Sortie de 2 DVD sur le maréchal Pétain à l’occasion du soixante-dixième anniversaire des événements de 1940
Indexée sur le calendrier commémoratif de la déroute de 1940, la production documentaire historique a fait de Philippe Pétain un des hommes de l’année 2010. En témoigne l’édition presque concomitante de deux DVD consacrés à la biographie et la personnalité de cet acteur majeur de la France de la première moitié du XXe siècle. Récemment diffusés à la télévision, ces deux documentaires aux factures très dissemblables par leur méthode et leur construction (l’autre est signé par Paule Muxel et Bertrand de Solliers : voir http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article3275) proposent des angles d’approche sensiblement différenciés de l’itinéraire du Sauveur de Verdun devenu le dirigeant suprême du régime de Vichy.

Une réussite visuelle

Le portrait de Philippe Pétain brossé par Serge de Sampigny possède les qualités mais aussi les défauts d’un essai personnel – et passionnel. Sur le plan formel, il puise sa force de séduction dans l’originalité de sa composition, uniquement faite d’images d’archives (dont quelques photos) appuyées par le commentaire que porte la conviction du comédien Jacques Gamblin. La qualité des sources visuelles présentées constitue une indéniable réussite. Une partie de ces films rares ou oubliés a d’ailleurs été colorisée et légèrement sonorisée, ce qui leur confère une superbe et troublante proximité possédant un vrai pouvoir hypnotique. Mention spéciale mérite d’être faite du défilé des troupes françaises entrant dans Metz en novembre 1918, et des images spectaculaires de la visite effectuée par Pétain en avril 1944 dans les quartiers bombardés de la banlieue parisienne. Intérêt supplémentaire, certaines bobines inédites sont même issues de films d’amateurs.

En contrepoint de l’itinéraire du maréchal Pétain, les cas personnels de quelques témoins sont ponctuellement présentés à l’aide de séquences illustrées par des documents de famille. L’un d’entre eux est plus particulièrement mis en exergue. Il s’agit de l’avocat et homme politique Pierre Masse, connu par la lettre admirable qu’il adressa au maréchal Pétain pour protester contre les lois antisémites de Vichy. En faisant revivre à travers des archives familiales cette victime du génocide disparue à Auschwitz, un parallèle récurrent l’érige en un anti-Pétain. Le procédé est efficace mais réducteur. D’abord en suggérant entre ces deux protagonistes une familiarité qui force peut-être la réalité (mais cela alourdit le passif de Pétain, accusé de l’avoir abandonné aux Camps de la Mort). Ensuite, parce que la destinée de ce notable républicain exemplaire et de sa lignée, emblématique de l’idéal d’assimilation républicaine que malmena l’antisémitisme institutionnel de Vichy, mériterait à elle seule son propre documentaire. Enfin, et peut-être surtout, parce que cette construction tend à ériger Pétain, par effet de miroir, en une sorte de “Soleil Noir” de la France de l’Occupation et de la Collaboration.

Un message historique sans nuance

Significativement, le générique initial est illustré par des images du procès Pétain. Ce choix reflète l’angle adopté par le film : il s’agit de faire le procès moral de ce «héros si populaire», objet d’une «honte nationale qui continue à hanter nos mémoires». Centrée sur la participation criminelle du pouvoir de Vichy à l’extermination des Juifs, la leçon civique qui peut en émaner est pleinement légitime. Sur le plan de l’analyse historique en revanche, l’optique adoptée crée un certain malaise, dû non seulement à la période et à ses dimensions horribles et nauséabondes, mais aussi au caractère systématique du portrait à charge qui en résulte, jusqu’à lui conférer une dimension rétrospective, comme si le cas Pétain se résumait à une imposture intégrale. Voilà pourtant de quoi rendre, paradoxalement, encore plus inexplicables -et inexpiables- la confiance et l’affection vouées par les Français au «héros qui leur ressemble» que le commentaire présente aussi tour à tour, avec emphase, comme la «nouvelle Jeanne d’Arc», et même rien moins que le «nouveau messie d’une France déboussolée», qui aurait été «fêté comme un Dieu vivant» en 1944…

Le documentaire a le mérite de mettre en exergue quelques pièces d’une valeur historique indéniable. On découvre ainsi que le maréchal signa en novembre 1938 une pétition courageuse (et inattendue…) contre les persécutions religieuses et racistes perpétrées en Allemagne. Inversement, un original du projet de loi du Statut des Juifs retouché de sa main prouve qu’il en a durci le contenu, trouvaille déterminante dont l’annonce a fait sensation. Pour autant, raccourcis et approximations plus ou moins litigieux s’accumulent. Le Pétain chef de guerre est délaissé et même minoré, sauf pour retenir comme pièce à charge la répression des mutineries de 1917, en dépit du diagnostic partagé des historiens soulignant son caractère très mesuré. Le mythe Pétain est banalisé, et déconstruit unilatéralement par les critiques (d’ailleurs avérées) portées par ses homologues généraux et par Clemenceau contre le tempérament timoré et défaitiste du commandant en chef, comme s’il fallait absolument qu’il n’ait eu aucune part dans la victoire de 1918. L’évocation de la vie privée libidineuse du futur maréchal est à considérer comme une curiosité anecdotique. Pour les années Trente, le puriste restera dubitatif devant l’affirmation réitérée avec insistance qui qualifie les Croix-de-Feu de mouvement d’extrême-droite, ce qui n’a rien d’une évidence historiographique et n’aurait pas été accrédité si aisément par l’authentique extrême-droite de l’époque (Action Française, PPF et ligues de diverses obédiences). L’ambassade de Pétain en Espagne en 1939 est présentée comme une «révélation» faisant du franquisme le modèle implicite du régime de Vichy. Une fois la guerre déclarée, des citations écrites de Pétain sont présentées comme reflétant rien moins qu’une jouissance anticipée de la défaite chez le maréchal… Lequel est aussi désigné expéditivement comme responsable de la percée allemande dans les Ardennes là où il n’aurait pas jugé utile, étant ministre, de prolonger la Ligne Maginot ! Enfin, on ne peut que s’étonner de l’occultation du rôle de Laval dans le sabordage de la République en juillet 1940, processus dont l’initiative exclusive est imputée à Pétain.

Plus globalement, on est saisi de la personnalisation systématique et assez excessive qui résulte de cette lecture événementielle. N’entre en ligne de compte aucun effet de milieu, jeu d’influence ni rapport de force, pas même le temps qui passe, facteur d’incertitude et d’évolution personnelle. Il n’y a plus de conjoncture, bien peu de Hitler, presque plus de Juin 1940, pas du tout de Laval (sacrée ellipse !), tout s’efface, sauf Pétain. Un Pétain ramené à une sorte d’incarnation réactionnaire de la figure nietzschéenne de “l’Homme du ressentiment”, donnée comme un invariant accablant. L’immense popularité et la confiance des Français en deviennent incompréhensibles, sauf à postuler que cette adhésion au «héros qui leur ressemble» soit la démonstration d’un inconscient peuplé par la “France moisie”. Pétain était-il donc la France ? Ce n’est pas à exclure, compte tenu des spectaculaires affluences de foule qui accueillent ses voyages officiels jusqu’en 1944. Mais en ce cas, de quel Pétain et de quelle France s’agit-il, et jusqu’à quel point ? La démonstration ne formule aucune réponse claire à cet égard.

Un Pétain d’aujourd’hui

Car c’est un Philippe Pétain de notre temps, jugé à l’aune des valeurs de 2010 et de l’absolutisation de la Shoah, qui émerge de l’exercice. On y saisit sans doute des éléments de personnalité exacts, mais sans parvenir à analyser -peut-être parce que l’auteur du documentaire ne peut l’admettre- l’essentiel : ce qui constitue le capital de prestige et de confiance dont bénéficie le Pétain de 1940 et, pire encore, celui de 1944. Ce Pétain-là demeure une énigme. A s’enfermer vertueusement dans la condamnation, on court ainsi le risque d’être dans l’incapacité de comprendre. Pourtant, il est possible d’entrevoir à travers la richesse de ces archives filmées ce qui pourrait être une clé d’interprétation : ce vieillard d’apparence fragile, auquel le grand âge (et une propagande bien faite) confère abusivement la figure rassurante de la bonté et de la sagesse, possède tous les attribut d’un patriarche protecteur, et puise dans sa double image de grand-père de la patrie et de Sauveur de Verdun la légitimité conférée aux choix politiques criminels faits par le pouvoir de Vichy. A moins qu’on ne se réfère aussi au caractère timoré et pessimiste noté par nombre de ceux qui côtoyèrent Pétain : un trait de personnalité qui put être une qualité à l’heure des massacres industriels de la guerre des tranchées, mais fut une faiblesse face à la renaissance de la guerre de mouvements, devint une faute à l’heure tragique de juin 1940, et constitua un crime dans la fange de la Collaboration.

L’édition DVD du documentaire de Serge de Sampigny n’est pas chapitrée. Elle est complétée par trois suppléments : La défense de Verdun (muet N&B – 22 mn) – L’entrée des Français à Metz, 19 novembre 1918 (muet N&B – 8 mn) – Le maréchal Pétain à l’île d’Yeu (muet N&B – 27 mn). Il s’agit de bobines d’actualité muettes à l’état brut, qui ont servi de sources à différents extraits colorisés intégrés au film principal. Le premier d’entre eux peut plus particulièrement constituer un bon support pédagogique pour l’étude de la Grande Guerre.

© Guillaume Lévêque