris, Le Cavalier Bleu, 2019, réédité format poche 2023 ; Figures de l’historien, Paris, Le Cavalier Bleu, 2024.