C’est une belle idée d’avoir exhumé des archives nationales ces pièces pour la plupart inédites, et connues seulement par des bribes insérées dans des plaidoyers favorables ou défavorables à l’inculpé.

Les commentaires de Benoît Klein sont éclairants et en général pertinents. On y sent un discret parti pris, qui n’altère pas la saveur brute des documents et l’approche directe qu’ils permettent

– de l’état d’esprit de Pétain au lendemain de son retour en France d’une part,

– de son système de défense progressivement mis au point par l’avocat Jacques Isorni, d’autre part.

La préface de Marc Ferro est précieuse car elle résume et complète à la fois la vision du personnage exprimée en 1987 dans un gros livre par le meilleur biographe français du maréchal. Il persiste dans une vision paxtonienne orthodoxe, suivant laquelle Pétain a collaboré par haine de la République et désir d’instaurer un régime d’exclusion (il adhère sans réserve à l’initiative de Serge Klarsfeld, sortant de son chapeau le 3 octobre 2010 un brouillon annoté sans date ni contexte, pour prétendre à partir de ce seul document que Pétain était plus antisémite que son entourage et avait pour cette raison durci le statut des Juifs). Ferro sent bien son personnage, commente avec sûreté certaines de ses réponses pendant ses interrogatoires, mais ne tient pas compte de certaines recherches récentes, notamment sur Montoire et sur le 13 décembre.

Les commentaires de Benoît Klein sur les documents qu’il exhume et rassemble se bornent, pp. 15 à 47, à un bref avant-propos suivi d’une introduction intitulée « C’est Pétain qu’il nous faut » (une allusion aux campagnes favorables à une dictature du maréchal dans les dernières années de la Troisième République). L’auteur insiste sur la propension de l’accusation à privilégier un grief de conspiration -contre la République, ou la France, ou les deux- à grand renforts d’allusions à la Synarchie et à la Cagoule. Toutes accusations qui se délitèrent au fur et à mesure de l’instruction, puis des débats, pour disparaître complètement dans les motifs du verdict de condamnation. Or un télégramme accablant de l’ambassadeur allemand en Espagne franquiste sur son collègue Pétain représentant la France, publié en 1960, fait état d’incontinences verbales 17 mai 1940 qui valaient quasiment offres de services au Reich pour peu qu’il appliquât un traitement indulgent à la France, après qu’il eut bousculé ses défenses sur la Meuse (cf. Archives secrètes de la Wilhelmstrasse, t. IX, p. 100). Un bilan historique actuel se devrait d’en faire mention, pour montrer que le sous-équipement de l’accusation en 1945 (n’ayant pas l’accès aux archives de la Wilhelmstrasse en cours de dépouillement par l’armée américaine, et ne faisant aucun effort pour l’obtenir), explique l’abandon des poursuites sur ce chapitre, bien mieux que l’innocence de l’accusé en 1940. A moins de donner à ce vocable le sens de « candeur » !

Klein brosse en quelques pages utiles la genèse de cette accusation de complot dans les publications de la Résistance, gaulliste ou non. Voilà qui me fait penser à l’incendie du Reichstag : autant la culpabilité nazie est évidente, autant les militants antinazis ont aidé à la voiler, en présentant comme des certitudes des scénarios mal étayés ou même clairement erronés. La vedette est ici tenue par une page du journal de Jean Rist, fils de Charles, résistant et tué en 1944, fournie par Alexandre Parodi le 19 avril 1945 : elle fait état d’une confidence d’Alibert décrivant par le menu un complot pour livrer la France à Hitler, ourdi à Madrid par Pétain avec la complicité, entre autres, de Darlan ! Purs fantasmes de résistants sous-informés qui ne faisaient pas une guerre en dentelles : la justice commence précisément quand de telles « informations » sont passées au crible de la critique. Certes la pièce ne fut finalement pas retenue, mais la place qu’elle prend dans l’instruction handicape fort celle-ci.

En ce qui concerne les documents proprement dits, les plus intéressants sont les premiers interrogatoires, avant que Jacques Isorni ne prenne en main la défense de son client en l’obligeant à présenter de sa politique une version cohérente et, dans les rangs pétainistes, rapidement canonique, à base d’ »épée à Londres », de « bouclier à Vichy » et de « double jeu ».

Pétain, lorsque pendant quelques jours il se défend seul, montre une certaine tendance à accabler Laval, mais aussi à dire qu’il a « cru bien faire ». Toute la cuisine d’Isorni tendra à cuire ce « cru » ! Mais ce Pétain à l’état brut développe aussi une autre thématique, dont Isorni fera un article de base de son système : une comparaison indue entre le sort de la France et celui de la Pologne. Sa propre action, à commencer par l’armistice, aurait empêché ici ce qui s’était passé là-bas.

C’est faire bon marché du racisme de Hitler, ainsi que de sa stratégie, et de ses buts spécifiques en fonction de chaque pays. Or Isorni, en raison des faiblesses politiques et juridiques de l’accusation, va gagner cette bataille, sinon totalement, du moins largement. On reprochera bien à Pétain des marchés de dupe mais on ne songera guère, jusqu’à une époque toute récente, qu’il n’a jamais joui, mainmise allemande oblige, de la moindre autonomie, et que sa politique a été dessinée dans le détail par Hitler et ses sbires en fonction, d’une part, de leurs besoins, d’autre part de ce qu’ils estimaient supportable par la France sans qu’elle se révoltât trop.

De cette sous-estimation de la dictature nazie dans l’histoire de sa propre occupation de la France, il reste de nos jours des séquelles importantes, auxquelles les commentaires de Benoît Klein ne remédient pas entièrement.

François Delpla