C’est un nouvel éditeur qui est accueilli dans ces colonnes, à l’occasion de la parution d’un ouvrage consacré à l’expérience unique de deux enseignantes que le hasard des mutations a jeté sur les rives de Trappes, à défaut de celles de l’Orb bien plus au Sud, dans un collège appelé pudiquement sensible, baptisé aux termes d’un conflit entre mairie et inspection académique, Youri Gagarine.
Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales à l’Institut d’études politiques de Lille dans le cadre de la section préparatoire de l’ENA.
Parole d'enseignante
Parole d'enseignante

C’est un nouvel éditeur qui est accueilli dans ces colonnes, à l’occasion de la parution d’un ouvrage consacré à l’expérience unique de deux enseignantes que le hasard des mutations a jeté sur les rives de Trappes, à défaut de celles de l’Orb bien plus au Sud, dans un collège appelé pudiquement sensible, baptisé aux termes d’un conflit entre mairie et inspection académique, Youri Gagarine.

Une cité parmi d’autres de la ceinture jadis rouge, des HLM peu à peu dégradés, un collège surgi de nulle part pour répondre aux besoins de l’enseignement de masse, le décor est planté. Il n’est pas très original et les témoignages d’enseignants sont légion, généralement pour dire que la situation est devenue ingérable et pour faire sourire en évoquant parfois les situations cocasses et parfois dramatiques que le délitement du tissu social a entraînées.
Mais cet ouvrage n’a rien d’un catalogue de lamentations, au contraire. Au discours souvent tenu, et bien entendu pertinent, sur l’absence ou l’insuffisance de moyens, les deux auteurs opposent leur solutions, toujours imaginatives et tellement réalistes.
Ces deux femmes, la principale du collège, Aline Peignault et le professeur de lettres, Marie-Pierre Degois, ont compté parmi leur têtes plutôt brunes Jamel Debbouze qui préface ce livre d’un « j’vous kik les meufs ! » de bon augure.

Passion d’écrire

C’est que ces deux femmes qui écrivent de façon croisée, et l’on reconnaît leurs textes au changement de police de caractère, sont avant tout des passionnées. De littérature et d’écriture d’abord. Dans la première partie, elles racontent leur trajectoires de bonnes élèves, parfois blessées par la vie, dans les écoles religieuses ou à l’école normale. C’est de cette école qu’Aline Peignault qualifie de « libératrice » que sont issues ces deux enseignantes qui se revendiquent comme telles. Au hasard de ces destins croisés quelques images fortes, les grands bœufs roux dans l’étable du père d’Aline ou la descente aux enfers de Marie – Pierre et surtout de son frère. Blessures et cicatrices de la vie qui ont préparé ses femmes à cette entrée dans l’arène de Gagarine. Dans ce collège de ZEP, les paisibles bœufs roux se sont transformés en taurillons furieux, soulevant la poussière et soufflant des naseaux comme pendant cette journée d’émeute que ce collège a connue. Dix ans après ces événements les deux auteurs ont encore la gorge nouée et cela reste perceptible dans leur récit, un peu comme celui de ces matadors sur le départ qui racontent leur plus grave blessure, celle où ils ont senti la vie les abandonner.

Dans l’arène

Cette journée d’émeute, la lâcheté ordinaire, parfois doublée de vindicte, remarquablement évoquée de l’inspecteur d’académie du secteur, constituait un tournant dans la « success story » de ce collège où tout devenait possible grâce au dialogue, à l’écoute, au respect mutuel, au travail en équipe, et à toutes ces petites victoires contre le mauvais sort. L’émeute, déclenchée par la manipulation d’élèves par un adulte, est venue rappeler la fragilité de ces conquêtes. Le collège Gagarine n’est pas le sanctuaire que souhaitent ceux qui n’ont jamais mis les pieds en banlieue sauf entourés d’un escadron de mobiles, mais au contraire la plaque sensible d’un quartier en déshérence, le lieu où, envers et contre tout, la République n’abdique pas. Mais si, malgré tout cette citadelle du savoir se maintient dans l’adversité, l’institution et ceux qui président à ses destinées n’y sont pour rien. Ce sont les femmes et les hommes de ces équipes d’enseignants, de personnels administratifs qui exercent leur mission sans jamais reculer.

L’invention des possibles

L’ouvrage raconte leurs victoires quotidiennes, celle qui consiste déjà à entrer en classe et à affronter le bruit, l’incapacité de ces élèves à se mettre en situation d’écoute. Il y a aussi ces idées, les « vacances utiles », visant à accueillir les élèves hors temps scolaire, cette « journée du silence » sous forme de concours, ces spectacles comme celui où s’illustre Jamel Debbouze et tant d’autres moments.
Mais au-delà ce ses témoignages, au-delà aussi de ces beaux textes, c’est une méthode de gestion des ressources humaines qui est présentée par petites touches. Sans doute que les deux enseignantes n’ont pas eu le statut de DRH avec avantages associés, voiture de fonction, cotisations retraites prises en charge, et autres, mais elles n’ont rien à leur envier. Pilote et timonier d’un navire qui prenait l’eau, Aline Peignault a su trouver les mots et coordonner les actions qui ont permis de flotter et de tirer des bords. Marie-Pierre Degois a su aller au contact direct, sans se lasser, en étant sûre comme tous les autres enseignants que jamais sa principale «n’ouvrirait le parapluie». Au-delà de la confiance et de l’amitié entre les personnes de cette équipe de Gagarine, ce sont aussi des savoirs éprouvés, des techniques de gestion transactionnelle qui sont mises en œuvre.

Ce livre stimulant et utile permet de comprendre comment au quotidien peuvent s’inventer les possibles lorsque l’on a envie de dire avant d’essayer que rien n’est faisable « faute de moyens ».

À mettre entre toutes les mains, parce que ce livre dérangera les certitudes confortables de beaucoup et devrait nourrir l’envie d’agir de quelques autres.

Bruno Modica