Co-auteur des Courants historiques en France et d’Historicité avec Christian Delacroix et Patrick Garcia, François Dosse est aussi l’auteur de nombreuses biographies, dont celles de Paul Ricoeur, de Michel de Certeau, de Pierre Nora, de Gilles Deleuze et Félix Guattari. En plus de ces portraits d’intellectuels, il a écrit une Saga des intellectuels français, 1944-1989 en deux tomes.
A la fois historien majeur en raison de ses travaux sur la Grèce ancienne et intellectuel engagé aux multiples combats, Pierre Vidal-Naquet a laissé des Mémoires et des archives nombreuses. François Dosse a aussi réalisé de nombreux entretiens pour rédiger son ouvrage.
Première partie – La traversée des épreuves
La biographie s’ouvre par l’arrestation et la déportation vers Auschwitz des parents de Pierre Vidal-Naquet. Ils sont probablement gazés dès leur arrivée. Leurs 4 enfants échappent à l’arrestation grâce à leur cuisinière, leurs voisins, leurs camarades et le personnel du lycée. Ils sont accueillis par leur famille et protégés par les communautés protestantes. Pierre Vidal-Naquet est membre des éclaireurs unionistes, un mouvement scoutisme protestant, pendant la guerre. Il lit beaucoup, s’intéresse à la politique en suivant notamment la progression des troupes de libération. Étudiant brillant, il échoue cependant trois fois aux écrits de l’ENS et en conserve un certain dépit.
Pierre Vidal-Naquet est issu d’une famille juive laïque, attachée à la République. Les enfants ne sont pas circoncis, les fêtes juives ne sont pas célébrées à l’exception du Nouvel An. Le père, Lucien, s’engage dans un réseau de Résistance, celui du Musée de l’Homme. Ce groupe est rapidement repéré, il reprend ses activités en 1943 quand la famille rejoint Marseille. Il collabore fréquemment au journal clandestin La Marseillaise et joue le rôle d’agent de liaison entre différents groupes de résistants. Torturé par la Gestapo, il ne livre aucun renseignement.
Pierre Vidal-Naquet devient ami avec Pierre Nora avec qui il crée une revue éphémère, Imprudence qui paraît en 1948 et qui est soutenue par le poète et résistant René Char.
Pierre Vidal-Naquet, après ses échecs au concours de l’ENS, se tourne vers l’histoire. Il obtient le CAPES de lettres classiques et l’agrégation d’histoire en 1955. Il devient professeur dans le secondaire, travaille sur une édition des œuvres de Léon Blum et s’engage dans des recherches sur la Grèce ancienne. Dans ces études comme dans ses premiers travaux, on trouve un intérêt pour l’histoire contemporaine en plus de l’histoire ancienne. Affecté à l’université de Caen, il est démis de ses fonctions en 1960 pour avoir signé le Manifeste des 121 et est muté d’office après un an d’interruption à l’université de Lille, où il continue à s’engager contre la guerre d’Algérie.
Deuxième partie – Le combat moral contre la guerre sans nom
A l’été 1957, le militant communiste Maurice Audin est enlevé par l’armée avant de disparaître. Vidal-Naquet donne un retentissement important à l’affaire. La France s’enlise dans le conflit et Guy Mollet a décidé d’intensifier la lutte contre le FLN.
L’engagement des intellectuels contre la guerre d’Algérie est alors minoritaire. André Mandouze, historien et journaliste, dirige Témoignage chrétien et a fondé une revue anticolonialiste, Consciences algériennes. Il dénonce les exactions de l’armée française. L’historien de l’Antiquité Henri-Irénée Marrou s’insurge contre la répression de la contestation en Algérie en rappelant l’attachement de la France aux principes des déclarations des droits de l’homme de 1789 et 1948. Il publie une tribune dans Le Monde, « France, ma patrie » (avril 1956). Vidal-Naquet lui témoigne son soutien. Mais dès le 23 mai, Le Monde publie une tribune de ses opposants : « Des professeurs à la Sorbonne expriment leur adhésion à la politique gouvernementale » et soulignent les « bienfaits » de la politique menée en Algérie par la France.
Vidal-Naquet publie un article dans le Monde en tant qu’historien et entre en contact avec Josette Audin, la femme de Marcel Audin. Deux intellectuels communistes, Michel Crouzet (futur spécialiste de Stendhal) et Luc Montagnier (futur découvreur du VIH), lancent une pétition nationale. Un Comité Mauric Audin se constitue autour de Michel Crouzet, de Luc Montagnier, de Pierre Vidal-Naquet, de Jacques Panijel (biologiste) et de Laurent Schwartz (mathématicien). Ce dernier fait passer à Marcel Audin une thèse in abstentia.
L’historienne Madeleine Rébérioux s’engage activement dans le combat pour la guerre d’Algérie. L’assassinat déguisé en suicide de l’avocat algérien et militant nationaliste Ali Boumendjel est un déclencheur. elle crée un Comité interloquées contre la guerre d’Algérie avec Bianca Lamblin, Geneviève Tremouille et Andrée Tournès qui se rapproche du Comité Audin. Vidal-Naquet publie son premier ouvrage L’affaire Audin en 1958. Il emploie une méthode inspirée des historiens méthodistes (critique interne et externe des documents).
Le comité regroupe 3000 adhérents, organise meetings, conférences-débats, colloques et conférences de presse. Il organise deux manifestations seulement, mais se rallie à des manifestations interdites. Le comité obtient le maintien des poursuites et le dépaysement de l’affaire. Vidal-Baquet témoigne à deux reprises au procès. L’amnistie prévue par les accords d’Evian, entraîne un non-lieu. La responsabilité de l’État français est reconnue par Emmanuel Macron le 13 septembre 2018.
La lutte contre la torture en Algérie mobilise les intellectuels français autour de la presse, notamment les journaux chrétiens comme Christianisme social. La revue de Sartre, Les temps modernes, L’Express ou France-Observateur s’engagent également. En novembre 1955, Edgar Morin, Robert Anselme, Dionys Mascolo et Louis-René des Forêts créent un « Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord » auquel adhèrent Marguerite Duras, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Jean Cocteau, Claude Lévi-Strauss, Irène Joliot-Curie, André Breton…
Vidal-Naquet recueille le témoignage de son ami d’enfance Robert Bonnaud, qui a fait son service militaire en Algérie et le fait publier dans la revue Esprit. Il y décrit les tortures employées et le déplacement des populations civiles. Robert Bonnaud est arrêté pour atteinte à la sûreté de l’État.
Vidal-Naquet distingue trois composantes dans l’engagement contre la guerre d’Algérie : dreyfusard, bolchévique et tiers-mondiste en précisant que les frontières sont floues et que beaucoup de militants se rattachent à plusieurs groupes. Il publie La torture dans la République après la guerre en Angleterre et en Italie, en 1972 en France.
En 1989, Vidal-Naquet dédie son livre Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie à deux éditeurs majeurs : Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit depuis 1948 et François Maspero qui a fondé sa maison d’édition en 1959. Jérôme Lindon a notamment publié L’Algérie en 1957 de Germaine Tillon (1947) et La Question d’Henri Alleg (1958). Ce dernier est interdit 6 semaines après sa parution. D’autres ouvrage des Éditions de Minuit sont censurés : Le Déserteur de Jean-Louis Hurst (1960), Notre Guerre de Francis Jeanson. Jérôme Lindon est inculpé à 18 reprises pendant la guerre d’Algérie, son appartement est plastiqué. Il signe le Manifeste des 121. Vidal-Naquet lui fournit plusieurs manuscrits. François Maspero représente un versant plus impérialiste de la protestation contre la guerre d’Algérie. Il publie Paul Nizan, Frantz Fanon. Pendant le conflit, treize parutions sont saisies, des attentats visent sa librairie « La joie de lire ». Il assiste au massacre des Algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961. Vidal-Naquet est signataire du manifeste des 121 sur le « droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». La diffusion en est immédiatement interdite. Une revu créée en 1958 Témoignages et documents cherche à publier les textes censurés. Maurice Pagat, créateur de cette revue, demande à Vidal-Naquet d’en être le rédacteur en chef. L’alliance est de courte durée et Vidal-Naquet crée une nouvelle revue en 1960 : Vérité-Liberté. La revue aborde la torture, le traitement réservé aux prisonniers, le massacre du 17 octobre 1961, mais aussi le sort des harkis.
Vidal-Naquet dénonce également la torture et les massacres perpétrés par les dirigeants du FLN, montrant ainsi sa lucidité face au nouveau régime algérien. Lors du coup d’État de Boumediene en 1965, il évoque dans les pages du Monde « La question ininterrompue ». Cet engagement algérien est poursuivi jusqu’à la fin de sa vie.
Troisième partie : Un regard renouvelé sur la Grèce antique
Vidal-Naquet commence à travailler sur Platon, écrivant un mémoire sur La conception platonicienne de l’histoire. Il travaille également sur la figure de Clisthène l’Athénien qu’il publie avec Claude Lévêque poursuivant ses recherches sur les représentations de la temporalité et de l’espace chez les Grecs. En 1974, Vidal-Naquet soutient une thèse sur travaux, une procédure encore nouvelle. François Dosse évoque ensuite les influences d’Arnaldo Momigliano, spécialiste de l’historiographie de l’Antiquité et de Moses Finley.
Ce regard renouvelé sur la Grèce antique a été impulsé par un groupe d’hellénistes autour de Vidal-Naquet : Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne et Nicole Loraux. L’influence structuraliste et anthropologique y est importante, notamment chez Marcel Detienne et chez Pierre Vidal-Naquet.
Vidal-Naquet ambitionne une histoire totale de la Grèce, croisant analyse des phénomènes économiques, des représentations, du politique. Pierre Vidal-Naquet et Michel Austin montrent dans Économie et sociétés en Grèce ancienne que le concept d’économie n’existe pas à l’époque. Le commerce est admis s’il assure l’autarcie. L’idéal d’oisiveté et la relégation du travail implique le recours aux esclaves. La thématique de la naissance de la démocratie athénienne est centrale dans l’œuvre de Vidal-Naquet. Il n’oublie pas les exclus de cette démocratie et consacre une des parties de son Chasseur noir aux femmes.
Il étudie également le mythe de l’Atlantide et ses usages à travers le temps. Il ouvre un champ nouveau dans l’histoire grecque, celui de l’historiographie en réfléchissant à la constitution d’un modèle athénien dans la société occidentale des XVIIIe et XIXe siècles, à la manière dont Athènes sert de grille de lecture pour comprendre les événements de la Révolution française. Athènes apparaît comme moderne, démocratique et libérale et devient un modèle idéalisé pour la nation française.
François Dosse évoque ensuite les disciples de Vidal-Naquet : Alain Schnapp, Annie Schnapp-Gourbeillon, Pauline Schmitt-Pantel, Maurice Sartre, François Hartog notamment. François Dosse évoque aussi de nouvelles générations de chercheurs inspirés et guidés par Vidal-Naquet en présentant les parcours de ceux qu’il surnomme les « enfants » et les « petits-enfants du chasseur noir ».
Quatrième partie – Être juif en France
Vidal-Naquet est marqué par le suicide au gaz de son frère cadet Claude à l’âge de 20 ans, mais il s’intéresse peu, dans sa jeunesse, à l’identité juive et à la construction de l’État d’Israël. La situation lors de la guerre des Six Jours en 1967 est un déclencheur, Vidal-Naquet s’engage d’abord en faveur d’Israël avant d’adopter une position mesurée en faveur de la proposition de l’ONU à créer un État palestinien. Son ami Richard Marienstras propose la création d’un groupe d’intellectuels juifs non sionistes, Vidal-Naquet adhère à l’Union des juifs progressistes. Il multiplie alors les interventions sur la question juive, sur Israël, sur la cause palestinienne.
Il concilie histoire hellénistique et histoire juive en 1976, lors de la publication de son essai sur Flavius Josèphe, auteur de La Guerre des Juifs. Pierre Vidal-Naquet insiste sur l’importance du royaume et des rois juifs jusqu’au Ier s. après J.-C. comme « legs culturel de la Grèce antique ». Au lendemain de la mort d’Hérode, une agitation populaire éclate en Judée que Vidal-Naquet décrit comme des mouvements paysans autour d’un messianisme fort, de la fondation de la secte de Judas et du groupe des Sicaires.
La grand-père de Pierre Vidal-Naquet était très engagé dans l’affaire Dreyfus qui s’inscrit dans l’historie familiale des Vidal-Naquet. Son engagement contre la torture en Algérie s’inscrit dans cet engagement dreyfusard. En 2006, il intervient dans un colloque sur l’affaire Dreyfus à la Sorbonne, intitulant sa communication « Mes affaires Dreyfus » évoquant son parcours, de l’affaire Audin à la lutte contre le négationnisme. Pierre Vidal-Naquet écrit de nombreuses préfaces sur des ouvrages portant sur l’affaire Dreyfus ou sur la déportation des juifs. Il a aussi été sensibilisé par son père au génocide arménien et est proche de Levan et Anahide Ter Minassian, qui luttent pour la reconnaissance du génocide. Vidal-Naquet s’engage en faveur de la cause palestinienne, s’oppose à la guerre du Liban et est l’un des premiers à dénoncer les massacres de Sabra et Chatila.
Pierre Vidal-Naquet participe à différentes polémiques, par exemple en relevant de multiples erreurs dans Le testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy ou en attaquant Annie Kriegel qui a défendu le stalinisme dans sa jeunesse. Mais il a de l’estime pour cette dernière, qu’il qualifie de « meilleure ennemie », malgré leurs différents répétés sur le marxisme et le Proche-Orient.
Pierre Vidal-Naquet prend part au combat contre le négationnisme. Il témoigne en faveur de l’historien Léon Paliakov qui attaque Robert Faurisson en diffamation en 1981 après avoir été qualifié de « fabricateur de documents ». Faurisson est condamné à plusieurs reprises. Vidal-Naquet publie un article pour contredire ces thèses négationnistes dans Esprit : « Un Eichmann de papier » en 1980. Il s’indigne de la préface rédigée par Noam Chomsky pour Faurisson, préface écrite sans avoir lu le livre sous prétexte de défendre la liberté d’expression. Il participe à un colloque organisé par l’EHESS en 1982. Il pointe la production « révisionniste » importante en Allemagne et aux États-Unis et met en évidence les spécificités du mouvement français : l’accent mis sur l’aspect technique de l’extermination des juifs et l’alliance avec des libertaires comme le groupe de la Vieille Taupe. Un des disciples de Faurisson, Jean-Claude Pessac, mène l’enquête à Auschwitz et revient en contredisant totalement les thèses de Faurisson. Vidal-Naquet soutient Pessac et lui demande d’intervenir dans un colloque en Sorbonne. Il publie un ouvrage sur les aspects techniques de l’extermination en 1993.
Vidal-Naquet devient la cible des négationnistes dans les années 1980 : appels anonymes, insultes, menaces de mort, dégradations. En 1987, l’année du procès Klaus Barbie, il publie Les assassins de la mémoire, qui réunit différents articles sur le sujet. Il s’engage sur le front scolaire en intervenant dans des lycées et sur le front judiciaire, avec son avocat Roland Rappaport. Vidal-Naquet est en revanche opposé à la loi Gayssot, car il ne revient pas aux tribunaux d’établir la vérité historique, la loi de 1972 est suffisante selon lui. Il préface le live de Gérard Boulanger, avocat à l’origine de la procédure judiciaire contre Maurice Papon.
Cinquième partie : L’engagement dans la cité
Pierre Vidal-Naquet a été un collaborateur régulier du Monde. Il est d’abord correcteur bénévole, signalant les erreurs de l’édition de 14h afin qu’elles soient corrigées dans la seconde édition. Le journal lui ouvre ensuite ses colonnes, notamment pour faire des recensions d’ouvrages. Ses contributions portent essentiellement sur la question algérienne, sur la judéité et le Proche-Orient, ainsi que sur l’histoire antique grecque.
Cette dernière partie évoque les autres engagements de l’historien : contre la guerre du Vietnam, pour la révolution cubaine, contre la dictature des généraux en Grèce. Il participe à des manifestations lors de mai 68 et participe à la constitution d’archives sur le mouvement. Comme d’autres intellectuels, il se mobilise pour les prisons dans les années 1970 au sein du GIP (Groupe d’Information sur les Prisons), qu’il crée avec Michel Foucault et Jean-Marie Domenach en 1971. Rapidement, un groupe autonome se forme par prison. Vidal-Naquet s’empare de l’affaire Pascal Piton, mort de manière suspecte en détention en 1979. Pour l’historien, il s’agit d’un meurtre déguisé en suicide. Il se mobilise pour des membres d’Action directe. Dans les années 1990, il lutte contre les expulsions. Son soutien aux dissidents des pays de l’Est s’accompagne d’une lucidité sur le régime maoïste. Il se mobilise aussi en faveur des militants d’extrême gauche italiens injustement associés aux Brigades rouges.
François Dosse dresse aussi un portrait intime de Vidal-Naquet entre incapacité à mener toute tâche du quotidien, conduite dangereuse, colères homériques et accumulation de livres dans l’appartement familial, montrant le rôle essentiel de Geneviève. Il rappelle aussi ses amitiés avec Jérôme Lindon, François Maspero et Pierre Nora, trois amis avec lesquels il mène des projets éditoriaux. François Dosse vient aussi sur son enseignement à l’EHESS et son rôle au sein de l’école.
En conclusion, François Dosse livre un portrait complet de l’historien de l’Antiquité et de son engagement dans des causes variées, rappelant en conclusion l’épitaphe gravée sur sa tombe : « Pierre Vidal-Naquet, 1930-2006, historien dans la cité ».
Introduction, chapitre 1 et table des matières
Jennifer Ghislain pour les Clionautes