Comme l’indique justement Jean Tulard dans la préface qu’il consacre au présent ouvrage : « L’épopée napoléonienne ne s’arrête pas sur les champs de bataille de Waterloo. » (p. 7) Le diplomate et historien chilien Fernando Berguño Hurtado tente ici d’en donner un aperçu pour le Chili. Issu d’une thèse soutenue à l’EPHE en 2004 sous le titre Les officiers français dans l’indépendance du Chili, 1817-1830 , le livre que publient les éditions de L’Harmattan parcourt un champ déjà passablement arpenté par les historiens, comme le soulignent en particulier, pour en rester à l’historiographie française de la question, les travaux de Fernand Beaucour sur Les soldats de Napoléon dans les guerres d’insurrection nationale (1994) et de Patrick Puigmal sur L’influence militaire française pendant l’indépendance du Cône Sud de l’Amérique latine (Chili, Argentine, Pérou) (thèse, 2004-2005).
Loin de n’être que la « suite d’aventures passionnantes » (p. 8) que semble suggérer le préfacier, l’ouvrage de Berguño, fondé sur une solide connaissance des sources et de l’historiographie, notamment chilienne, se présente comme un bilan de la contribution des soldats de Napoléon à l’émergence du Chili indépendant, l’un de ces nouveaux Etats américains issus des guerres des années 1810-1830.

Les 19 chapitres qui structurent l’ouvrage s’articulent en grande partie autour de deux officiers français emblématiques, Michel Silvestre Brayer et Georges Beauchef.
Les quatre premiers chapitres rappellent les raisons de l’exil de ces militaires hors de France, évoquent quelques projets d’enlèvement de Napoléon à Sainte-Hélène par des exilés installés aux Etats-Unis (et dont certains allaient se retrouver sur les champs de bataille de l’Indépendance au Chili) et mettent en scène de rocambolesques expéditions à destination de l’Argentine, auxquelles participent d’anciens soldats de l’Empire. Les affaires dont l’auteur traite sont passablement confuses et assez éloignées de notre sujet pour qu’on s’y arrête.
C’est à partir du chapitre 5 que l’aventure des soldats de Napoléon aux côtés des protagonistes des guerres de libération du Cône Sud se laisse plus aisément saisir. Des militaires français, comme Bacler d’Albe ou Cramer, s’illustrent en effet à la bataille de Chacabuco, remportée le 12 avril 1817 par l’Armée unie des Andes conduite par le général San Martin.

Des militaires exilés

Le général Brayer, dont la brève carrière au service de San Martin (1817-1818) fait l’objet des chapitres 6 à 10, est nommé par San Martin chef d’état-major de l’Armée unie des Andes, « une position de marque […] mais dénuée d’un pouvoir réel. » (p. 71) En effet, l’armée de libération était, selon l’auteur, « un système de hiérarchies parallèles et de coteries qui permettait à San Martin de se substituer au chef d’état-major désigné pour travailler directement avec les différents officiers d’état-major, recevant leurs avis et renseignements. » (p. 70)
Très rapidement, Brayer perd la confiance de San Martin : son caractère assez condescendant, ses faits d’armes peu éloquents aux batailles de Talcahuano (6 décembre 1817) et de Cancha Rayada (19 mars 1818), sérieux échecs du camp patriote, sans compter son implication dans les conflits politiques entre partisans et adversaires du Directeur Suprême du Chili O’Higgins soutenu par les Argentins, le discréditent auprès des dirigeants de l’époque puis de nombreux historiens argentins et chiliens qui mettent sur son compte, un peu hâtivement sans doute, la responsabilité de la plupart des échecs du camp patriote en ces années décisives.
La bataille de Maipù, en avril 1818, « l’un des plus beaux triomphes de San Martin et l’action décisive qui donna au chili son indépendance » (p. 117), a pour conséquence de purger l’Armée unie des Andes de bon nombre d’officiers français auxquels on reprochait leurs sympathies à l’égard des adversaires chiliens d’O’Higgins.

Georges Beauchef, objet des chapitres 13 à 18, bénéficie quant à lui d’une image plus positive : son nom reste associé à l’histoire de l’Académie militaire chilienne, refondée en 1817 pour former rapidement les officiers que requéraient les campagnes du Chili puis, ultérieurement, du Pérou. Il s’illustre par ailleurs lors de la « guerra a muerte », terrible prolongement de la guerre de libération dans le Sud du Chili : participation remarquée à la prise de Valdivia puis à la bataille d’El Toro en 1820, qui lui valent de devenir gouverneur civil et militaire de Valdivia, soit un « véritable Proconsul dans le Sud » (p. 177), puis, quelques années plus tard à la libération de Chiloé (1826). Aux yeux de Berguño, Georges Beauchef reste « sans doute le Français qui a le plus marqué la geste de l’indépendance chilienne et dont le travail d’organisateur militaire aurait pu avoir une très longue portée si les aléas de la politique chilienne et la disparition soudaine en 1830 de ses continuateurs, patiemment éduqués par lui dans l’art militaire, n’avaient pas fait échouer une partie de son projet militaire. » (p. 141)

Des formateurs de cadres

Les amateurs d’histoire militaire traditionnelle goûteront sans nul doute cet ouvrage dans la mesure où l’auteur fait la part belle aux batailles qui scandent principalement les années 1817-1820, n’hésitant pas à discuter stratégie et tactique et à redistribuer bons et mauvais points aux différents acteurs de la guerre d’indépendance. Il sauve en particulier l’honneur de Brayer, singulièrement mis à mal par quelques phares de la vieille historiographie chilo-argentine… et reconsidère les mérites respectifs de l’amiral Cochrane et de Georges Beauchef dans l’épisode de la prise de Valdivia.
Si l’auteur conforte par ses analyses l’idée, couramment admise, que l’armée chilienne du XIXè siècle s’inspire d’un « modèle français » auquel les soldats de Napoléon ont apporté leur contribution, il se montre en revanche assez décevant dans la présentation d’une « idéologie commune » (p. 217) des officiers napoléoniens : la question est effleurée, même si la sympathie de bon nombre d’officiers pour les « libéraux » apparaît évidente; dans les rivalités entre O’Higgins et Freire par exemple, il est difficile d’y voir clair sur les raisons qui motivent l’adhésion des militaires français en faveur de l’un ou de l’autre.

L’auteur donne largement la parole aux acteurs de ce moment des indépendances, fournit un appareil critique assez dense mais relégué en fin d’ouvrage ainsi qu’un index et un très utile dictionnaire des soldats français dans l’indépendance du Chili (pp. 291-307).
On regrettera que les « règles strictes de la Sorbonne » (p. 8) que croit bon d’évoquer Jean Tulard pour louer le travail de son poulain ne soient pas totalement respectées sur le plan de l’écriture : pourquoi l’auteur, qui manie fort bien la langue française par ailleurs, abuse-t-il à ce point du futur historique?

En dernière analyse, si le livre de Fernando Berguño constitue, malgré son sujet mineur, une utile porte d’entrée dans l’univers somme toute méconnu de l’histoire des indépendances ibéro-américaines, il n’en demeure pas moins qu’il ne permet pas de prendre la mesure du renouvellement historiographique considérable de la question au cours des vingt dernières années. Et l’histoire militaire y a toute sa part, comme le montre aisément la remarquable étude de Clément Thibaud, Républiques en armes. Les armées de Bolivar dans les guerres d’indépendance du Venezuela et de la Colombie (Presses Universitaires de Rennes, 2006).

Philippe Retailleau