S’il est une expression galvaudée qui ressurgit trop souvent dès lors que l’on évoque la Shoah, c’est bien celle de devoir de mémoire. Rares sont les évocations, et l’année 2005 avec le 60e anniversaire de la libération des camps n’en a pas été avare, qui ne reprennent pas ces trois mots.
Devenue « formule », cette expression émaille les discours pour toutes les périodes de l’histoire et le débat de 2005 sur les lois mémorielles n’a rien arrangé. Mémoire de l’esclavage, mémoire des rapatriés ou mémoire des harkis, mémoires des colonisés, mémoire des génocides arméniens, ukrainiens, cambodgiens, rwandais enfin, rien n’échappe à cette fureur commémorative et mémorielle.
Cet ouvrage n’est pas, malgré les liens de son principal auteur avec son sujet, devoir de mémoire mais recueil de témoignages et c’est déjà beaucoup, c’est même mieux que cela. Obligation d’histoire plus que devoir de mémoire car c’est bien là l’enjeu.
Comment s’est mise en place la terrible machine administrative qui a rendu l’État français, au-delà du régime de Vichy, complice de la solution finale ? Et où s’arrête la complicité ? La récente condamnation pour complicité de la SNCF, coupable d’avoir acheminé les trains de déportés, à la suite de la plainte de la famille Lipietz, risque de relancer le débat, sans grand profit pour quiconque…
Un camp auxiliaire de la machine de mort
L’histoire du Camp de Pithiviers dans le Loiret est celle de cette rencontre entre l’antisémitisme d’État mis en œuvre par le gouvernement de Vichy le 4 octobre 1940 et la mécanique nazie de la solution finale. Le passage de l’une à l’autre trouve dans ces camps d’internement du Loiret sa plus tragique illustration.
En « internant sur décision préfectorale tout ressortissant étranger de race juive », l’État français s’intègre peu à peu dans la mécanique qui trouve en janvier 1942, lors de la conférence de Wannsee, son aboutissement programmé. L’assassinat massif des juifs d’Europe peut alors commencer.
En France comme ailleurs, le travail a été préparé par la mise en fiche ou en ghettos, par la stigmatisation qui rend les victimes plus dociles. Les premiers internés de Pithiviers se rendent à une convocation par un « billet vert » en juillet 1941. Regroupés dans des gymnases, ils seront ensuite acheminés vers leur camp d’internement, première étape vers cette route de cendres d’Auschwitz-Birkenau.
Les camps du Loiret ont également été les lieux de l’attente, celle de ces enfants raflés et séparés de leurs mères. Ces derniers étaient l’objet d’un sordide marchandage entre Pierre Laval souhaitant les envoyer en Allemagne et les nazis voulant au préalable réguler ces flux. Camp d’internement pour résistants communistes entre 1942 et 1944, le camp de Pithiviers a été vidé de ses derniers prisonniers en août au moment de la Libération de Paris.
Un enquête dans les mémoires
L’ouvrage se présente comme un véritable travail d’investigation sur 101 destinées individuelles parmi les 928 personnes juives déportées le 17 juillet 1942 par le convoi 6. L’auteur Monique Novodorsqui-Deniau, on pourrait même dire l’inventeur en référence aux découvertes archéologique a voulu par ces différents témoignages tracer un portrait de cette communauté juive installée dans la partie Nord de la France, souvent en région parisienne.
Venus de Pologne, parlant le Yiddish, ces juifs étaient venus dans les années trente chercher du travail en France, première étape pour certains, plus fortunés ou plus chanceux, vers les États-Unis. Mais la grande majorité d’entre eux, ouvriers et artisans, souvent qualifiés, sont restés en France, leur nouvelle patrie dont ils espéraient protection et reconnaissance.
Arrêtés lors des différentes périodes de la collaboration ces juifs polonais ou plus rarement roumains comme Joseph Simul Cical sont tous passés par ces camps du Loiret avant de partir ce 17 juillet 1942 pour leur dernier voyage. Sur les 928 déportés de ce convoi, seuls quatre vingts sont revenus. Dans ce convoi, il y avait aussi 24 jeunes de 12 à 17 ans. Un seul est revenu.
La France des années quarante
Il est particulièrement difficile et sans doute peu éclairant de chercher à résumer cette masse de 101 histoires et de destins individuels. Six personnes parmi elles ont pu revenir de ce voyage sans retour. Dans cette perspective il convient de s’interroger sur l’utilité de cet ouvrage dans l’enseignement de la shoah que ce soit au collège ou au lycée. Ces témoignages sont d’autant plus attachants qu’ils traduisent aussi les oublis de ceux qui les retransmettent. Souvent très jeunes au moment des faits, ce qui leur a parfois sauvé la vie, ils parviennent à retrouver des bribes de leur histoire et à redonner de la chair à leurs parents et amis disparus dans ce convoi… Mais c’est surtout leur vie d’avant guerre qui interpelle le lecteur et qui dessine un tableau de cette France des années trente qui s’enfonce dans la crise.
On y trouve aussi en filigrane, pendant les années noires, les petites lâchetés ordinaires de « bons français », et aussi le courage et la compassion de quelques autres. La cupidité de certains administrateurs provisoires de commerces « juifs » saisis, le zèle de quelques autres, organisant les rafles s’oppose à la résistance de quelques policiers et employés des services de recensement sabotant délibérément la machine de mort qui se mettait en place.
Ces témoignages sont une accumulation de petites histoires de gens ordinaires qui ont eu le tort, en raison de leur appartenance culturelle, de leur origine géographique, de croiser la grande histoire, celle des hommes d’État qui accolent parfois le mot de raison au terme précédent pour justifier leur folie. Dans une classe, en traitant la France de Vichy, la France pendant la seconde guerre mondiale, on pourra alors puiser dans ces destins brisés, l’humanité de ceux qui ne sont plus, et qui restent pourtant comme témoins de cette catastrophe, la shoah, la bien nommée.
Bruno Modica © Clionautes, le 21 juin 2006